mardi 27 septembre 2016

LES FARC SIGNENT UN ACCORD DE PAIX HISTORIQUE, LE CHEF DE LA GUÉRILLA DEMANDE PARDON

Ajouter une légende

Timochenko a demandé pardon pour la première fois aux  «victimes du conflit» qui déchire ce pays depuis plus d'un demi-siècle et fait des centaines de milliers de morts et disparus. 

SIÈGE DE L'UNIVERSITÉ DU CHILI À BEAUCHEF 850, SANTIAGO
Après avoir signé l'accord de paix historique avec le président Juan Manuel Santos, il a promis  «une nouvelle ère de réconciliation» au cours de son discours prononcé lors de la cérémonie solennelle à Carthagène des Indes (nord).

samedi 24 septembre 2016

CHILI: PINOCHET AVAIT PERSONNELLEMENT ORDONNÉ LA LIQUIDATION D'ORLANDO LETELIER



SALVADOR ALLENDE (À GAUCHE), LE PRÉSIDENT DU CHILI PARLE À ORLANDO LETELIER, 
AMBASSADEUR CHILIEN AUX ÉTATS-UNIS LORS D'UNE RÉUNION À QUITO EN 1971.
Mme Bachelet est elle-même une ancienne opposante qui fut torturée sous le régime de Pinochet. 

Les nouveaux fichiers comprennent un rapport de l'agence du renseignement américaine (CIA) datant de 1987, certifiant que Pinochet avait orchestré lui-même l'attentat dans les rues de Washington. 

"Nous voyons la preuve que le président Pinochet a personnellement ordonné à son chef du renseignement de mener à bien l'assassinat", soulignait alors la CIA dans un rapport, a souligné Peter Kornbluh, spécialiste aux Archives de la Sécurité nationale. 

Les dossiers remis vendredi à Mme Bachelet sont la "dernière partie des documents liés à l'assassinat" d'Orlando Letelier, selon le département d'État. En octobre de l'an dernier, le chef de la diplomatie américaine John Kerry avait déjà donné à Michelle Bachelet à Santiago un millier de documents déclassifiés relatifs à cette affaire. 

Orlando Letelier était un ancien ministre des Affaires étrangères du président socialiste évincé Salvador Allende et l'un des plus farouches opposants de Pinochet. Il a été tué avec la femme d'un de ses collaborateurs américains, Ronni Moffitt, dans l'explosion de sa voiture, piégée par la police politique redoutée de Pinochet (la Dina). 

L'explosion s'est produite le 21 septembre 1976 en plein coeur de Washington, dans le quartier des ambassades. Michael Moffitt, le collaborateur de M. Letelier et mari de Ronni Moffitt, également présent dans la voiture, a été grièvement blessé mais a survécu. 

Cet attentat à la voiture piégée, la seule action terroriste téléguidée par un  État étranger à jamais s'être produite à Washington, avait déclenché un tollé dans la capitale américaine. 
Il était acquis depuis plusieurs années que la police secrète de Pinochet était derrière l'assassinat d'Orlando Letelier, mais ces nouveaux documents pointent la responsabilité personnelle de l'ancien président chilien, au pouvoir de 1974 à 1990. 

L'ancien dictateur, décédé en 2006, n'a jamais été inquiété pour cet assassinat mais la Cour suprême du Chili avait condamné à 6 et 7 ans de prison en 1995 deux généraux impliqués dans cette affaire. 

CHILI : LA PAUVRETÉ A DIMINUÉ ENTRE 2013 ET 2015, PASSANT DE 14,4 % À 11,7 %

« Il est très important que nous ayons pu dans un contexte international complexe, avec des prix du cuivre bas, diminuer de 2013 à 2015 la pauvreté au Chili de 14,4 % à 11,7 % ».

La chef de l’État a ajouté « Ce qui est important, c’est que nous parlons d’environ 400 000 personnes qui ont échappé à la pauvreté. Cela signifie que nous allons dans la bonne direction de sorte qu’il s’agit de très bonnes nouvelles ».

« Je pense que cela à voir avec les politiques sociales sur lesquelles nous nous sommes concentrées, concernant les plus vulnérables et aussi la classe moyenne », a souligné Michelle Bachelet.

Au cours des dernières années, le Chili a mis au point des plans pour le développement social afin d’éradiquer la pauvreté, malgré l’effondrement des revenus de cuivre, dont le pays est le plus grand producteur mondial. La « pauvreté multidimensionnelle » qui inclut la qualité de vie des personnes, l’environnement a chuté à 19,1 pour cent (environ 20,4 pour cent), tandis que l’extrême pauvreté est tombée 8,1 pour cent (9,9 % en 2015).

Il est à noter que cinq dimensions sont prises en compte pour évaluer la pauvreté multidimensionnelle : l’éducation, la santé, le travail et la sécurité sociale, le logement et l’environnement, la mise en réseau et la cohésion sociale. 83 887 foyers sont concernés dans le pays.

Sur cette situation, la présidente exécutive d’Amérique Solidaria, Benito Baranda, a expliqué que « le coup le plus dur qui n’a pas été en mesure d’être inversé au Chili concerne l’enfance et la jeunesse », 18 pour cent d’entre eux confrontés par la pauvreté, et chez les enfants et les jeunes qui sont en dehors du système éducatif, ce taux grimpe encore.

« On estime qu’il y a 600 000 personnes qui sont hors des systèmes éducatifs et des systèmes d’emploi entre 14 ans et 24, et ces gens ne fournissent pas un revenu pour leurs familles, ils n’améliorent pas leur scolarité, par conséquent, ils sont confrontés à un avenir difficile », a-t-elle ajouté.

En ce qui concerne la situation entre les différentes régions, le ministre Barraza a précisé qu’« il y a sept régions ou statistiquement la pauvreté a diminué significativement, y compris La Araucania, l’une des régions présentant les niveaux les plus élevés la pauvreté ».

« La pauvreté a diminué de manière significative dans l’Araucanie, dans la région du Biobio, également dans la région de Los Rios, qui sont des zones où la population indigène est importante ».

Le Ministre du Développement social, Marcos Barraza, a souligné que l’inégalité a enregistré une diminution modérée passant à 0,495 en 2015 (0,504 en 2014). Selon la Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), la pauvreté dans la région a augmenté de 29,2 pour cent en 2015, légèrement au-dessus du niveau de l’année précédente au milieu d’un scénario de croissance économique dans la région.

Le gouvernement de Bachelet, qui a pris ses fonctions en mars 2014, deux années marquées par une croissance du PIB d’environ 2 %, dans un contexte marqué par la baisse du prix international du cuivre, le principal produit d’exportation du pays.
Bachelet a lancé une réforme fiscale et a établi la gratuité de l’enseignement universitaire à quelque 200 000 étudiants, dans le cadre de la poursuite des réformes menées,  des mesures jugées insuffisantes par les principaux intéressés qui sont descendus manifester leur mécontentement dans les rues.

EVO MORALES SONNE LA CHARGE CONTRE LE CHILI

Attachement à la «Terre-Mère»

À la tribune du Conseil des droits de l’homme, Evo Morales rappelait lui-même ses premiers pas à l’ONU, en tant que défenseur des petits cultivateurs de coca, mais aussi son attachement aux droits de la «Terre-Mère», déjà reconnus par une loi en Bolivie, et dont le président bolivien rêve qu’elle pourrait guider la conduite de la communauté internationale tout entière. «L’être humain ne peut pas exister sans la Terre-Mère, résume-t-il. Mais l’inverse n’est pas vrai.»

C’est pourtant exclusivement un assaut implacable que le leader andin est venu lancer à Genève contre son voisin chilien. La Bolivie n’a aucun accès à la mer depuis la guerre dite du Pacifique, en 1879, a rappelé le président. Or, actuellement, 80% de ses exportations et la moitié de ses importations transitent par les ports chiliens. Un trajet de 190 kilomètres qui, dans la bouche du président, se transforme en un calvaire et une humiliation quotidienne pour des milliers de Boliviens.

Traité datant de 1904

Un traité conclu en 1904 entre les deux pays oblige théoriquement le Chili à accorder à la Bolivie un accès commercial «perpétuel» aux ports situés sur le Pacifique. Or non seulement, selon le Bolivien, cet accord «imposé» à l’époque par la puissance britannique est «injuste». Il est aussi violé quotidiennement.

Sans négliger aucun détail, Evo Morales a décrit les nuits glaciales passées dans les véhicules devant les douanes chiliennes fermées. L’interdiction pour les commerçants et les familles boliviennes d’amener le moindre aliment avec eux, sous prétexte de mesures d’hygiène. La totale absence d’eau potable et de toilettes le long de la route, et les amendes infligées à ceux qui sont forcés de se soulager dans les fourrés. Les marchandises déchargées par les Chiliens, les camions fouillés, les containers vidés…

La Terre-Mère a acquis ses droits en Bolivie. Mais les Boliviens, entre la frontière et les ports d’Arica ou d’Antofagasta, n’en ont aucun, à en croire leur président.

lundi 19 septembre 2016

HAÏTI - SÉCURITÉ : LE CHILI ANNONCE LE RETRAIT DÉFINITIF DE SES TROUPES D'HAÏTI


« Cette décision a été communiquée officiellement à l'Organisation des Nations Unies, par conséquent, nous avons donné l'ordre de retrait, » a expliqué Gomez « L'Organisation des Nations Unies espère qu'après les élections législatives et présidentielles, Haïti se stabilisera ».

Rappelons que la première présence de militaires chilien en Haïti, date de 2004, après la chute de l’ex Président Jean-Bertrand Aristide. Le Chili avait envoyé à l’époque un contingent d'environ 500 hommes dans le cadre de Minustah. 

À l'heure actuelle, les forces armées chiliennes sont d’environ 340 soldats sur le terrain, plus 47 affectés à la gestion des hélicoptères, 11 policiers (UNPol) et 5 officiers au Quartier Général de la Minustah, effectifs qui seront transférés dans d'autres Mission de Paix dans le monde.

