vendredi 8 juillet 2016

ANDRONICO LUKSIC, LE « LARGO WINCH » DE NEXANS

ANDRÓNICO LUKSIC
On prête tous les pouvoirs à cet oiseau-là, l'un des plus riches du pays. L'un des plus discutés, aussi. Insulté par un député, étrillé pour son rôle dans un scandale politique, voire dans les inondations qui ont dévasté Santiago au printemps, l'actionnaire du groupe français Nexans a fini par voler dans les plumes de ses détracteurs -  dans une vidéo postée fin avril sur YouTube .

Morceau choisi, au hasard : « Je ne sais pas qui peut n'en avoir rien à faire de se faire traiter de fils de p*. Dans mon cas, on m'insulte deux fois. Parce que j'ai deux mamans. Une qui est morte en 1959, quand j'avais quatre ans. Et une seconde qui m'a pris et qui a été ma maman depuis l'âge de sept ans. » Du pur Andronico Luksic, timide « ma non troppo ». C'est son fils qui l'a convaincu de se défendre. Malgré sa faconde de cow-boy, lui n'aime pas se dévoiler. D'ailleurs, lorsqu'on l'a rencontré en mai à Paris, en marge de l'assemblée générale des actionnaires de Nexans, le milliardaire au bouc poivre et sel n'en menait pas si large. « Je n'ai pas l'habitude de parler à la presse », avoue d'emblée un « don Andronico » quasi penaud. De fait, au-delà de l'Amérique latine, où « Les Guignols » locaux manipulent régulièrement sa marionnette, l'homme évolue dans un anonymat quasi complet.
« Tout ce que tu fais dans la journée, c'est pour Luksic »
Son histoire remplirait pourtant sans souci quelques colonnes. A soixante-deux ans, le patron du clan Luksic vit avec sa gouaille dans un monde à cheval entre « Largo Winch » et « Santa Barbara ». Sa vie ? Partagée entre un bureau à Santiago, des quartiers d'été aux Baléares, ses hôtels à Dubrovnik, le ranch en Patagonie, la maison­ dans la montagne, à côté des vignes. « Le raisin, c'est gratifiant. On voit la terre changer, les fruits pousser. Ce ne sont pas des lignes de chiffres, comme dans la finance », s'épanche l'ancien... banquier.

« En Europe, personne ne le connaît. Mais il est riche comme Bernard Arnault [le propriétaire des « Echos »] dans un pays sept fois plus petit que la France », lance l'un de ses collaborateurs. Le Chilien chapeaute un empire à 10 milliards de dollars. En vrac, il gère la plus grande mine de cuivre du pays (où camions et bulldozers sont conduits par des femmes, plus respectueuses des règles de sécurité), un opérateur télécoms, une chaîne télé, des usines de soda, de bière, d'eau gazeuse, de yaourt, des vignes, un chemin de fer, une banque. Au Chili, il y aurait même un dicton le concernant : « Tu prends ton petit déjeuner, c'est pour Luksic. Tu allumes la lumière, c'est pour Luksic. Tu prends ta douche, idem. Tout ce que tu fais dans la journée, pour Luksic. »

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Sur le Vieux Continent, la famille dispose de trois grands actifs. D'abord un archipel d'hôtels de luxe en Croatie. A l'origine, la famille vient de la spectaculaire île de Brac, au large de Split. « Quand la guerre a éclaté en Yougoslavie, le gouvernement croate a envoyé des émissaires auprès de la diaspora, raconte Andronico Luksic. Mon père, qui s'était blessé dans sa jeunesse d'un coup de feu, a refusé d'acheter des armes. Il a plutôt proposé d'acheter des hôtels décrépis, dans des endroits magnifiques. » En Europe, Quiñenco, le holding du clan, détient aussi une participation dans le transporteur allemand Hapag-Lloyd et le contrôle de Nexans, l'ancienne division câble d'Alcatel.

