mardi 7 février 2017

CHILI. LE BOXEUR QUI AIMAIT FUMER DE LA MARIJUANA

“C’est du Mazar, une variété indica puissante qui agit
sur le corps et la rend donc idéale pour l’exercice physique”, explique-t-il avant d’expirer un énorme nuage de fumée. Avec le blues de Muddy Waters en musique de fond, l’entraîneur donne ses instructions pour la séance, ne s’interrompant que pour fumer et faire passer les cigarettes. Il attend qu’il ne reste plus que les filtres et que les rires fusent pour donner le signal : “Allez, maintenant on s’échauffe !”

C’est avec cette cérémonie que les entraînements commencent à Boxing & Weed, un club de sport et de loisirs fondé il y a six mois par un groupe d’habitants de Curicó amateurs de combats de boxe et de cannabis. Leur chef est Felipe Goren, 30 ans, médecin généraliste et boxeur amateur depuis l’âge de 19 ans. Il a rallié vingt hommes et quatre femmes qui appliquent sa méthode au pied de la lettre. Parmi eux figurent des ingénieurs commerciaux, des agronomes, des étudiants et une avocate. Ils se réunissent quatre soirs par semaine et sont âgés de 18 à 54 ans.

« C’est l’association parfaite entre un sport de contact et le calme nécessaire lorsqu’on veut affronter un adversaire avec aisance et de bons réflexes, explique Felipe en surveillant les mouvements de ses élèves. Fumer aide à surmonter la fatigue pendant les vingt premières minutes de l’échauffement, mais aussi à se concentrer tout au long de la classe pour assimiler les aspects techniques. »

Herbe et musique, des stimulants efficaces

La marijuana a un effet très similaire aux opioïdes :
elle détend les muscles, stimule le système parasympathique et induit un état de relaxation physique qui permet de mieux contrôler la respiration, la pression sanguine et le rythme cardiaque.

En 2014, las de ne trouver aucune salle de gym à son goût, Felipe a investi la cour de sa maison avec quelques amis pour s’entraîner en écoutant du heavy metal et en fumant du cannabis. Ils ont remarqué que lorsqu’ils étaient “stones”, ils étaient capables de courir de longues distances sans s’arrêter. Ils ont donc décidé d’intégrer les joints à chaque séance.

“Pendant les entraînements, la marijuana augmente l’endurance et aide à franchir la barrière de la douleur, précise le médecin. Cela permet d’aller plus loin.” Sa méthode fait de plus en plus d’adeptes. Le club a commencé avec huit membres, en compte aujourd’hui 24 et le nombre d’inscriptions ne cesse d’augmenter.

Le heavy metal est roi pendant les séances. La musique de Slayer [un groupe de trash metal américain] retentit à plein volume dans l’espace confiné dont disposent les quatorze élèves présents aujourd’hui. La première partie de l’entraînement consiste en une série d’exercices d’échauffement éreintants : il faut enchaîner une petite course avec des sauts, faire dix pompes, se relever et recommencer, sans s’arrêter.


À première vue, rien ne montre que les élèves sont drogués, mais les pupilles dilatées de leurs yeux rougis dénotent un état de concentration extrême où chacun suit son propre rythme, sans aucune pression, ce qu’apprécient les quatre membres les plus âgés.


Alors qu’il n’avait jamais boxé de sa vie, Hernán Neira, 45 ans, propriétaire d’un atelier de métallurgie, vient maintenant s’entraîner trois fois par semaine. Il avait consommé de la marijuana une ou deux fois auparavant. “Lorsque je me suis inscrit dans ce club, j’avais des sentiments mitigés à ce sujet, raconte-t-il. Mais c’était le résultat d’un raisonnement erroné qu’on t’inculque quand tu es gamin.” Il dit avoir sombré dans la dépression lorsqu’il s’est séparé d’avec sa femme et qu’il pesait 107 kilos à son arrivée au club. C’était il y a quatre mois, et il a déjà réussi à perdre 14 kilos.
« Ce qui m’a aidé, c’est le sport et l’herbe, poursuit-il en enfilant ses gants. C’est une thérapie. Et j’ai recommencé à écouter le metal que j’aimais lorsque j’étais adolescent. Ça a été une expérience incroyable. »

Il pense que l’État devrait légaliser cette drogue [la consommation n’est plus pénalisée à condition d’être strictement personnelle].
« C’est une plante comme une autre. Pourquoi ne pas vivre en harmonie avec elle et en profiter ? Je recommande cet entraînement aux gens de mon âge et plus, il est très bon pour travailler l’esprit et le corps. Il n’y a aucune crainte à avoir »

déclare-t-il avant de se lancer dans des combinaisons de coups de poing avec un partenaire. Il compte inviter son fils aîné à rejoindre le club lorsqu’il aura 18 ans pour passer davantage de temps avec lui.

Un bon sport pour les femmes

À l’origine le club était exclusivement masculin, mais les femmes ont très vite été invitées à s’inscrire.
« Ça s’est fait quand le ‘Ni una menos’ [littéralement ‘Pas une de moins’, mouvement contre les violences faites aux femmes] est devenu à la mode, précise Felipe Goren. Il vaut mieux pour les femmes qu’elles prennent des mesures plutôt que de s’exprimer à travers une image. Il faut qu’elles puissent marcher tranquillement dans la rue sans se faire importuner par des connards. »
Tous sont d’accord pour dire que Dani Miranda, 22 ans, est la plus régulière et la plus douée. Elle devrait même bientôt monter sur le ring. Dani est serveuse dans un café et n’avait jamais boxé. Mais aujourd’hui elle frappe plus vite que les autres.