SL/ HaïtiLibre 

dimanche 11 septembre 2016

L’AUTRE 11 SEPTEMBRE





LES MINISTRES CHILIENS DE L'INTÉRIEUR, MARIO FERNÁNDEZ, ET DU TRAVAIL, XIMENA RINCÓN, VISITENT LE STADE NATIONAL. ILS L'ONT PARCOURU POUR ENCOURAGER LES CITOYENS À VISITER LES «LIEUX DE MÉMOIRE» LORS DE LA COMMÉMORATION DU 11 SEPTEMBRE 1973. PHOTOS AGENCE ATON


On ne peut ignorer le rôle et la responsabilité directe des États-Unis, particulièrement de la CIA et des multinationales américaines comme l’ITT, dans le coup militaire sanglant.

Profonde gratitude

Des milliers de Québécois d’origine chilienne sont arrivés ici, dont moi-même et ma famille, pour fuir les atrocités commises par le régime militaire, condamné chaque année par l’ONU et par d’autres organismes internationaux. Je tiens à exprimer, une fois de plus, ma profonde gratitude à tous les Québécois de naissance pour leur accueil généreux, chaleureux et fraternel dans ces moments très difficiles de nos vies. ______________________




Souvenons-nous du cas de Carmen Quintana, cette jeune fille brûlée atrocement par les militaires en 1986 et qui fut soignée ici par des gens pleins de compassion et de compétence. Cela constitue un exemple vivant de l’énorme solidarité du peuple québécois envers les réfugiés chiliens.

Après plusieurs années de pressions exercées par la communauté chilienne de Montréal — et avec notre appui financier —, la Ville de Montréal a érigé une oeuvre d’art à la mémoire d’Allende au parc Jean-Drapeau. Ainsi, notre rêve s’est finalement concrétisé en 2009. L’auteur de cette oeuvre est le réputé sculpteur québécois Michel de Broin. Pour une plus grande visibilité, cette sculpture devrait être transférée au centre de Montréal.

De nombreuses activités se dérouleront au Chili et dans les grandes villes où habitent des Chiliens pour rendre hommage à l’une des personnalités les plus remarquables du XXe siècle. Parmi d’autres manifestations à Montréal, ce 11 septembre, à midi, nous nous rencontrerons au parc Jean-Drapeau, au pied de l’arbre de la mémoire, pour rendre hommage à ce grand chef d’État démocrate et socialiste que fut Salvador Allende.

jeudi 8 septembre 2016

CHILI : 30ÈME ANNIVERSAIRE DE L'ASSASSINAT DE JOSÉ CARRASCO


[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

 FUNÉRAILLES DE JOSÉ CARRASCO 
PHOTO INÉS PAULINO 
Cette région du monde s’étant démocratisée au fil des ans, des journalistes toujours plus nombreux choisirent d'enquêter au lieu de simplement reproduire les communiqués de presse du gouvernement.

En ciblant notamment la corruption gouvernementale, les courageux journalistes firent de l’information du public une roulette russe plus qu’un droit – et mirent en colère nombre de corrompus. Aujourd'hui, bien trop de gouvernements latins, qui craignent l’exposition médiatique de leurs méfaits, ont changé de tactique mais sont toujours déterminés à limiter la liberté de la presse. 

Les journalistes d'Amérique latine sont peut-être moins souvent menacés de mort ces jours-ci, pourtant, ils sont toujours confrontés pour la plupart à des obstacles visant à les contrôler. Derrière les portes closes, les gouvernements exercent des mesures d'incitation financière et de surveillance pour réduire les médias au silence et retourner les contenus éditoriaux en leur faveur.

mercredi 7 septembre 2016

CHILI: UN FRANÇAIS DE 20 ANS MEURT DANS L'ASCENSION D'UN VOLCAN


Pierre Colonge et son frère Julien étaient arrivés à Santiago, au Chili, le 22 août dernier. Leur projet « Le Monde à Ski », qui devait s’étaler de septembre 2016 à août 2017, constituait pour eux une série de défis/voyages à ski à travers le monde. Le premier chapitre dans le ciel chilien devait les conduire en Patagonie pour 5 semaines de ski de randonnée. 

Après avoir déjà gravi les volcans Lonquimay, Tolhuaca, Nuevo, Viejo, Llaima et Antuco au Chili, les frères Colonge s’attaquaient ce lundi au volcan Villarrica. Selon le site Skipass, Pierre Colonge aurait dévissé sur de la glace avant de chuter mortellement. Leur père, qui les avait rejoints pour l’ascension, est également grièvement blessé. Pierre Colonge avait 20 ans.

mardi 6 septembre 2016

LE JOURNALISTE JOSÉ MALDAVSKY EST MORT

Après le lycée et son bac en poche,  José  s'inscrit à l’école d’architecture à Valparaíso, où il suit trois semestres à la Fac ; puis en 1966 il décide de partir en Europe. Il arrive en Italie, après un mois de navigation; il débarque à Naples, puis Rome et Madrid. Il rentre au Chili suite au décès de son père. Il retourne à Paris en 1967 pour reprendre des études.

José Maldavsky avait 22 ans en mai 68. Etudiant à l'Ecole Supérieure de Journalisme de Paris (ESJ Paris), il participe de près aux événements.

En 1970, une fois les études de journalisme terminées, les Maldavsky - Díaz rentrent au pays, José a été embauché par le journal du Parti communiste chilien, (PCCh) « El Siglo », sans militer au parti.  « En 1971-1972 j’ai décidé de militer dans le Parti communiste, c’est l’époque qui m’a poussé à le faire. Au journal, les réunions de cellule étaient les réunions de rédaction, et ça n’avait rien à voir avec une cellule classique. Au fond, ma manière de militer c’était être journaliste plus qu’autre chose.»

En septembre 1973, le journal « El Siglo »  l’avait envoyé à Paris comme représentant à la Fête de l’humanité. C’est là que j’ai appris que le « golpe » (Coup d'État) avait eu lieu. Il entre dans la résistance, retourne rapidement au Chili via Buenos Aires mais il est bloqué en Argentine, la frontière ayant été fermée. Au Chili il était devenu une personne recherchée comme tous ses anciens collègues du journal,  sa maison avait été perquisitionnée par la police politique de Pinochet. 

Pour ne pas rester sans rien faire il commence à travailler dans « la logistique » en aidant les gens à quitter le Chili. Puis courant 1975 il s'installe clandestinement à Santiago, ou il reprend les activités militantes, reconstruisant notamment les réseaux de la presse clandestine. 

Au cours des années 1980 il mena la vie d'un résistant dans la clandestinité, jusqu’à l’erreur à ne pas commettre. Il se fait arrêter une première fois pour avoir participé à une manifestation de rue pour la Journée internationale des droits des femmes.  

L'arrestation l'a mis dans le viseur de la police politique chilienne de la dictature militaire d'Augusto Pinochet. Le PPCCh le pousse à quitter le pays et à s’exiler.  José refuse d’abandonner son pays, il se trouve un boulot, puis il essaie de faire profil bas : ce fut inutile, s’ensuivit la surveillance, les filatures puis l’arrestation et la disparition dans une prison secrète.
  
Sa femme Maria de la Luz a le reflexe acquis de toutes les femmes militantes de l'époque, elle fait rapidement appel au département d'aide juridique pour les « disparus » et autres victimes de torture. Elle avertit l’Agence France Presse de l’arrestation et disparition de son mari : la nouvelle fait le tour du monde. 

Le cardinal chilien Raúl Silva Henríquez prend les choses en main et informe le grand rabbin de France par téléphone. La chaîne de solidarité se mit en marche: Paris, New York, Washington jusqu’à l’ambassadeur nord-américain à Santiago qui intervient en sa faveur et lui sauve la vie.  


lundi 5 septembre 2016

UN 11 SEPTEMBRE ENTRE DEUX FÊTES


[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

VIGNETTE DE LA
FÊTE DE L'HUMANITÉ 1973

Le jour de l'élection de Salvador Allende et le jour de sa mort, j'étais à Paris. En 1970, je venais de finir mes études de journalisme dans une école attachée à la Sorbonne. En 1973, envoyé spécial du journal El Siglo, organe officiel du Parti communiste chilien, à la Fête de l'Humanité, je partageais, ému, la solidarité grandissante, mais aussi l'inquiétude du monde entier pour le devenir du gouvernement de l'Unité populaire au Chili. Et c'est à la Fête que j'appris qu'un coup d'État venait de le renverser.
À deux reprises, j'ai pris l'avion à la hâte pour rentrer chez moi. La première fois, en 1970, j'ai mis dix-huit heures pour traverser l'Atlantique ; la seconde, en 1973, bien plus de temps encore pour atteindre Santiago clandestinement.

L'aéroport était entouré de soldats armés jusqu'aux dents, les passagers fouillés de la tête aux pieds. Un énorme cahier permettait au policier de la douane de vérifier si le visage qui lui faisait face était interdit de séjour. J'étais sur la liste.

Un faux passeport, un peu de sang-froid et la peur, surtout : c'est ce qu'il fallait pour vivre presque huit ans de clandestinité au pays de Pinochet, dans lequel j'étais rentré définitivement en 1975, après un dernier aller-retour.

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

VIGNETTE DE LA
FÊTE DE L'HUMANITÉ 2004
Mais Santiago n'était plus la ville que j'avais quittée quelque temps auparavant. Le chauffeur du taxi qui me mena au centre-ville n'était pas très bavard. Les kiosques à journaux affichaient seulement des titres rendant hommage au régime militaire. Les gens parlaient de tout et de rien, sauf de politique, véritable sport pratiqué auparavant par les Chiliens de tous bords. Les habitants de la première des innombrables maisons qui m'ont accueilli pendant toutes ces années ne disaient que du bien de Pinochet avec un geste de mépris, mais ils pâlissaient à la simple évocation du nom d'Allende.

Or, il ne faudrait pas se méprendre. Une majorité silencieuse de la population ignorait, ou faisait mine d'ignorer, ce qui se passait dans le pays et, en réalité, ne regrettait pas la chute d'Allende. Les files d'attente provoquées par le blocus économique contre le gouvernement de l'Unité populaire, et associé dans les esprits à un phénomène typique des pays de l'Est, avaient disparu. Les marchandises abondaient de nouveau dans les magasins. La répression était ciblée, et le Chili, en apparence, redevenait normal.