À la base, c'est son frère Guillermo, celui qui pilotait son propre avion, qui avait manoeuvré sur le dossier français. Au décès de celui-ci, en 2013, Andronico a repris le manche. Juste au moment où les Luksic entamaient leur montée au capital de l'ex-fleuron tricolore, crispant quelques esprits cocardiers. « Votre Etat était très attentif. Chez vous, on n'aime pas voir les entreprises partir à l'étranger », comprend Andronico Luksic, qui a fait le tour des autorités com­pétentes pour savoir s'il était le bienvenu - « Il y a tellement d'autres endroits et d'autres affaires dans le monde... » Visiblement, son circuit l'a convaincu. « On nous a bien reçus chez Fabius, qui a donné la légion d'honneur à titre posthume à mon frère, ou chez ­Montebourg. Ce dernier est un homme clair allant de l'avant. Et il parle espagnol, sourit le patriote économique, qui arbore un pin's du Chili sur le poitrail. Faire des affaires en France, ce n'est pas plus compliqué qu'ailleurs. C'est comme au Pérou ou en Bolivie, il faut juste se faire expliquer les règles. »

L'Atacama, le berceau de la dynastie

Montrer patte blanche ne l'a pas empêché d'opérer quelques changements chez Nexans. De dissocier le poste de directeur général et le poste de président du conseil (« c'est plus sain comme fonctionnement »). De nommer Arnaud Poupart-Lafarge aux commandes du groupe en pleine restructuration. Sa mission ? « Remuer la société, faire son boulot », lance-t-il devant l'intéressé. « Andronico est transparent dans ses attentes », répond quelques jours plus tard le dirigeant français. Quand le milliardaire atterrit quelque part, il demande toujours s'il y a un site Nexans dans les parages. Le Chilien en a vu une quinzaine. « À Lens, il a même trouvé une compatriote en stage. Il lui a fait la bise en partant !», raconte Arnaud Poupart-Lafarge, encore soufflé. «Une boîte, ce n'est pas une ligne d'Ebitda », martèle Andronico Luksic, qui dit convier une fois par an, chez lui, les syndicats de son groupe. « Plus une société est grande, plus on doit expliquer la stratégie», pense-t-il.

Cela ne veut pas dire que les choses ­doivent nécessairement être compliquées. « Notre père nous disait simplement qu'il fallait­ acheter à bon prix et revendre cher. » Le « padre »... Débarqué à Paris après la guerre pour faire ses études à la Sorbonne, Andronico­ Luksic (le premier) lâche rapidement les amphis pour jouer avec les devises. À l'époque, c'était Bretton Woods. « Mon père faisait du business entre le franc et la livre », avoue le fils. Un trafic qui lui permet de rentrer au pays, à Antofagasta, avec un pécule. Sur place, au beau milieu du désert de l'Atacama, « il n'y a pas grand-chose », dixit Patrick Noonan, le secrétaire général de Nexans. Si ce n'est des cailloux, du salpêtre et du cuivre.

Le paternel s'offre une mine, qu'il revend quelques années plus tard à un groupe japonais. Il avait topé pour 500.000 pesos, il en obtiendra un demi-million de dollars (dix fois plus). Erreur de traduction en sa faveur... « Aujourd'hui, ces Japonais sont nos associés. Alors on n'aime plus trop raconter cette histoire », rigole Andronico (le second). La suite s'apparente à une litanie d'investissements divers et variés. Dans les « sixties » et les « seventies », la famille se diversifie dans la pêche, l'alimentaire, les câbles, les concessions Ford, et traverse les frontières.

« Je ne sais pas si j'étais le pire ou le meilleur patron de banque de l'histoire du Chili, mais en tout cas j'étais le plus jeune »

Notre homme a d'ailleurs commencé sa carrière chez Ford, en Argentine, pour se payer un billet pour Lyon. « J'étudiais à Boston, et je suis tombé amoureux d'une Française, raconte le sexagénaire. Quand elle est rentrée chez elle, j'ai voulu la suivre. » À dix-huit ans, on demande un coup de pouce à son père. La réponse fuse : « Mon pire cauchemar, c'est d'avoir un fils paresseux. » Alors le fiston va vendre des voitures dans la pampa, à Salta. Mais, au fil des semaines, les réponses à ses lettres se font de plus en plus rares. Six mois plus tard, « l'amour, c'était fini », explique aujourd'hui Mister Luksic, en français. Il ne connaîtra pas Lyon, ne retournera pas à Boston, mais finira par prendre goût à la vente - et trouvera sur place sa première femme, la mère de ses cinq enfants.

