mardi 6 mai 2014

LE CHILI, UN FAUX PAYS RICHE

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PHOTO IVAN ALVARADO.
Il y a les villas miseria en Argentine, les favelas au Brésil. Au Chili, on les appelle les poblaciones callampas, ou « villages-champignons », en raison de leur capacité à proliférer dans les conditions les plus hostiles. Chaque pays a son appellation, mais les caractéristiques sont partout les mêmes : pauvreté et marginalité, et médiatisation uniquement quand survient quelque catastrophe naturelle ou autre désastre. 

Le violent séisme d’Iquique (8,2 sur l’échelle de Richter), dans le nord du Chili, au début du mois d’avril, a détruit ou endommagé près de 10 000 habitations, en majorité des logements sociaux vétustes ou des bidonvilles surgis de terre loin des quartiers touristiques et des priorités officielles. Moins de quinze jours plus tard, l’incendie de Valparaíso a englouti à son tour 3 000 logements et laissé 13 000 personnes sans abri, révélant au monde que le Chili avait une face sombre, miséreuse et affligeante, cachée dans les ravines entre les collines dominant le port chilien, à quelques pâtés de maisons des restaurants chics, de la fameuse maison de Pablo Neruda et, comble de l’ironie, du majestueux siège du Congrès chilien. 

C’est toujours le même refrain, celui entonné déjà au lendemain du tremblement de terre de 2010. Il parle de ce Chili à moitié fait, entre une sortie du sous-développement quasi accomplie telle que la chante l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et la cruelle réalité qu’on refuse de voir : des centaines de milliers de Chiliens vivant encore dans des conditions indignes, sans système d’évacuation des eaux usées, raccordés en « pirates » au réseau d’électricité, vivant au milieu de véritables dépotoirs, souffrant d’analphabétisme, de la délinquance croissante et de la conviction que les politiques sociales et les perspectives ne sont pas pour eux. « Les villes du Nord frappées par le séisme mettent à nu la pauvreté gigantesque qui règne dans ce Chili néolibéral gouverné par la Concertación [coalition de centre gauche au pouvoir de 1990 à 2010] puis par l’Alianza [de centre droit, dont émanait le prédécesseur de Michelle Bachelet, Sebastián Piñera]  », dénonce, d’une voix rageuse, le sociologue Rafael Gumucio Rivas.

Le pays le plus inégalitaire de l'OCDE

Selon les chiffres du Programme de développement des Nations unies (Pnud), l’extraordinaire recul de la pauvreté qu’avait enregistré le pays depuis la fin de la dictature [1973-1990] et jusqu’au milieu de l’ère de la Concertación a très sensiblement ralenti, pour finir même par s’inverser à la fin des années 2010. Les taux de pauvreté et d’indigence par régions ne sont guère flatteurs : seule la région d’Antofagasta, qui bénéficie du boom minier, et celles d’Aisén et de l’Antarctique chilien affichent un taux inférieur à 10%. 

Le Chili est désormais le pays de l’OCDE le plus inégalitaire en termes de revenus. Et des 34 pays de l’OCDE il se classe quatrième par la proportion de sa population pauvre. Les sondages révèlent aussi l’incompréhension entre le Chili visible et celui qui se cache de l’autre côté du miroir. Selon une enquête du Centre d’études publiques (CEP), la médiocrité de l’enseignement est citée comme la première cause de pauvreté par 52 % des Chiliens, mais juste avant “la paresse et le manque d’initiative » (47 %). 

Viennent ensuite les vices et l’alcoolisme pour 27 % des sondés, l’absence de perspectives pour 23 % et les mauvaises politiques économiques du gouvernement pour 11 % des personnes interrogées. Or il suffit de croiser certaines statistiques pour démonter ce lien supposé entre pauvreté et manque d’initiative individuelle. La grande enquête trimestrielle sur l’emploi de l’université du Chili conclut en effet que, dans ce pays pourtant proche du plein-emploi, le cinquième le plus pauvre de la population affiche un taux de chômage de 20 %, contre un taux moyen de 6,2 % : jamais le fossé n’a été aussi grand depuis 1980. 

Les catastrophes naturelles, plus rapides que l'Etat

« Beaucoup veulent travailler, mais ne peuvent pas ; ils cherchent, mais ils ne trouvent pas », constate Cristián del Campo, supérieur provincial des jésuites. « Autre grand paradoxe, beaucoup restent dans la pauvreté alors même qu’ils ont un emploi. Ce n’est pas seulement un problème d’accès à l’emploi, mais de qualité des postes proposés. » Le modèle chilien a connu son âge d’or de 1986 à 1997, le pays enregistrant alors une croissance annuelle moyenne de 7,6 %. Le PIB par habitant s’est envolé, passant de 2 100 dollars en 1990 à près de 19 000 dollars aujourd’hui, ce qui place le Chili aux portes du club des pays développés : il talonne le Portugal, qui, avec 23 000 dollars par habitant et par an, est le plus « pauvre » des riches. Les chiffres cadrent bien avec le message officiel. 

Reste que les failles sont bien là, à débusquer du côté de l’équité et des politiques institutionnelles. Le gouvernement de Michelle Bachelet dit être conscient que des réformes sont nécessaires afin de combattre les inégalités, criantes dès la naissance, et que le fossé scandaleux entre école publique et enseignement privé ne cesse de s’amplifier à mesure que grandissent les petits Chiliens. La coalition au pouvoir, la Nueva Mayoría, a dégagé trois axes : réforme fiscale, refonte du système scolaire et rédaction d’une nouvelle Constitution. 

Mais une fois encore les catastrophes naturelles sont allées plus vite que l’Etat. Nul ne sait ce qu’il est advenu du gamin de La Pincoya. Si l’on se fie aux statistiques, il est probable qu’il ait, quoi qu’il en dise, des caries, qu’il ait reçu un enseignement de mauvaise qualité et été exposé à toutes sortes de fléaux sociaux, que ses perspectives professionnelles soient plutôt bouchées et que, chaque fois qu’il postule à un emploi, il doive se mordre la langue pour ne pas révéler son quartier d’origine. Car le Chili qu’on lui a promis, il l’attend toujours. 

—Carlos Vergara