samedi 16 septembre 2017

YANIS VAROUFAKIS : « LA FRANCE PARTICIPE DÉSORMAIS À LA COURSE AU MOINS-DISANT SOCIAL ET FISCAL »


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ALEXIS TSIPRAS SUR LA COLLINE DE LA PNYX, À ATHÈNES,
AVEC EMMANUEL MACRON, JEUDI 7 SEPTEMBRE 2017.
PHOTO ALKIS KONSTANTINIDIS
Dans cette tribune au « Monde », l’ancien ministre grec estime, avec ses deux cosignataires James K. Galbraith et Aurore Lalucq, que le président français fait doublement fausse route avec sa réforme XXL du marché du travail.
Tribune. Le grand plaidoyer européen d’Emmanuel Macron au pied de l’Acropole d’Athènes, le jeudi 7 septembre, cache mal la double impasse dans laquelle le président est enfermé.

 JAMES K. GALBRAITH, AURORE LALUCQ ET YANIS VAROUFAKIS 

Certes, Emmanuel Macron n’est pas François Hollande. Sur la scène européenne, le nouveau président français a rapidement mis en scène sa ­volonté de rompre avec un quinquennat durant lequel la France aura trop souvent été spectatrice des discussions et des confrontations européennes. Et il a une idée : en échange d’une réforme XXL du marché du travail, il pense pouvoir obtenir de la chancelière, ­Angela Merkel, et de son ministre des finances, Wolfgang Schäuble, une nouvelle étape dans la construction européenne.

La première impasse touche à la réalisation même de ce « deal » politique. Que demandait initialement le président français à ses homologues allemands ? Une fédération « light », c’est-à-dire une zone euro avec un semblant de budget commun (1 % du PIB de la zone), des eurobonds (obligations européennes fédérales), des projets d’investissements au ­niveau fédéral et une assurance des dépôts bancaires.

Compte tenu de l’importance de la crise, de la taille des dettes publiques engendrées pour éviter la faillite du secteur bancaire, et de l’état social de l’Europe, ce projet initial était déjà totalement anachronique.

L’Eurogroupe, cette boîte noire antidémocratique

Surtout, cette demande a vite tourné court. Non seulement Mme Merkel et M. Schäuble ont rejeté cette proposition de fédération « light », mais Martin Schulz, le candidat dit « social-démocrate », aussi. Emmanuel Macron se voit proposer à la place une transformation du Mécanisme européen de stabilité (MES) en fonds monétaire européen capable d’accorder sous ­conditions des prêts pour financer certains investissements et le paiement des indemnités chômage.
LA « TROÏKA », APRÈS ATHÈNES, POURRAIT AINSI S’INSTALLER À PARIS OU À ROME
Il peut paraître difficile de distinguer cette contre-proposition de celle du président Macron. Pourtant, il existe une différence fondamentale : elle touche au contrôle démocratique. Car la structure de décision n’est autre que celle de l’Eurogroupe, cette boîte noire antidémocratique au sein de laquelle l’intérêt général et l’esprit de compromis ont laissé place, à l’abri du regard des citoyens, à un diktat économique nommé austérité.

Si un tel projet voyait le jour, chaque euro versé le serait sous les conditions très strictes de la « troïka » qui, après Athènes, pourrait ainsi s’installer à ­Paris ou à Rome. Un projet que M. Schäuble a toujours assumé, mais qui marquerait une nouvelle étape vers l’effondrement du projet européen et constituerait un cadeau de plus à l’internationale des nationalismes.
Le chemin d’un « new deal »

Le président Macron entraîne son pays à marche forcée, mais aussi ­l’Europe, dans une seconde impasse. ­Depuis trente ans, les politiques de flexibilisation du marché du travail ont prouvé leur efficacité dans un seul domaine : redistribuer de la pauvreté. Le gouvernement affiche néanmoins sa détermination, convaincu que la mise en concurrence grandissante des salariés entre eux a déjà fait son travail de division des mobilisations. Mais faut-il être à ce point dogmatique pour ne pas voir que le délitement social sera l’essence du retour en force des réactionnaires, qui ont déjà rassemblé 11 millions de voix en mai dernier ?
LES ORDONNANCES AFFAIBLISSENT LE REMPART SOCIAL FRANÇAIS
La loi travail XXL n’est pas qu’une atteinte à la protection des salariés ­français. Elle mènera la vie dure à l’ensemble des Européens. Car les ordonnances affaiblissent le rempart social français, qui avait jusque-là joué un rôle essentiel de contrepoids aux politiques d’austérité, en France comme en ­Europe. Cette loi entérine en outre la concurrence déloyale comme projet économique. Mise en concurrence des salariés, volonté de réformer la fiscalité pour attirer les traders de la City : la France participe désormais à la course au moins-disant social et fiscal.

L’impasse est évidente, le cercle vicieux saute aux yeux : les voisins de la France iront plus loin, et ainsi de suite. Face à cette pente dangereuse pour la France et pour l’Europe, il existe un projet alternatif, crédible, solide. Un plan européen qui refuse de céder aux sirènes du nationalisme. Cet autre chemin, c’est celui d’un « new deal » qui ouvre une nouvelle ère de prospérité partagée, fondée sur des principes très simples : chaque Européen doit pouvoir accéder à un emploi payé correctement, à un logement décent, à des services publics de qualité, le tout en harmonie avec la nature.

Socialiser une partie des retours sur capitaux

Ce chemin passe par un investissement massif dans ce qui fait du sens : la transition sociale et écologique du continent. Les défis sont immenses. Préserver les écosystèmes et leurs trésors, laisser les énergies fossiles dans le sol, accompagner la sortie du nucléaire en France et celle du charbon en ­Pologne, financer les infrastructures vieillissantes en Allemagne, à un moment où l’Europe souffre de sous-investissement chronique.
LES PROGRESSISTES EUROPÉENS DOIVENT S’ORGANISER PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES, POUR QU’IL SOIT À NOUVEAU POSSIBLE DE REGARDER L’AVENIR AVEC ESPOIR
Cet autre chemin, c’est celui qui donne à chacun la possibilité de vivre sa vie, en créant un fonds de lutte contre la pauvreté, prémices à une assurance-chômage européenne, en proposant un revenu de base fondé sur les dividendes, qui viendrait socialiser une partie des retours sur capitaux, ou encore en créant des emplois garantis pour ceux et celles qui en feront la demande.

Cet autre chemin consiste à renouer avec la grande promesse démocratique, celle d’un contrat politique entre des citoyens et des peuples qui, s’ils ne sont pas tous d’accord entre eux, assument la confrontation au sein d’institutions transparentes et pleinement démocratiques.

Aujourd’hui, les défenseurs de la concurrence de tous contre tous nient l’existence de cette alternative. Les progressistes européens doivent s’organiser par-delà les frontières, pour qu’il soit à nouveau possible de regarder l’avenir avec espoir.

Les signataires de la tribune : Yanis Varoufakis, ancien ministre grec des finances et cofondateur du mouvement de démocratie européen Diem25 ; James K. Galbraith, professeur de politique sociale et d’économie à la LBJ School de l’Université du Texas à Austin (États-Unis); Aurore Lalucq, codirectrice de l’Institut Veblen pour les réformes économiques.