Apprendre à vivre en dictature : regarder à droite et à gauche cent fois par jour, changer d'adresse aussi souvent que possible. Se méfier de tous, même des anciens amis. Ne jamais se laisser prendre en photo. Éviter le couvre-feu, se coucher tôt. Apprendre par les journaux et par la télévision la mort de centaines de proches devenus des « terroristes ».

En fait, j'avais laissé trois enfants dans les bras de ma femme et j'étais parti pendant sept ans dans le labyrinthe de la clandestinité, côtoyant souvent mon chez-moi sans assumer entièrement mes responsabilités de père de famille, sûr et certain d'être dans mon bon droit : résister à la dictature et l'attaquer par les mots et par l'image.

Le régime militaire ne se rendait pas compte qu'une partie de son histoire s'écrivait dans nos petits écrans, malgré lui. Ironie du libéralisme économique de la dictature : caméras vidéo, magnétoscopes et cassettes circulaient librement au Chili, véhiculant, à l'insu de la répression, les témoignages d'un combat mené par des femmes et des hommes recherchés.

L'autre partie de l'histoire se faisait à petits pas et s'écrivait dans l'ombre, face à l'histoire officielle. Les caméras cachées étaient les outils d'un film tourné malgré tout. Les vidéos clandestines, véritables contre-actualités, se faufilaient dans les villes et les bidonvilles où les magnétoscopes occupaient une place privilégiée.

LE LINGE SALE DE LA DICTATURE CHILIENNE


[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

« ASSEZ DE DICTATURE ! »

On connaissait la responsabilité du général Augusto Pinochet dans les ordres donnés pour arrêter, détenir et exécuter ses opposants. Le 28 novembre 2004, le gouvernement chilien a ajouté à l’horreur en rendant public un document accablant révélant l’ampleur de l’utilisation de la torture - 35 000 cas - pendant la dictature. En revanche, ce qu’on a longtemps ignoré, c’est que, pendant vingt-cinq ans, le « probe » dictateur a tissé un réseau financier complexe qui lui a permis de mettre à l’abri au moins 13 millions de dollars sur des comptes secrets.
« Chacun lutte férocement pour sa vie, sa pauvre vie désespérée et animale, cette dernière mérite à ses yeux qu’on doive lui sacrifier la vie de tous les autres. Cette mort morale, cette dérision de tout sens de la solidarité, cet oubli de la dignité humaine, sont beaucoup plus tristes que la mort physique.» Luciana Nissim Momigliano
par José Maldavsky
GRAFFITI « VOLEUR »
Nous. La voix de nos tortionnaires, dans les 
locaux de la police secrète du général Pinochet. Leur ton péremptoire et grossier. La peur. La honte d’avoir à enlever ses vêtements et de rester nus pendant plusieurs heures par jour, les yeux bandés, devant un groupe d’inconnus s’acharnant, insultant, rouant de coups, martyrisant nos testicules avec force décharges électriques.

Et moi... Que me reprochaient ces inconnus ? D’avoir écrit que la répression ciblait les journalistes, les juristes, les hommes politiques, les étudiants, les enfants de la rue et les paysans. Que le caractère systématique des violations des droits humains empêchait le développement de toute vie communautaire ou coopérative dans les villes et les campagnes. Que les personnes arrêtées, aux mains de soldats sans formation et incapables de mener une enquête, subissaient souvent la torture. Que se banalisaient le recours aux gifles violentes sur les oreilles pouvant provoquer la perforation des tympans, les bastonnades, la ligature des chevilles autour d’un bâton, d’autres horreurs. Et surtout d’avoir révélé « un charnier où des cadavres de personnes tuées par balles avaient les mains liées derrière le dos ».

Avoir la chance de survivre. Respirer l’odeur nauséabonde d’une prison, après avoir subi tant de violence, peut apparaître comme un cadeau. Plus tard, être resté en vie semblera aberrant, et surtout injuste pour tous les camarades morts dans la résistance...

Pendant très longtemps, les chefs de l’armée ont soutenu que les tortures, disparitions et assassinats commis sous la dictature s’expliquaient par des «excès » relevant de «  responsabilités individuelles ». Le général Ricardo Izurieta, qui prit la tête des forces armées après le général Augusto Pinochet, estimait ainsi, en 1999 : « Ce serait une erreur de dire que, durant le régime militaire, personne n’a commis d’erreurs, mais de là à penser qu’il y a eu une politique institutionnalisée de violations des droits humains, c’est modifier les faits. »

Il a fallu attendre le 5 novembre 2004, plus de trente et un ans après le coup d’Etat qui a renversé Salvador Allende, pour que soit pris un tournant spectaculaire [1]. Dans un document officiel, intitulé « Armée chilienne : la fin d’une vision », le commandant en chef de l’armée, le général Juan Emilio Cheyre, a annoncé : « L’armée chilienne a pris la dure mais irréversible décision d’assumer les responsabilités qui lui reviennent comme institution dans les faits punissables et moralement inacceptables du passé. »

Le 28 novembre, le gouvernement du président socialiste Ricardo Lagos rendait public à son tour le rapport de la « Commission prison politique et torture », mise en place à sa demande. Le document accablant sur les arrestations illégales et les tortures sauvages pratiquées par les agents du régime militaire pendant les dix-sept années de dictature (1973-1990) confirme la responsabilité du général Pinochet dans 3 000 assassinats et disparitions, ainsi que dans 35 000 cas de torture - les noms de 28 000 victimes, authentifiées, ont été publiés dans tous les journaux du Chili. Plus de 800 centres de détention et de torture et plus de 3 600 tortionnaires ont été répertoriés.

Retrouver son nom inscrit noir sur blanc dans cette longue liste de personnes torturées donne la chair de poule. Car, sans reconnaissance, point de réparation. Et sans réparation, impossible de vivre en paix : certains survivants du génocide nazi, comme Primo Levi, faute d’avoir surmonté leur traumatisme, n’ont-ils pas fini par se suicider ? En reconnaissant enfin ses crimes, l’« ennemi » d’hier permet à ses anciennes victimes de commencer à apaiser leur douleur, voire leur humiliation.

Le général Cheyre affirme que les crimes de la dictature ne peuvent se justifier, malgré le contexte de confrontation politique que vivait le Chili à l’époque. Selon lui, l’armée chilienne n’a pas pu échapper au « tourbillon sans appel » de la guerre froide. « Ce scénario de conflit mondial excuse-t-il les atteintes aux droits humains qui ont eu lieu au Chili ?, interroge le militaire. Ma réponse est sans ambiguïté : “non”. Les violations des droits humains ne peuvent jamais et pour personne avoir de justification. »

Cette prise de position intervient alors que les tribunaux chiliens poursuivent 161 militaires, accusés de violations des droits de la personne. L’ancien dictateur Augusto Pinochet lui-même est mis en cause. Le juge Juan Guzmán Tapia a décidé de le poursuivre, en se fondant sur l’expertise médicale et psychologique ordonnée pour déterminer si le vieux général, qui a fêté ses 89 ans le 25 novembre dernier, pouvait être jugé. En 2002, une « démence subcorticale légère » causée par des micro-hémorragies lui avait permis d’échapper à un premier procès pour des disparitions et assassinats d’opposants politiques. Cette fois, la plus haute juridiction chilienne - la Cour suprême de justice - a validé les décisions du juge Guzmán : l’inculpation de M. Pinochet pour un homicide et neuf enlèvements perpétrés dans le cadre de l’opération « Condor » [2], un programme conjoint des dictatures militaires sud-américaines, dans les années 1970 et 1980, pour éliminer leurs opposants.

Augusto Pinochet, putschiste... et voleur

Pour la première fois, d’anciens collaborateurs civils et militaires du général prennent leur distance vis-à-vis de celui qui fut leur chef. Beaucoup plus que la mise au jour des violations des droits humains, celle, en juillet 2004, de l’existence de fonds secrets de l’ex-dictateur déposés à la banque Riggs de Washington a provoqué une débandade dans leurs rangs. Clin d’œil ou effet boomerang de l’histoire, c’est de l’ancien allié qu’est venu le coup de grâce quand, aux Etats-Unis, une commission du Sénat a rendu publique une inspection du Bureau du contrôleur de la monnaie. Dans le cadre du Patriot Act, de la lutte contre le terrorisme (pas d’Etat, celui-là !) et du durcissement de la législation sur le blanchiment de l’argent douteux, cette institution s’est intéressée à la banque Riggs, a constaté l’absence de pièces justifiant les sommes déposées par le général Pinochet ainsi que les transferts opérés pour son compte entre les Etats-Unis, l’Espagne, le Royaume-Uni et le Chili, avec l’aide de deux sociétés écrans installées aux Bahamas [3].

Les sommes en possession de l’ex-dictateur - elles pourraient atteindre plus de 13 millions de dollars déposés sur 125 comptes et placements financiers (28 auprès de la banque Riggs et 97 dans d’autres établissements bancaires américains) - ont déclenché une autre enquête judiciaire au Chili. Et ces nouvelles charges ont détruit l’image de probité dont bénéficiait le régime militaire auprès de ses partisans, notamment au sein de l’armée de terre.

M. Ricardo Lagos a qualifié le document du général Cheyre d’« avancée historique » et expliqué que cette claire condamnation par l’armée des violations des droits humains le remplissait « d’orgueil et de satisfaction en tant que président du Chili ».

Toutefois, la nouvelle orientation du général Cheyre ne fait pas l’unanimité au sein des forces armées. Ainsi le commandant en chef de la marine, l’amiral Miguel Angel Vergara, celui des forces aériennes, le général Osvaldo Saravia, et celui des carabiniers, le général Alberto Cienfuegos Becerra, refusent de reconnaître la responsabilité collective de leurs institutions dans les crimes perpétrés pendant la dictature. L’ancien chef de la direction du renseignement national (DINA, police secrète de M. Pinochet), le général Manuel Contreras, a même accusé le général Cheyre de « trahison » - il est vrai que M. Contreras vient d’être condamné, avec ses collaborateurs les plus proches, à de lourdes peines de prison pour l’assassinat d’opposants politiques.