« J’ai toujours voulu apprendre à me battre mais je n’avais jamais boxé, raconte-t-elle. Au début, on se sent stupide quand on lance des coups de poing. Mais je n’aurais jamais pratiqué ce sport si ça n’avait pas été de cette façon, si relaxante et amusante. »

Tout en boxant dans le vide, elle poursuit :

« Avec la marijuana, on se concentre sur la respiration, sur le mouvement, on essaie de bien sautiller. L’esprit se libère des sentiments de peur, la seule chose qui compte est ce qu’on est en train de faire maintenant, rien d’autre. »

Dani a essayé de faire venir ses amies au club mais elles ne l’ont pas écoutée.
« La plupart des femmes sont tétanisées lorsqu’elles sont agressées, mais lorsque le corps est entraîné, il réagit seul, explique-t-elle. Il faut savoir se défendre, c’est une époque très dangereuse pour toutes les femmes et cela pourrait leur sauver la vie. »
Une concentration à son maximum

Felipe met un morceau de Suicidal Tendencies, roule un joint et encourage ses élèves pour la dernière demi-heure : “Allez ! La douleur fait partie du jeu, ne vous arrêtez pas !” Il appelle un élève pour lui donner des conseils et, par la même occasion, approche la cigarette des lèvres du jeune homme, qui ne peut pas la prendre à cause de ses gants.

L’entraîneur est assisté par Álex Álvarez, 27 ans, un boxeur professionnel en catégorie poids lourd qui a été vice-champion du Chili des poids welters en 2005. Il combat depuis l’âge de 13 ans et souffre d’une blessure, mais il espère pouvoir remonter sur le ring dans quelques mois. Il dit être le plus “stone” de tous.

« L’idée est que la boxe nous rende plus forts physiquement et l’herbe mentalement, explique-t-il. Quand tu fumes un pétard et que tu commences à t’entraîner, tu as des sensations incroyables. Tu penses à des milliers de choses. Tu te passes un film où tu es un champion et tu deviens hyperconcentré. Lorsque j’ai peur, c’est ce que je fais pour pouvoir rester attentif, et avec l’herbe j’y arrive. »
« Ici on sort du monde ordinaire et on adopte une mentalité de guerrier, on s’entraîne dur mais toujours avec des pensées positives, poursuit-il. Le but n’est pas de fumer et de monter sur un ring, mais de se préparer psychologiquement. On s’entraîne en pensant à ce qu’on veut être et quand on a fumé, on le fait avec la gnaque. »

Álex Álvarez est abstinent depuis trois ans et préfère fumer un bon pétard plutôt que de boire car l’alcool le rend violent. “Pour un boxeur, être ivre est la pire chose qui soit. Tu risques de te servir de tes poings dans une bagarre et de faire très mal. Les gens pensent que je suis un drogué, mais je sais que je vais beaucoup mieux que d’autres boxeurs qui boivent”, affirme-t-il.

Le dernier exercice de la journée a été inventé par le Dr Goren. Sur un morceau du groupe Pantera, tous forment un cercle en se tenant par le bras et commencent à tourner en rythme jusqu’à ce que Felipe donne le signal. Alors, comme dans les concerts, ils se lancent dans un mosh violent [une danse brutale caractéristique des milieux punk et metal], se poussant avec force en essayant de rester debout au centre : “C’est un bon entraînement pour la stabilité : on se fait rentrer dedans et on se fait éjecter, on revient et on contre-attaque en mettant tout ce qu’on a”, dit Juan Pablo, 28 ans, technicien agronome et membre fondateur du club.

 La meilleure des thérapies

Interrogé sur la provenance de la marijuana, il répond que la vente est interdite et que chacun doit en apporter pour l’entraînement. Les élèves terminent la séance en applaudissant et en se félicitant de leurs progrès. Pour le rituel final, ils forment à nouveau un cercle et l’un d’eux sort un bong en verre [une pipe à eau] qu’ils font tourner en partageant leurs pensées et leurs commentaires. Felipe explique que cette dernière bouffée, qui en fait tousser plus d’un, a un puissant effet analgésique et anti-inflammatoire. Elle donne aussi très faim et tous partent changer de vêtements pour attaquer la troisième mi-temps. Ce soir, ce sera chorrillana [un plat typique associant des frites, plusieurs types de viande et parfois des œufs ou des oignons] et bière.
« Notre but est de progresser jusqu’à pouvoir présenter le club en compétition, dit le docteur en dévorant ses frites. Voilà notre objectif pour 2017 : monter sur le ring. »
La fatigue se lit clairement sur tous les visages, mais
elle n’est pas assez grande pour refuser le dernier joint de la soirée devant le restaurant. “C’est une vraie thérapie, affirme Dani avant de rentrer chez elle. Tu penses à toutes les merdes de ta journée, à tes mauvaises réactions, à comment tu pourras faire mieux demain, à te faire plaisir, à te connaître. Tu envoies tous tes problèmes au diable.” 
« C’est la méthode idéale pour tous les gens qui présentent des troubles névrotiques, c’est-à-dire la majorité de la population chilienne, déclare Felipe Goren en expulsant une épaisse fumée grise de sa bouche. Il n’y a rien de mieux que se taper dessus comme des gentlemen et partager un bon joint après. »