mercredi 27 octobre 2010

Araucaria soutient très haut le film « Nostalgie de la lumière »

Agé de 69 ans, il signe aujourd'hui avec Nostalgie de la lumière un film totalement inattendu, qui contourne le genre pour mieux le mener vers des sommets de poésie. Ce film n'est pas seulement le chef-d'oeuvre de Guzman, il est un des plus beaux essais cinématographiques qu'on a vus depuis longtemps. Son canevas, complexe, est tissé avec la plus grande simplicité. Trois niveaux s'y enchevêtrent : des considérations sur la recherche astronomique, une archéologie des fondations indiennes et une mémoire de la dictature.
Un lieu rassemble ces trois couches sensibles : le désert d'Atacama. Cet endroit, réputé être le plus aride et le moins propice à la vie de notre planète, Nostalgie de la lumière le transforme en terreau incroyablement fertile. Parce qu'on y trouve à la fois le plus grand observatoire astronomique au monde, les vestiges remarquablement conservés des civilisations autochtones et les cadavres de déportés politiques assassinés durant la dictature dans les camps environnants, avant d'être disséminés dans les sables. Chacune de ces réalités induit un travail de prospection particulier. L'astronome scrute le ciel, l'archéologue fouille le sol, les femmes de disparus creusent, depuis vingt-huit ans, sans relâche, les entrailles de la terre.
Le génie du film, inspiré du génie du lieu, consiste à mettre ces recherches, comme les personnages qui les incarnent, en rapport. Gaspar l'astronome, Lautaro l'archéologue, les veuves Victoria et Violeta partagent la même obsession des origines, qui de l'Univers, qui de la civilisation, qui du mal et de la mort. Le regard dans les étoiles ou les mains dans le sable, ils connaissent la même incertitude, le même sentiment de relativité et de précarité, la même opiniâtreté à chercher la lumière dans cette nuit profonde qui environne l'humanité. Cela nous les rend, comme personnages, précieux et bouleversants.
Nostalgie de la lumière doit pourtant sa réussite à un travail formel qui engage davantage que ses personnages : une science insolite du montage, une magie de l'association entre les choses et les êtres, un art de mettre au jour des connexions insoupçonnées. Momies et télescopes, billes d'enfants et galaxies, azur et ténèbres, traces du passé et projections d'avenir, douleurs infinies et paix sidérale entrent ici dans la danse de l'esprit poétique qui les célèbre, quelque part entre 2001 Odyssée de l'espace, de Stanley Kubrick, et Le Songe de la lumière, de Victor Erice.
Le film révèle aussi les liens objectifs qui existent, à travers d'autres personnages, entre ces réalités disparates. C'est le cas de Luis, ancien prisonnier, qui doit d'avoir survécu à la passion de l'astronomie que lui ont inculquée les savants en prison. C'est aussi celui de Valentina, jeune astronome, qui puise dans l'observation du cycle de l'Univers une raison suffisante d'apprécier la vie, après que ses deux parents ont été assassinés, alors qu'elle n'était qu'une enfant. On tient ici, dans l'image tremblante de cette jeune orpheline qui pose avec son enfant, la beauté ultime du film : tirer, d'une terre ingrate et d'une histoire inhumaine, la force de chercher encore, donc d'espérer encore.
Il aura fallu à Patricio Guzman quarante ans de lutte pied à pied, de mémoire à vif et de souffrance intime, pour aboutir à cette oeuvre d'une sérénité cosmique, d'une lumineuse intelligence, d'une sensibilité à faire fendre les pierres. A un tel niveau, le film devient davantage qu'un film. Une folle accolade au genre humain, un chant stellaire pour les morts, une leçon de vie. Silence et respect.
Documentaire chilien de Patricio Guzman. (1 h 30.)
Jacques Mandelbaum