À l’inverse, l’association des ex-prisonniers politiques a dénoncé le caractère « incomplet et insuffisant » du rapport du gouvernement sur les droits humains en déclarant que celui-ci « ne satisfaisait pas ses attentes de vérité, de justice et de réparation intégrale ». Selon elle, les 35 000 personnes nommées dans le dossier « ne représenteraient que 10 % des victimes d’exactions » : elle annonce « la publication des noms de tortionnaires contre lesquels une série de plaintes devrait être déposée bientôt devant les tribunaux ». L’association regrette également « la confidentialité garantie par la loi pour une durée de cinquante ans, ne contribue pas à l’établissement total de la vérité et consacre l’existence de l’impunité ». Sans compter les indemnités, qu’elle qualifie de « dérisoires », accordées aux victimes (112 euros par mois). « Il est honteux, poursuit la déclaration, que l’Etat octroie une indemnité “antistress” aux militaires tortionnaires » et qu’il accorde 10 % des revenus provenant des ventes du cuivre aux forces armées [4], « malgré la connaissance de la situation des victimes et des ravages socio-économiques que le modèle néolibéral provoque dans les secteurs les plus démunis de la population chilienne ».

Les dictatures se nourrissent de la peur qu’elles sèment. Celle du général Pinochet hante encore, malgré tout, les Chiliens, et il convient de rester vigilant. « Les pinochétistes - affirme Volodia Teitelboim - ambitionnent toujours de reconquérir le pouvoir. » Ecrivain et dirigeant communiste, il fait allusion à M. Joaquín Lavín, ancien haut fonctionnaire du gouvernement Pinochet, qui a obtenu près de 49 % des votes lors de la dernière présidentielle en l’an 2000 et qui vient de se porter candidat pour l’élection de 2006. Toutefois, en dévoilant le rapport explosif de la « Commission prison politique et torture », en permettant au Chili d’affronter son passé, le président Lagos a fait preuve d’un courage politique qui pourrait changer la donne dans la perspective de ce prochain scrutin.

Sans doute est-il trop tôt pour affirmer que la réconciliation entre Chiliens a vraiment commencé [5]. Mais le signe le plus évocateur du nouveau « climat », ce sont les remords exemplaires de la journaliste chilienne Maria Angelica de Luigi, une des plumes les plus renommées du grand quotidien El Mercurio, l’adversaire le plus farouche du régime de Salvador Allende. Elle vient de publier un impressionnant mea culpa : « Je rêvais de choses simples : de la tendresse, un peu d’érotisme, une maisonnette, d’un bon collège pour mon fils... Mes plaisirs : écrire bien, poser des questions intelligentes, mettre dans l’embarras mes interlocuteurs... Quelqu’un a-t-il eu l’idée de faire, dans El Mercurio, un reportage dans les centres de torture de la DINA ? Personne, pas même moi. Je ne peux mettre personne en cause. Je n’ai jamais été censurée. J’étais une chienne. Et pendant ce temps, il y avait des Chiliennes à qui ils défonçaient le vagin avec des animaux, des bouteilles, de l’électricité, avec des coups de poing ; et ils tuaient leurs enfants et leurs parents. Au même moment, moi, je lisais des contes à mon fils, j’avais un petit copain, j’allais à la plage avec mes amis journalistes. Demander pardon à tous, à personne ? Je préfère personnifier : je te demande pardon à toi, journaliste, Olivia Mora, qui portait le drapeau d’Allende, toi la gauchiste, qui a joué sa vie pour sa cause sans tomber dans les sectarismes. Tu n’as jamais voulu tuer personne, mais réaliser la justice sociale... Olivia, pardonne-moi, car je n’ai rien fait pour casser la chaîne d’horreur qui a emporté l’un de tes enfants. »

COUP D'ETAT, VERSION RAYMOND ARON

RAYMOND ARON
« La vie et la mort du président Allende forcent également le respect . Jusqu'au bout fidèle à son serment constitutionnel, il n'a ni renoncé à son projet socialiste ni supprimé les libertés publiques. C'est l'armée finalement, et non la coalition de gauche, qui a proclamé l'état de siège et suspendu le fonctionnement d'une démocratie longtemps donnée en exemple aux pays d'Amérique latine. Si la qualité des âmes pouvait suppléer à la qualité des idées, si un chef d'Etat n'était comptable que de ses intentions, l'histoire du Chili s'écrirait en noir et blanc : les démons en armes abattent la vertu du pouvoir. 
Il suffit de se reporter aux dépêches qu'envoyaient depuis plusieurs semaines tous les correspondants de presse pour se convaincre que le coup d'Etat attriste plus qu'il ne surprend. Des deux côtés, on se préparait à l'épreuve de force ; des deux côtés, on s'organisait pour un combat que l'opinion prévoyait et redoutait tout à la fois. Inflation galopante, pénurie des produits de première nécessité, rationnement, marché noir, queues devant les magasins, épuisement des réserves de change : tel se présentait aux ménagères des villes le bilan économique du socialisme à la chilienne. 
Je ne déteste rien tant que les coups d'Etat militaires, même ceux que les circonstances et l'art permettent de dissimuler sous des apparences légales. Mais, en septembre 1973, ce que le commentateur ne peut ni ne doit oublier c'est que l'armée chilienne passait pour respectueuse des institutions, qu'elle le fut effectivement au cours des deux premières années du régime d'unité populaire, qu'elle sauva même le président Allende quand plusieurs chefs militaires acceptèrent d'entrer au gouvernement. L'armée ne rompit finalement avec sa tradition et ses principes qu'à un moment où l'échec du président Allende était consommé. Elle n'intervint pas pour arrêter les progrès du socialisme - le président, face aux passions déchaînées et à une économie dégradée, ne songeait plus qu'à durer - mais pour prévenir une guerre civile. » (Raymond Aron, « La tragédie chilienne », Le Figaro, 14 septembre 1973.)
Notes :

[1] Lire Tomás Moulian, « Le rêve brisé de Salvador Allende », Le Monde diplomatique, septembre 2003.
[2] Le général Pinochet pourrait aussi être jugé par contumace à Paris. Selon Me William Bourdon, un des avocats des familles de Français disparus au Chili - René Chanfreau, Etienne Pesle, Georges Klein et Jean-Yves Claudet-Fernandez -, son renvoi devant une cour d’assises serait « imminent ». Le parquet du tribunal de grande instance de Paris a bouclé son réquisitoire définitif le 15 octobre 2004.
[3] Pour éviter un procès sur les comptes secrets de l’ex-général, la banque Riggs a accepté de verser près de 6,9 millions d’euros aux victimes de la dictature.
[4] Cette dîme de 10 % a été octroyée aux militaires, dès le début de la dictature, par le général Pinochet. Le Chili est le premier producteur de cuivre du monde.
[5] Le 29 novembre 2004, en Argentine, à la demande d’Interpol Chili, M. Sergio Galvarino Apablaza Guerra - « Commandant Salvador » - a été arrêté. Dirigeant du Front patriotique Manuel Rodríguez, il est accusé d’être l’« auteur intellectuel » de l’assassinat de Jaime Guzmán, un sénateur d’extrême droite ayant étroitement collaboré avec la dictature. Le 28 décembre, la Cour suprême du Chili a validé la demande d’extradition.

LE DICTATEUR FANTÔME


L’histoire a parfois la mémoire courte, et dans la plupart des pays du monde, lorsque est évoquée la date du 11 septembre, ce sont aussitôt les images des avions se fracassant contre les tours du World Trade Center qui viennent à l’esprit. Pour le peuple chilien, le 11 septembre est une date imprimée au fer rouge dans la conscience collective. Il s’agit du 11 septembre 1973, jour où un coup d’État militaire a renversé le gouvernement démocratique de Salvador Allende et a instauré, avec le général Augusto Pinochet à sa tête, un régime dictatorial.
par José Maldavsky
Le film Salvador Allende (1), du cinéaste chilien Patricio Guzmán, est un récit romantique, très personnel sur, dit-il, « l’homme qui a marqué ma vie». Trente ans après l’instauration de la terreur, Guzmán, jeune cinéaste à l’époque du gouvernement de l’Unité populaire (1970-1973) (2), confie : « Je ne serais pas ce que je suis, si Allende n’avait pas incarné l’utopie d’un monde plus juste et plus libre. » Son Salvador Allende n’est pas une simple biographie, où nous suivons le protagoniste de l’histoire pendant les différentes étapes de sa vie. C’est aussi et avant tout un poème qui sort des tripes de l’artiste pour rendre hommage à « Salvador Allende, cet homme atypique, révolutionnaire et fanatique de démocratie jusqu’au suicide ».

Paradoxalement, souligne avec finesse l’ancien dirigeant communiste chilien Volodia Teitelboim, « on parle peu d’Allende parce que ce serait comme brutaliser les consciences. Il a rompu avec le style habituel. Je crois qu’il faut absolument le réhabiliter en préservant son image éthique et morale. (...) Il est présenté comme un rêveur. Il continue à être bâillonné... »

Au moment où l’humanité tout entière subit le contrôle sans contrepoids d’une seule puissance, les États-Unis d’Amérique, la conspiration de Washington contre le gouvernement de Salvador Allende, dénoncée sans ambiguïté dans le film par Edward Korry, l’ancien ambassadeur de Richard Nixon au Chili à l’époque du putsch, donne des frissons dans le dos par « sa cruelle actualité ».

Cette même « cruelle actualité » nous frappe aussi dans Saccage : Argentine, le hold-up du siècle (3), film dans lequel l’Argentin Fernando E. Solanas fait l’analyse approfondie du mécanisme qui a conduit ce pays à la catastrophe économique et sociale et à la résistance d’un peuple qui s’est révolté avec courage pour ouvrir une nouvelle route vers la dignité.

