lundi 26 décembre 2016

CHANTAL MOUFFE, LA PHILOSOPHE QUI INSPIRE MÉLENCHON

L’obsession du consensus

PABLO IGLESIAS ET CHANTAL MOUFFE
 DANS « OTRA VUELTA DE TUERKA »
La notion de « populisme » est au cœur de la pensée de cette petite femme énergique, reconnue internationalement mais longtemps restée en France dans l’ombre de son mari, le philosophe argentin Ernesto Laclau, considéré comme le théoricien de la nouvelle gauche sud-américaine. Depuis la mort de son époux, en 2014, Chantal Mouffe poursuit leurs travaux, tout en gardant sa singularité.

COUVERTURE DE
«  L'ILLUSION DU CONSENSUS »
Elle juge ainsi qu’il convient d’aller au-delà de la perception péjorative souvent accolée à ce terme. C’est l’objet de L’Illusion du consensus (Albin-Michel), l’un de ses derniers livres parus début 2016 dans l’Hexagone, onze ans après sa sortie outre-manche. L’auteure y développe l’idée que le conflit est constitutif de la politique et qu’il faut sortir de l’obsession du consensus qui tue la démocratie à petit feu.

COUVERTURE DE 
«HÉGÉMONIE ET STRATÉGIE SOCIALISTE»
Pour elle, la frontière entre la droite et la gauche s’est progressivement effacée, les partis de centre droit et de centre gauche s’étant accordés sur l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative au néolibéralisme. C’est ce qu’elle nomme la « post-politique ». « Quand les citoyens vont voter, ils ne voient pas de différence entre les choix. Ça a permis le développement du populisme de droite, explique-t-elle. Marine Le Pen s’adresse à la douleur des classes populaires en leur disant que la cause de leurs problèmes, ce sont les étrangers. Il faut un autre discours en face qui se fasse sur la base de l’égalité. »

En France, estime celle qui est également philosophe de l’art, seul Jean-Luc Mélenchon est capable de tenir tête – il a d’ailleurs fait le choix d’un mouvement qui rejette l’étiquette gauche/droite. « Elle n’est pas l’intellectuelle organique de La France insoumise mais reste une source d’inspiration pour nous », convient Alexis Corbière, porte-parole de M. Mélenchon.

Même si certaines de leurs positions sont différentes – sur l’Europe, par exemple –, on retrouve une certaine proximité dans le vocabulaire utilisé, notamment lorsque Chantal Mouffe oppose « ceux d’en bas » à « ceux d’en haut », « le peuple » et « l’oligarchie ». Des mots revendiqués par le candidat à la présidentielle. L’un de ses soutiens, Roger Martelli, historien du communisme et ex-dirigeant du PCF, s’en méfie et juge cette « dialectique dangereuse ». « Au bout d’un moment, ça enferme, critique celui qui a débattu avec Chantal Mouffe fin août à l’invitation du Parti de gauche. Le populisme de droite gagnera toujours. C’est un combat perdu d’avance. »

La « bible du post-marxisme »

CARL SCHMITT LORS D’UN DISCOURS, EN 1930.
PHOTO AKG. IMAGES. ULLSTEIN BILD
Sa langue maternelle est le français mais cette Belge rédige ses ouvrages, souvent ardus, en anglais. Ses travaux s’inspirent notamment de ceux de Carl Schmitt (1888-1985), penseur antilibéral et juriste nazi. Ce qui lui a valu nombre de critiques. Elle assume : «Ce ne sont pas les qualités morales d’un penseur qui doivent déterminer si on doit se pencher sur ses travaux mais ses qualités théoriques. » Plutôt qu’appréhender l’antagonisme en termes d’ami-ennemi, comme le fait Carl Schmitt, elle préfère parler d’« agonisme », une résolution non violente du conflit entre deux adversaires qui reconnaissent chacun la légitimité de l’autre.

« Rien ne me prédestinait à être de gauche », lâche celle qui n’a jamais été encartée dans un parti politique. Fille de médecin, Chantal Mouffe est née en 1943 dans une famille de la bourgeoisie catholique belge. Elle débute ses études de philosophie à Louvain, où elle s’engage dans le syndicalisme étudiant. Deux événements marqueront la jeune femme : la révolution cubaine et la guerre d’Algérie.

ANTONIO GRAMSCI
En 1964, elle s’inscrit à l’Ecole pratique des hautes études et rencontre le philosophe Louis Althusser. « Je suis tombée sous sa coupe. Avec un petit groupe, on se réunissait pour lire Le Capital avec lui. Ça a été ma formation théorique. » Huit ans plus tard, après un séjour en Colombie – « j’ai raté Mai 68 », se désole-t-elle –, elle rencontre Ernesto Laclau à l’université d’Essex, en Grande-Bretagne. Le couple s’établira à Londres. Elle fera des allers-retours à Paris lorsqu’elle deviendra directrice de programme au Collège international de philosophie, de 1989 à 1995, à l’invitation de Jacques Derrida.

Après avoir écrit sur le penseur italien marxiste Antonio Gramsci, elle se lance avec Ernesto Laclau dans la rédaction de Hégémonie et stratégie socialiste, leur œuvre la plus connue, parue en 1985. Souvent présenté comme la « bible du post-marxisme », l’essai n’a été traduit qu’en 2009 en France. « Mouffe a beaucoup disparu au profit de Laclau, déplore Pauline Colonna d’Istria, son éditrice chez Albin-Michel. Hégémonie est resté comme son livre à lui, la reléguant au second plan, ce qui montre bien la misogynie de base du monde académique. »

COUVERTURE DE 
«CONSTRUIR PUEBLO» 
'CONSTRUIRE PEUPLE)
Leurs travaux ont largement inspiré la réflexion des dirigeants de Podemos en Espagne. C’est surtout avec le numéro deux du mouvement, Iñigo Errejon, que Chantal Mouffe va tisser des liens. « J’ai été “podémisée”, plaisante-t-elle. Voir que mes idées inspirent des gens et que ça informe leurs pratiques, c’est le plus beau cadeau que l’on pouvait me faire. » Prochaine étape : «l’insoumission» proposée par Jean-Luc Mélenchon?