Andronico Luksic se rangera des voitures, dirigera plusieurs sociétés de canettes (les Luksic sont de grands partenaires d'Heineken), puis deviendra responsable à vingt-sept ans seulement de la Banco de Chile, qu'il transformera en banque de détail. « Je ne sais pas si j'étais le pire ou le meilleur patron de banque de l'histoire du Chili, mais en tout cas j'étais le plus jeune », affirme le milliardaire. Longtemps avant sa mort, le fondateur de la dynastie avait transmis les rênes à sa progéniture, issue de deux mariages. À Guillermo l'industrie, à Andronico la finance et à Jean-Pierre les mines. « Nos sociétés sont cotées et chapeautées par des boards indépendants. Les règles boursières nous aident à rester dans les clous. Et puis, comme ça, on peut lever des fonds sur le marché pour les gros projets », détaille Andronico Luksic, l'aîné de la fratrie. « On discute entre frères, on se critique, mais, à la fin, les décisions sont du ressort de chacun », précise-t-il.

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L'Everest par amour

Ses frères n'ont donc pu l'empêcher de s'attaquer aux sept plus hauts sommets du Chili, et même à l'Everest, à cinquante ans révolus. « La version politiquement correcte, c'est que je suis tombé fou de la beauté de la nature », s'amuse l'alpiniste, avant de narrer la véritable histoire de sa soudaine passion pour les cimes enneigées. Une rencontre dans un dîner d'anniversaire avec une dame « très séduisante», qui faisait de la grimpe. « Je lui ai dit "moi aussi", et je l'ai invitée à faire une expédition dès le lendemain. » Il a juste eu le temps d'acheter le matériel pour tâcher d'impressionner celle qui deviendra, quelques pics plus tard, sa seconde femme.

En un demi-siècle, la famille a forcément traversé quelques périlleuses congères. Au début des années 1970, les Luksic s'entendent avec le gouvernement Allende pour éviter la nationalisation complète de leurs activités. En 1973, le coup d'État de Pinochet complique la donne. Le général fait payer au clan le deal avec les « marxistes », et les Luksic prennent le large. Le père s'exile à Londres, le fils se réfugie à Buenos Aires. À la fin de la dictature, la famille revient au pays et noue des relations avec les politiques de tout bord. « Ils opèrent dans des secteurs sensibles, notamment les mines. Les parlementaires et les élus locaux ont une grande influence sur la cohésion sociale dans ces zones », pointe Vicente Espinoza, un sociologue de l'université de Santiago.

Défendre le mythe familial

Parfois, cela leur joue des tours. En 2013, en pleine campagne présidentielle, ­Andronico Luksic rencontre plusieurs fois la belle-fille de Michelle Bachelet. Qui obtiendra peu après un prêt de 10 millions de dollars de la Banco de Chile pour financer Caval, son entreprise... « Une erreur. Aujourd'hui, je ne le referai pas », admet l'intéressé sur la Toile. «Jusqu'ici, il faisait plutôt profil bas. Cette année, tout a changé. Il cherche à se présenter comme quelqu'un de plus accessible », note Claudio Fuentes, un autre chercheur.

L'avènement d'une nouvelle génération Luksic l'a peut-être poussé à défendre bec et ongles le mythe familial. Deux oisillons font leurs classes en Croatie. Un autre à Madrid, chez Heineken. Au board de Quiñenco, le holding du clan, il y a déjà Andronico (le troisième) et son cousin. « La famille se forme aux États-Unis. Ils sont modernes, à jour sur le business », juge Patrick Noonan. En ce moment, Fernanda, la fille d'Andronico Luksic, finit ses études à New York, mais semble avoir hérité du tempérament de son père : le diplôme se fait attendre depuis quelques trimestres.

Julien Dupont-Calbo
Aude Villiers-Moriamé