Avec le bistouri d’un chirurgien, Solanas décortique sans complaisance « l’ultralibéralisme éhonté, la spoliation des biens de l’État, l’explosion de la dette extérieure, la corruption politico-financière, avec l’aide de multinationales et sous l’œil des institutions internationales ». Il dénonce la façon dont un pays riche comme l’Argentine a été mené au cataclysme de la famine, des maladies et de vies humaines sacrifiées pour satisfaire 10 % de privilégiés qui ont participé au « saccage » pendant vingt-cinq ans, de la dictature militaire jusqu’à aujourd’hui.

C’est un médecin de l’hôpital de Tucumán qui résume en toute simplicité le prix de la politique d’austérité appliquée par les différents gouvernements lorsqu’il affirme que « chaque plan d’austérité, c’était un coup de poignard pour les médecins, parce qu’on savait que six mois après les enfants des bidonvilles n’allaient pas manger et qu’on allait les accueillir chez nous. C’est pour ça qu’on a écrit ce texte qui dit : “d’autres prennent les décisions, nous, nous les voyons mourir” ».

Au-delà de la dénonciation de la terreur et de la violence déclenchées par la dictature de l’argent au Chili et en Argentine, ce qui indigne davantage dans Salvador Allende et Saccage, c’est l’impunité des responsables des crimes commis au nom de l’ultralibéralisme. Augusto Pinochet le Chilien et Carlos Menem l’Argentin coulent des jours heureux en toute tranquillité, quand tous deux méritent de comparaître devant le tribunal de l’Histoire... et la justice humaine.

José Maldavsky

Journaliste, coauteur de Chili : 11 septembre 1973, Le Serpent à plumes - Arte éditions, Paris, 2003.

(1) Salvador Allende, de Patricio Guzmán, produit par JBA Production (France), en coproduction avec Les Films de la passerelle (Belgique), CV Films (Allemagne), Mediapro (Espagne), Université de Guadalajara (Mexique), P. Guzmán Producciones Cinematográficas S.L. Sortie nationale : 8 septembre 2004.

(2) L’Unité populaire : coalition de communistes, de socialistes, de radicaux et de chrétiens de gauche qui soutenait Salvador Allende.

(3) Saccage : Argentine, le hold-up du siècle, de Fernando Solanas, produit par Ciné Sur SA (Argentine), Thelma AG (Suisse), ADR Production (France). Sortie nationale : 29 septembre 2004.




ENTRETIEN AVEC JOSÉ MALDAVSKY

Quand j’avais 7-8 ans, j’avais une bande de potes qui
JOSÉ MALDAVSKY À BUENOS AIRES
PHOTO 
ALBERTO NADRA
étaient plus ou moins délinquants. On allait au port où il y avait beaucoup de marins qui venaient du monde entier ; on allait voir les bordels et les boîtes de nuits, et je me suis fait surprendre par mes parents à distribuer des cartes de visites des bordels. À cette époque, je ne me rendais pas compte que je côtoyais la pauvreté, les gamins me racontaient qu’ils faisaient ça pour manger. Suite à cela, mes parents ont décidé de déménager. Mais j’ai continué à aller au lycée public de Valparaiso : on était 1 500 élèves et je côtoyais tout le monde. À l’époque, la majorité des enfants allaient déjà au lycée, mais les gens des  classes sociales supérieures allaient dans des écoles privées. Le Chili était dirigé par la droite et il y avait de nombreuses et fortes luttes sociales, il y avait de la répression également… Pour donner un exemple, les squats étaient habituels au Chili. Dans les grandes villes, les gens qui n’avaient pas de logement occupaient des terrains vides qui appartenaient toujours à des personnes privées. Il y avait une forte répression, la police tabassait les gens, il y avait parfois des morts. Ces squats n’étaient pas des mouvements organisés, mais derrière il y avait quand même les partis politiques, notamment le Parti communiste chilien qui était très puissant, faisant presque 25 % des voix. Historiquement, c’était le parti d’extrême gauche et il encourageait toujours les mouvements sociaux, il soutenait les pobladores, les associations d’habitants sans logement. Ils plantaient quatre bouts de bois et commençaient à vivre là. Les autorités n’arrivaient pas à les déménager et étaient finalement obligées d’installer l’eau courante, l’électricité ; ça devenait des quartiers, mais des quartiers chauds. Les habitants étaient présents à chaque manifestation de travailleurs : le 1er mai, pendant les grèves, etc. parce qu’il y avait beaucoup de chômeurs. Le mouvement lycéen faisait aussi écho à ces problématiques même s’il avait ses propres revendications étudiantes : l’amélioration des conditions de travail à l’école, le problème de carence de professeurs… On se battait aussi pour que tout le monde puisse aller à l’école dès le primaire, car il y avait une partie de la population qui ne pouvait pas y aller, pas parce que les parents ne voulaient pas qu’ils y aillent, mais simplement parce qu’ils n’avaient pas d’argent pour les y envoyer, pour leur payer leurs cahiers. Ces manifestations étaient elles aussi réprimées de façon brutale. Il y avait des flics cachés, et je me souviens très bien avoir participé à des manifs où les flics chargeaient à cheval. Il y avait des blessés, il fallait s’échapper… ce n’était pas évident. Tout ça, associé aux conversations de salon de mon frère avec ses amis, qui étaient des intellos mais très liés aux communistes, m’a forgé une forme de conscience politique.

Un jour, j’ai demandé à mon père s’il pourrait vivre avec ce que gagnaient ses salariés. Il m’avait répondu que cela lui permettrait de vivre seulement trois jours, mais que c’était légal. « Mais tu trouves ça normal de ne pas pouvoir vivre avec ce que tu les payes ? » Il m’avait répondu que j’allais hériter de cet argent-là, alors je suis allé chez le notaire et j’ai légué tout mon héritage à ma mère et à mes frères : je ne suis pas un héros, c’est juste que je ne voulais pas le toucher.

De Madrid à Paris

Quand je suis sorti du lycée, après le bac, je suis rentré à l’école d’architecture, mais je ne sais pas pourquoi… il fallait faire quelque chose. J’étais jeune, les écoles d’architecture étaient plutôt bohèmes, on faisait la fête. Donc j’ai fait un an et demi d’architecture et j’ai connu la mère de mes enfants. On était assez proche politiquement. Elle était d’origine beaucoup plus modeste que moi, mais elle avait toujours rêvé d’aller en Europe. En 1966, elle avait réuni un peu d’argent et m’a dit : « je pars à Madrid ». J’avais un pote qui avait obtenu une bourse pour faire des études en Italie, j’ai réussi à convaincre mon père que j’allais en Italie pour accompagner ce pote, il m’a payé un billet de bateau : un mois de voyage entre Valparaiso et Naples. Je suis resté quelques jours à Rome puis je suis parti à Madrid. Je lui ai écrit « je reste, et si c’est nécessaire, je vais travailler ». Mon père, ça ne lui faisait pas peur que je travaille puisqu’il avait travaillé toute sa vie, et il m’a répondu « oui ».

Je me suis retrouvé en Espagne fasciste. Si je suis allé là-bas, c’était pour la langue, c’était plus facile. Cela m’attirait aussi d’aller me battre contre Franco. J’avais été bercé dans l’idée de la République espagnole, la guerre civile, ça me faisait rêver, j’avais lu Hemingway.

Aller dans la gueule du loup c’est quelque chose que j’aime faire depuis toujours, j’ai soif d’aventure plus que de politique. On est allé là-bas et j’ai commencé à étudier la littérature. Malheureusement mon père est mort, et je suis rentré au Chili auprès de ma mère. J’ai ramené ma compagne tout en lui promettant de revenir en Europe, mais cette fois en France. On s’est marié et on est allé s’y installer en 1967. Là-bas, j’ai suivi des études de journalisme. On s’est débrouillé, entre les petits boulots et les études… puis est arrivé Mai 68. À l’époque on habitait rue de Bac, on a participé aux luttes, ça nous a aidés tous les deux à aller au-delà de la problématique sociale chilienne. Il y a eu la question féministe, le changement de mœurs, ça a élargi notre regard sur le monde. Une chance inouïe.

Après on a fait un boulot absolument loufoque pendant un mois à Singapour, qui était le bordel des Américains qui se battaient au Vietnam. On a travaillé dans un cabaret, avec un show artistique de mime sur de la musique psychédélique, dirigé par un Chilien, une de mes vieilles connaissances. On a vu les soldats américains, complètement traumatisés par une guerre où ils devaient envoyer du napalm partout et tuer des innocents. Et puis tous les gens qui ont péri… ça a aidé à avoir une conscience sociale, mais plus internationale.

Élection de Salvador Allende et mise en place du programme d’unité populaire

En 1967, il y a eu la mort du Che puis en 1970 l’élection de Salvador Allende qui, après s’être présenté quatre fois à la présidence de la République, avait enfin été élu. En 1970, j’avais fini mes études de journalisme, et j’avais déjà une gamine née en France. On a décidé de rentrer au Chili et j’ai été embauché par le journal du Parti communiste chilien, El Siglo, sans pour autant être obligé de militer au parti. Ils étaient assez orthodoxes concernant la politique internationale, je leur disais parfois : «quand il pleut à Moscou vous ouvrez le parapluie au Chili ». J’étais en désaccord avec eux sur Prague[1]…  mais en politique interne ils étaient très ouverts, et culturellement c’était le parti de Pablo Neruda et de la majorité des artistes. En 1971-1972 j’ai décidé de militer dans le Parti communiste, c’est l’époque qui m’a poussé à le faire. Au journal, les réunions de cellule étaient les réunions de rédaction, et ça n’avait rien à voir avec une cellule classique. Au fond, ma manière de militer c’était être journaliste plus qu’autre chose. J’étais extrêmement motivé, comme tous mes amis, par le processus d’unité populaire[2]. Parce que c’était faire une révolution de la liberté, avec une presse libre. Le Chili avait nationalisé les richesses les plus importantes comme le cuivre, il y avait aussi une réforme agraire, redistribuant les terres agricoles, que j’ai d’ailleurs beaucoup couverte en tant que journaliste. On avait nationalisé les 90 plus importantes entreprises du pays, le programme de l’unité populaire s’appliquait. On avait aussi commencé à faire une réforme de l’éducation. Mais évidemment on touchait les intérêts les plus importants des Américains mais aussi de la grande bourgeoisie chilienne qui était en partie propriétaire de tout ça. La droite est devenue extrêmement combative et il y a eu un mouvement qui s’appelait Patrie et Liberté qui commençait à faire des attentats terroristes contre le gouvernement. Il y avait une campagne, on le sait aujourd’hui puisqu’ils l’ont avoué, dirigée par la CIA et le département d’État américain, qui a poussé les camionneurs à faire deux grandes grèves, un lock-out total. Ce mouvement a entraîné un rationnement des denrées, puisque les camionneurs étaient les seuls à pouvoir transporter les marchandises jusqu’aux commerces. Qui plus est, les commerçants soutenaient aussi souvent le mouvement initié par les Américains et refusaient de distribuer leurs produits. Il y avait un malaise énorme. On sait aujourd’hui que les États-Unis payaient les camionneurs tous les jours pour ne pas travailler. En réponse, le gouvernement a créé des mouvements populaires dans chaque quartier, c’était des associations qui avaient la permission d’aller fouiller dans les commerces avec l’aide de la police. On appelait ça des associations de voisins et on découvrait tous les jours quantité de marchandises cachées : de l’huile, du riz, du lait… les gens en avaient marre de faire la queue tous les jours en raison du rationnement.

Suite aux élections de 1970, Allende qui avait obtenu 36 % des suffrages avait fait un accord avec la démocratie chrétienne – 28 % des suffrages – pour avoir le quorum majoritaire à l’Assemblée nationale. Il avait donné quelques garanties : liberté de la presse, tout ce qu’on disait que les communistes n’allaient jamais respecter. Le Parti socialiste c’était autre chose que François Hollande, c’était des marxistes tout comme les communistes. S’il y avait deux partis politiques différents c’est qu’ils avaient des divergences sur l’analyse du stalinisme.

À cette époque-là est né le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR). Avant qu’Allende arrive au pouvoir, la gauche révolutionnaire chilienne faisait parfois des attentats, des petites choses mais sans jamais tuer des innocents. C’était vraiment des étudiants, certains étaient des anciens militants du Parti communiste très radicalisés, mais très intellos : charmants. Quand plus tard je me suis retrouvé en taule avec eux, on est devenu très pote. Ils ne tuaient pas les gens, mais ils portaient un discours de révolution armée, leur idée était de faire un nouveau Cuba. Ils étaient guévaristes, et comme le Che ils disaient : « on va faire deux, trois Vietnam », on doit faire la révolution par la lutte armée. Pourquoi pas ? On était tous touchés par la révolution cubaine[3]. Avec la victoire de la gauche aux élections, ils ont arrêté la lutte armée mais ils n’ont pas non plus participé au gouvernement. Cependant ils étaient très proches d’Allende : c’est eux qui composaient sa garde rapprochée et non pas la police. Ils profitaient de cette proximité avec le président pour encourager les réformes, ils poussaient le gouvernement, dans lequel on trouvait des communistes, des socialistes et des chrétiens de gauches, à agir. C’étaient des pro cubains, des fidélistes, des gens qui pensaient qu’il fallait respecter et soutenir la voix d’Allende mais que ça n’allait pas marcher. Pour eux la lutte armée était nécessaire, car les États-Unis n’allaient jamais laisser l’expérience démocratique portée par Allende aller jusqu’au bout. C’est ce qui s’est passé. Si je ne militais pas avec eux c’est que je pensais qu’il n’y avait pas les conditions réelles : la majorité du pays n’était pas pour la lutte armée, ce n’était pas comme à Cuba. Je continue à penser que tu ne peux pas faire la lutte armée sans avoir la majorité des personnes derrière toi. C’est comme le Che en Bolivie : les gens se demandaient « mais qu’est-ce qu’il fait celui-ci ? » Quelques années plus tard, je suis allé voir les paysans du coin pour un reportage et ils m’ont dit « il était très sympa ce gars, mais on comprenait que dalle à son discours ». Le seul qui avait compris ce que disait le Che c’était l’institutrice du village.

Le gouvernement d’Allende a duré 3 ans, et les 36 % faits aux élections de 1970 étaient devenus 43 % aux élections législatives de mars 1973. La droite et les États-Unis se sont rendu compte qu’ils n’avaient plus le quorum pour destituer un jour Allende à l’Assemblée nationale puisqu’ils avaient besoin de 2/3 des voix. Ils ne comprenaient pas qu’avec tous ces rationnements et les différents problèmes, les gens continuaient à appuyer Allende. Mais l’éducation, le logement, les conditions de vie s’amélioraient quand même pour les couches les plus populaires. Doucement. La réforme agraire portait ses fruits, la nationalisation du cuivre permettait à l’État d’avoir de l’argent pour régler des problèmes que la droite et le centre n’avaient jamais pensé régler.

On sentait l’arrivée d’un coup d’État, les mouvements d’extrême droite faisaient de plus en plus d’attentats, ils faisaient sauter les poteaux électriques, des choses comme ça. Et en juin 1973, ils ont fait une sorte de répétition du coup d’État. C’était le 29 juin, quand je me suis réveillé, j’ai mis la radio… Allende disait qu’il allait résister. Je suis parti pour essayer de rentrer dans la Moneda, le palais présidentiel, mais la place qui lui faisait face était pleine de militaires. C’était difficile de rentrer, alors je me suis placé au quatrième étage d’un bâtiment qui donnait sur la place ; j’ai pu faire une chronique de ce qui se passait, je l’ai transmise par téléphone au journal. Le coup d’État a échoué parce qu’il restait un militaire à la tête de l’armée qui était resté fidèle à Allende : c’était Carlos Prats González. Il avait un prestige énorme. Après le coup d’État de Pinochet, il sera rapidement éliminé… C’était un type très loyal qu’Allende avait même nommé ministre de la Défense à un moment donné pour essayer de stopper la montée de l’extrême droite. Ce n’était pas un allendiste mais le type était démocrate. Après le coup d’État raté de juin, les chefs de la révolte sont allés en prison, mais déjà la majorité de l’armée était hostile au président.

L’armée de terre c’était là où les classes moyennes envoyaient leurs enfants à défaut de les envoyer à l’université, car ils étaient pris en charge, nourris, logés et avaient une condition professionnelle. La bourgeoisie choisissait plutôt la marine. Et l’aviation c’était le point faible de l’armée. Elle n’était pas très puissante à l’époque et plutôt composée de classes moyennes. Quant à la police, qui a participé au coup d’État, c’était des gens de province en majorité, des couches très populaires… mais il y avait un mépris de la grande bourgeoisie pour ces gens-là.

Pinochet, jusqu’au 11 septembre 1973, a joué à l’hypocrite puisqu’il assurait à Allende fidélité totale, il a même réussi à convaincre le général Prats. D’ailleurs Pinochet n’est monté à la direction du coup d’État qu’à la dernière minute. Il a hésité jusqu’au bout. C’est lui qui le dit dans ses mémoires. Le 11 septembre, c’est le coup final, il a sauté sur le pouvoir et ne l’a plus lâché.

Le coup d’État et l’entrée en résistance

Au même moment, le journal m’avait envoyé à Paris[4] comme représentant à la Fête de l’humanité. C’est là que j’ai appris le golpe.

J’ai interviewé Georges Marchais[5] sur la situation pour le journal chilien. Je n’en garde pas un très bon souvenir, il était arrogant. Bon… il fallait que je le fasse et lui aussi au vu du contexte. Le Chili d’Allende était un exemple pour la gauche du monde entier. Toute la gauche internationale était allée voir cette expérience inédite. Je me souviens de Mitterrand, quand il est allé au Chili : il avait donné une conférence de presse. Il était accompagné de Felipe Herrera, le président de la Banque interaméricaine de développement. Et le journal m’avait envoyé à la conférence de presse parce que je parlais français, et moi la seule chose que je voulais lui demander c’était s’il se sentait responsable des morts en Algérie quand il avait été ministre de l’Intérieur en 1957. Il n’a pas répondu… Les organisateurs m’ont dit que ce n’était pas le sujet. «Mais ça l’est ! Ce monsieur vient apprendre quoi ? À faire un gouvernement populaire alors qu’il a un passé comme ça ? Ce n’est pas possible, il y a un problème.» La conférence de presse s’était arrêtée là.

Bref, du coup le 11 septembre 1973 j’étais à Paris. J’ai essayé de rentrer tout de suite mais j’ai dû m’arrêter à Buenos Aires car la frontière chilienne était fermée. Par téléphone, ma femme m’a appris que la maison avait été fouillée et que j’étais recherché comme tous les journalistes du journal. Il y avait des listes de personnes recherchées. Elle me dit « attention ce n’est pas de la tarte, on tue les gens, il n’y a pas de procès». Le grand stade de foot de Santiago avait été rempli de prisonniers, les gens étaient envoyés dans ce qu’on appelait des camps de concentration. J’ai été pris en charge à Buenos Aires par le petit Parti communiste argentin et j’ai commencé à faire passer clandestinement des Chiliens en danger, à les aider à entrer en exil. J’ai fait ça pendant plus d’un an, jusqu’au jour où j’en ai eu marre : je voulais rentrer au Chili. Début 1975, j’ai arrêté de faire des allers-retours et je me suis installé définitivement en clandestinité au Chili. J’étais déjà clandestin en Argentine, où j’étais aussi persécuté : un jour ils se sont trompés, les milices d’extrême droite ont pris un copain à moi qui me ressemblait et ils l’ont tabassé. Les salauds qui ont fait ça faisaient parti d’un mouvement très lié aux agents secrets chiliens qui s’appelaient l’AAA : l’Alliance Argentine Anticommuniste. C’est eux qui avaient éliminé le général Prats à Buenos Aires. L’opération Condor[6] était déjà en place et fonctionnait très bien. À l’époque, le ministre de l’Intérieur de Perón, le président argentin, c’était José López Rega, un véritable salopard : c’est lui qui dirigeait l’AAA. Je ne sais pas pourquoi Perón avait mis ce type… le péronisme, ça a toujours rassemblé des gens de l’extrême droite à l’extrême gauche, c’est un parti particulier, mais c’est une autre histoire.

Je suis rentré au Chili et j’ai travaillé dans la clandestinité : je faisais mille choses. J’ai notamment fait de la presse clandestine afin de préparer la militance communiste à la lutte armée… le Parti communiste chilien n’avait encore jamais fait la lutte armée. On a créé un mouvement qui s’appelait le Front patriotique Manuel Rodriguez, parce que c’était un combattant de l’indépendance contre l’Espagne en 1810. Quand le pays a pris son indépendance, ce guérillero de l’époque a été liquidé par ses propres compatriotes parce que c’était un mec trop à gauche… Il ne faut pas oublier que le colonisateur a été remplacé par la bourgeoisie ; elle ne voulait pas de gens qui s’occupent du peuple, mais seulement prendre la place du colonisateur.

On ne pouvait pas entrer dans la lutte armée du jour au lendemain. Sortir de la voie démocratique, des élections, auxquels participait le parti depuis des décennies et tout à coup dire « on va prendre les armes ». Mais il y avait un travail idéologique à faire pour convaincre les militants du Parti communiste qu’il fallait agir de la sorte, que Pinochet méritait d’être combattu par les armes. Le processus d’avancée démocratique était stoppé par la dictature et ils ne nous laissaient pas de marge pour récupérer la démocratie. La violence réactionnaire méritait la violence révolutionnaire.

La lutte des classes était présente parce que finalement, avec la dictature, la situation était épouvantable pour les couches défavorisées de la population. On se disait que la seule façon pour que les gens puissent améliorer leurs conditions sociales c’était de récupérer la démocratie. Mais il y avait aussi la répression et on en avait marre de se faire réprimer sans riposter. On savait très bien qu’on n’allait pas abattre la dictature, ni gagner la guerre contre l’armée de Pinochet. On voulait simplement lui faire mal et faire des petites ou grandes actions ciblées. On a essayé de tuer Pinochet – quand je dis « on » je n’ai pas participé personnellement –, on a échoué.

C’était un attentat qui avait été préparé pendant un an et demi et a été tenté en 1986. À l’époque, j’étais déjà exilé en France. C’est le Parti communiste qui a décidé de liquider le dictateur, ils se sont dits : «on tue la tête et ça va créer un bordel énorme chez eux», d’autant plus que Pinochet avait accumulé tous les pouvoirs et qu’il n’y avait pas de successeur véritable.

Pinochet avait l’habitude d’aller dans une maison de campagne proche de Santiago, tous les week-end ou presque, et il rentrait en voiture avec une garde de deux voitures blindées. Une derrière, une devant. Les copains ont loué une maison, à proximité de la route qu’ils empruntaient, comme s’ils s’installaient dans une communauté hippie ; il y en avait dans le coin, la cordillère attire depuis toujours des gens comme ça. Les gens étaient habitués à ce type de voisins. Les copains ont bien étudié le parcours jusqu’au jour de l’attentat. Un dimanche, et l’anecdote, ce qui a été dit par ces gars-là après, c’est qu’ils avaient trois missiles, deux soviétiques et un américain. Les deux missiles soviétiques ont fait véritablement exploser les voitures des gardes du corps, et on dit qu’ils ont raté Pinochet avec le missile américain… Pinochet a fini un peu blessé, mais les gars qui ont fait l’attentat ont fait l’erreur de ne pas aller vérifier qu’il était mort et, quand ils sont rentrés à Santiago, ils ont appris à la télé qu’il était vivant.

Je continue à croire que si l’attentat avait marché, l’histoire du Chili aurait été différente. Le prestige du PC, s’ils avaient réussi à tuer le dictateur, aurait été énorme.

Avant le coup d’état, le Parti communiste chilien et Allende avaient déjà des désaccords avec les Cubains, ces derniers pensaient qu’il n’y avait qu’une voie révolutionnaire et c’était celle de la lutte armée. Une fois le 11 septembre 1973 accompli, Fidel Castro ne s’est pas privé de dire que la voie choisie par le Chili risquait de ne pas marcher… Malgré ça, il nous a beaucoup aidé, des jeunes sont partis s’entraîner à Cuba. À cette époque, il y avait aussi la guerre de libération au Nicaragua, l’URSS, la RDA aussi ont aidé. Ils ont donné des armes, de l’argent et des formations militaires – même de la formation sur le terrain comme au Nicaragua. Mais pour eux j’étais trop vieux, j’avais presque 30 ans. Il fallait des mecs de 18-20 ans. J’ai participé dans les bases idéologiques, sur pourquoi il fallait faire la lutte armée. Par exemple, je faisais des articles, des études sur l’histoire du Chili. Je prenais quelques personnages de l’histoire du Chili pour expliquer qu’il y avait une tradition de lutte armée quand la situation était extrême. On avait lutté avec les armes contre les Espagnols, mais avant ça, la population originelle, les indiens Mapuche chiliens avaient, à la différence d’autres pays d’Amérique latine, combattu pendant trois siècles le colonisateur. Pendant plus de 300 ans, les indiens ont défendu leurs territoires et les colonisateurs n’ont pas réussi à les vaincre. Les indiens Mapuche, dont on parle beaucoup aujourd’hui, sont des gens très combatifs et qui n’acceptaient pas la présence des Espagnols ou des Chiliens : c’était leur territoire, leur culture. Finalement, le gouvernement chilien a réussi à les vaincre à la fin du XIXe siècle. Plus tard, j’ai fait des films sur cette histoire pour défendre la cause indienne[7].

Dans les argumentaires que je mettais en place, je mobilisais aussi les luttes de Simón Bolívar, de José Martí. J’aidais également dans les tâches de renseignement et d’information. J’étais surtout à Santiago, c’était très dangereux, on avait peur d’être fait prisonnier, d’être attrapé, on avait énormément de mesure de sécurité pour vivre. Je ne prenais jamais le chemin direct pour aller quelque part, je mettais deux heures et quatre bus, je regardais toujours derrière moi, réflexe que j’ai gardé après pendant longtemps. Je me suis habitué à cette manière de vivre.

Mes voisins, par exemple, se demandaient ce que je faisais. Pour ne pas éveiller les soupçons, je sortais tous les jours à la même heure, comme si j’allais au boulot, et après je m’emmerdais comme un fou. Je lisais, je me baladais, mais la clandestinité c’est l’ennui. Tu fais des coups précis, une fois par mois, deux fois, mais tout le reste du temps tu n’as rien à faire… donc tu circules, tu bois des cafés, tu ne peux croiser personne… si je rencontrais par hasard des gens que je connaissais il fallait faire comme si je ne les connaissais pas. Parfois, j’allais passer la journée chez une cousine, on causait de tout et de rien, elle me passait des cassettes de films… on s’interdisait d’aller au cinéma puisqu’ils étaient surveillés : la police pensait bien que des gens comme moi, journalistes et forcement intello, étaient intéressés par la culture. Et évidemment je n’allais pas dans les peña, des bars où les nouvelles chansons contestataires commençaient à surgir au début des années 1980.

Une fois, mon chef m’a annoncé : « on a décidé d’éliminer untel : un traître ». Je ne le connaissais pas trop mais ça ne me plaisait pas du tout de faire un truc comme ça et en même temps mon chef donnait des arguments, il avait trahi, dénoncé… Je me souviens lui avoir dit « et si on parlait un peu avec lui avant pour connaître les raisons ». J’ai réussi à le convaincre de discuter avant de le buter. Et donc, en effet, le type a avoué qu’il avait dénoncé, mais parce que la police avait une de ses filles… l’explication était extrêmement humaine. Évidemment ça avait coûté cher, des copains avaient été attrapés. Mais il n’a pas été tué, c’était un pauvre type qui était dans une situation de contradiction extrême. On a décidé de l’exclure, mais c’est tout. Même si on était en guerre, ce n’était pas possible de tuer un type froidement qui n’était pas un ennemi. Il ne faut pas s’éloigner du sens humaniste dans tous ces combats, on pouvait facilement devenir d’une froideur épouvantable, des machines. Je crois qu’il n’y a pas plus dangereux que de devenir un soldat irréductible du dogme et d’oublier les principes que tu défends.

J’avais une interdiction totale de participer à n’importe quelle manifestation contre la dictature. Mais au bout de sept ans de clandestinité, je n’ai pas pu m’empêcher d’aller à une manifestation, un 8 mars, pour la journée internationale des femmes. C’était une petite manif en centre-ville et je n’aurais pas dû y aller… J’ai vu un pote se faire coincer par les flics et j’ai essayé de le sortir de là. Je n’ai évidemment pas réussi et j’ai été attrapé. On a passé quatre jours dans un commissariat. Et un journaliste – que je connaissais – d’un journal démocrate chrétien qui avait recommencé à paraître à l’occasion d’une petite ouverture de Pinochet, a dit que je travaillais pour lui. Grâce à cela, on m’a foutu la paix. Je suis sorti de prison, mais j’ai réveillé les services de l’État… et ils se sont dit « le mec qu’on pensait ne plus être là, il est là ! » et le Parti communiste chilien m’a dit de partir, de m’exiler. J’ai dit « non, non, je ne quitte pas le Chili, et je vais chercher du boulot, je vais me réinsérer ». Mauvaise solution, parce que la police de Pinochet a commencé à me suivre et finalement ils ont débarqué chez moi alors que j’avais commencé une vie « normale », j’avais trouvé un boulot dans une radio musicale. Ils m’ont conduit en prison. Là-bas j’ai retrouvé un pote qui appartenait à la jeunesse communiste : mais je ne connaissais pas son nom, juste son surnom « el negro », car il avait la peau très foncée. Ils nous ont emmenés dans une zone de torture et j’ai compris ce que c’était qu’être dans les mains de ces gens-là. Ils n’ont pas arrêté de me demander qui était ce type et je ne savais pas. Et c’est là que j’ai compris que moins tu en sais mieux c’est. Ils l’ont relâché… alors qu’après j’ai appris qu’il était beaucoup plus important que moi dans la hiérarchie de la clandestinité.

Ma femme a réagi très vite pour me faire «réapparaître », car elle savait que la police arrêtait les militants et les faisait disparaître : on n’a jamais retrouvé les corps de certains… elle a dénoncé ma disparition à l’église catholique, au cardinal Raúl Silva Enriquez, un type qui avait fait de son archevêché l’opposition à Pinochet. Il avait créé un corps particulier pour défendre les prisonniers politiques, avec des juristes, des sociologues, sous couverture de l’archevêché. Dans le Chili catholique, même Pinochet n’osait pas toucher à l’archevêché.

Ils ont bien fini par tuer des gens qui travaillaient là, mais jamais à l’intérieur de l’archevêché. Donc ma femme a obtenu très vite un rendez-vous avec le cardinal et lui a dit « c’est un journaliste, ce n’est pas possible », elle a dénoncé ça à l’Agence France Presse, ça a fait le tour du monde. J’étais déjà depuis quatre jours dans les mains de la police secrète et le cardinal a demandé à ma femme « Maldavsky, c’est un nom juif ? – oui ». Et le cardinal a appelé le grand rabbin de France, Monsieur René Sirat, qui a appelé le grand rabbin de New York. Dans la journée, le grand rabbin de New York a appelé le département d’État américain qui était dirigé par un juif à l’époque, ce type a appelé à son tour l’ambassadeur américain au Chili qui était aussi juif… et lui a contacté le Palais présidentiel : « écoutez, vous faites ce que vous voulez parce qu’on n’aime pas les communistes, mais vous ne le tuez pas, faites-le réapparaître, mettez-le en taule, faites un procès normal ». J’ai appris tout ça plus tard par le grand rabbin quand je suis revenu en France en exil… ça ne me plaît pas trop cette histoire parce que c’est raciste, mais c’est la réalité. Résultat, on m’a passé à la justice ordinaire, qui fonctionnait mal et sous pression des militaires, mais au moins j’étais vivant, et j’étais dans une prison normale. J’ai été condamné… Ils m’ont chargé sur le motif de production de journaux clandestins et ils m’ont condamné à deux ans d’exil interne, c’est-à-dire en village surveillé. Mais dans le village j’étais libre, j’étais même avec ma famille. Au bout de trois mois il est arrivé une espèce d’ordre, un décret, on me foutait hors du pays. Et la France a accepté de me recevoir, car ma fille aînée était née en France. C’était en 1981, je suis arrivé en février, un peu avant l’élection de Mitterrand.

L’exil et le travail de journaliste

Il y a eu un truc qui a failli faire basculer mon parcours. Un an après mon exil, en 1982, j’ai décidé de retourner au Chili malgré l’interdiction. C’était juste pour emmerder Pinochet. L’idée était de retourner en avion à Santiago avec mon passeport chilien pour me faire arrêter à l’aéroport où des copains communistes et un juriste m’attendraient. On avait choisi la date de noël en se disant qu’il y aurait beaucoup de monde. Il n’y avait pas d’ordinateur et la liste des interdits de Chili c’était des grands cahiers et j’ai deux prénoms… À la douane le contrôleur s’est trompé entre mon nom et mon deuxième prénom et tout est tombé à l’eau… J’ai passé la douane sans encombre. Alors j’ai repris contact avec les types du Parti communiste, et ils m’ont dit de profiter tranquillement de noël et du réveillon et qu’ils allaient étudier ce qu’il était possible de faire. Pour moi c’était clair, soit je revenais dans la résistance, soit je repartais. Après le 31 décembre, ils m’ont contacté : « pour faire le bordel tu vas renouveler ton passeport ». À l’état civil, ils ne s’attendaient pas à ce qu’un exilé, interdit de territoire, fasse un truc comme ça, donc naturellement ils m’ont annoncé que le passeport sera renouvelé 48 heures plus tard. Mais quand j’y suis retourné, on m’a dit qu’il y avait un problème bureaucratique, que le passeport n’était pas prêt. Ils savaient qui j’étais, c’était sûr ! Je suis allé sur une radio d’opposition, j’ai dénoncé le truc, j’ai raconté l’histoire et je suis rentré en clandestinité à nouveau. Je donnais des interviews, mais j’étais caché. Et puis le juriste qui était avec moi m’a contacté : « tu sais, on a été approché par les syndicats de douaniers, et le pauvre type qui t’a laissé passer, il a été renvoyé à la frontière du Chili à la cordillère des Andes, il a été puni. Le mieux, c’est que tu fasses une lettre en disant que le type s’est trompé et tu le sauves, et il est réintégré, et on te donne le passeport à condition que tu partes… on ne t’emprisonne pas, mais tu pars ». Ma famille en France me m’était aussi sous pression… J’ai décidé de rentrer en France.

Après, c’est le parcours habituel d’un réfugié politique. Grâce au grand élan de solidarité pour les Chiliens en France, j’ai été pris en charge pendant six mois par l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides)… et j’ai travaillé pendant quelque temps à la mairie d’Argenteuil à faire des maquettes de journal.

Puis j’ai commencé à faire des films, pour la mairie d’abord, puis la télé. Depuis, je n’ai pas arrêté, c’est ma manière de militer. À Paris, j’avais pris contact avec les gens du Parti communiste chilien qui était en exil à Paris. C’était la première fois que je me retrouvais confronté à un militantisme normal. Je me suis rendu compte de leur fonctionnement : on discutait, on prenait des décisions, et finalement on faisait ce que le chef décidait. Je me sens proche de cette pensée, mais je suis incapable d’admettre la discipline attendue des militants, donc on s’est séparé amicalement. J’ai continué à militer à travers l’association des anciens prisonniers politiques, mais surtout j’ai réalisé une centaine de films pour la télé française. Je ne m’intéresse pas seulement au Chili ou à la France. Je suis allé en Palestine, aux Balkans pendant la guerre, en Irak. J’ai réalisé des films sur les indiens Mapuche au Chili et en Argentine, sur Cuba, sur ce qui s’est passé au Salvador, en Bolivie, au Vénézuéla. Je suis devenu un peu antipatriotique, je me fiche de la patrie, mon idée est de soutenir les gens qui résistent à la dictature partout dans le monde.

Sous Pinochet, le mouvement social n’est pas mort. Il y avait des manifestations, des grèves. Vers les années 1985-1986, il y a eu un réveil démocratique qui a été réprimé de manière horrible, mais en même temps il y avait le Front patriotique Manuel Rodriguez qui continuait de faire des actions armées et précises. Il liquidait des types, faisait sauter des trucs, ce qui entraînait ensuite des répressions. La politique du Parti communiste c’était de faire la lutte armée et de continuer la lutte sociale. Des structurations syndicales sont apparues, la démocratie chrétienne a trouvé plus d’espace dans le cadre dictatorial. Tout le monde profitait des organisations démocrates-chrétiennes pour militer à visage découvert, dénoncer les disparitions, tout en étant protégé par l’Église. Et la dictature n’osait pas toucher ces personnes qui étaient surtout des femmes. Il y a eu un mouvement social énorme. Et j’ai couvert ça avec ma carte de journaliste français puisque l’interdiction d’entrer au Chili qui me visait était tombée.

En 1988, sous la pression internationale, Pinochet a organisé un référendum « pour » ou « contre » son maintien au pouvoir. TF1 m’a demandé de couvrir le référendum. Je suis parti tout seul, j’ai trouvé un cameraman et on a réalisé six reportages qui passaient aux JT. Je faisais des reportages sur les partisans du « oui » et du « non » à Pinochet. C’est comme ça que j’ai rencontré les membres de la campagne du « non ». Comme on le voit bien dans le film No, de Pablo Larraín avec l’acteur Gael García Bernal, leur campagne prenait une direction insolite : c’était des publicistes qui prenaient en charge le truc et pas les politiques traditionnels. Mais j’étais emballé : tout le monde chantait la chanson des spots pour le No qui passaient à la télé. Cette chanson, cette gaîté du « non », a permis de convaincre beaucoup de gens, bien au-delà des gens qui pouvaient s’opposer à la dictature.

J’étais au Chili avec du recul, je n’étais plus impliqué, et je ne me permettais pas d’intervenir sur la politique interne. J’avais compris que les gens de gauche qui avaient subi la dictature pouvaient mal réagir à l’aspect publicitaire de la campagne. En même temps, je sentais dans les reportages que je faisais que les jeunes voulaient regarder vers l’avenir et qu’il fallait gagner ce référendum. Les publicistes avaient raison : oui, la campagne était populiste, mais l’essentiel était de faire perdre Pinochet qui allait essayer de truquer jusqu’au bout les élections. Ce qu’il a fait d’ailleurs, mais le chef de l’armée de l’air, avant d’aller discuter avec lui, avait annoncé à la presse « le Non à gagné »… Alors que pendant ce temps les pinochetistes continuaient à dire que c’était le « oui » qui avait gagné. Le chef de l’armée de l’air a fait ça délibérément, il a dû penser que Pinochet, ça suffisait… C’était le 5 octobre 1988, après dix-sept années de dictature.

* Membre du comité de rédaction de la revue Mouvements.

[1] En 1968, l’URSS intervient militairement à Prague et met fin à l’expérience de « socialisme à visage humain » mise en œuvre par le Parti communiste tchécoslovaque.

[2] L’Unité populaire est le résultat d’un accord politique entre les partis de centre-gauche et de la gauche du Chili ayant pour but l’élection de Salvador Allende à la présidence de la République.

[3]En 1959, le dictateur cubain, pro-américain, Fulgencio Batista est renversé par la guérilla menée par Fidel Castro et le Mouvement du 26 juillet dont faisait notamment partie Ernesto Che Guevara.


[5] Secrétaire général du Parti communiste français de 1972 à 1994.

[6] L’opération Condor est le nom donné à une campagne d’assassinats et de lutte contre les mouvements progressistes orchestrée par les États-Unis et l’extrême droite latino-américaine. P. Abramovici, « “Opération Condor”, cauchemar de l’Amérique latine », Le Monde Diplomatique, mai 2001.

[7] J. Maldavsky, Patagonie, les couleurs de la discorde, 2009.