mardi 12 juillet 2005

LA MÉMOIRE SALIE D'ALLENDE

ELISABETH ROUDINESCO PHOTO LÉA CRESPI

On se souvient qu'en 1987 Victor Farias, universitaire chilien, professeur à l'Université libre de Berlin, et ancien élève de Martin Heidegger avait semé le trouble dans la communauté intellectuelle française en publiant un livre dans lequel il prétendait interpréter l'ensemble de l'oeuvre du philosophe allemand à la lumière du soutien que celui-ci avait apporté au régime nazi entre 1933 à 1945. L'ouvrage relevait d'une méthodologie pour le moins discutable puisqu'elle consistait à valider des convictions intimes sans jamais les soumettre à l'épreuve du doute et tout en ayant l'air de les déduire d'un savant travail archivistique. Comme Heidegger avait bel et bien été nazi, et que, depuis 1945, de multiples travaux n'avaient pas cessé d'en apporter de nouvelles preuves, Farias bénéficia en France d'une forte sympathie.
Emporté par sa passion vengeresse, Farias s'est mis en tête, dans son dernier ouvrage, de désacraliser l'histoire de son pays, en prétendant apporter la preuve que Salvador Allende, mort le 11 septembre 1973, après avoir livré combat contre la junte militaire dirigée par Augusto Pinochet, ne serait en réalité qu'un adepte de la solution finale, antisémite, homophobe et pourfendeur de races inférieures : en bref, un nazi déguisé en socialiste (1).

LE SCRIBOUILLARD
VICTOR FARIAS
Pour comprendre comment Farias a pu en arriver à une telle dérive, il faut revenir à l'année 1933. A cette date, en mai, le jeune Allende, âgé de 25 ans, présenta devant ses maîtres de l'université de Santiago, une thèse pour l'obtention du titre de médecin. Déjà engagé dans la gauche socialiste, il avait pris pour thème de son mémoire la question de l'hygiène mentale et de la criminalité (2).

Comme la quasi-totalité des médecins hygiénistes de sa génération, formés à la théorie dite de «l'hérédité-dégénérescence», laquelle avait été importée sur le continent latino-américain dès le début du siècle, le jeune Allende croyait que chaque individu déviant avait des «tares», liées aussi bien à une appartenance dite «raciale» qu'à des traits de caractère ou à des maladies dites «héréditaires» (alcoolisme, tuberculose, maladies vénériennes). Pour traiter l'ensemble de ces pathologies, dont on pensait qu'elles débouchaient sur le crime ou la délinquance, il préconisait la création d'un hygiénisme d'Etat. Et pour les homosexuels, il proposait ­ en citant des cas de l'école allemande ­ un traitement endocrinologique.

En Allemagne, ce furent des médecins des Lumières, ­ Rudolf Virchow (1821-1902) par exemple ­ qui inventèrent la biocratie, c'est-à-dire l'art de gouverner les peuples par les sciences de la vie. Conservateurs ou progressistes, ces hommes de science, intègres et vertueux, avaient pris conscience des méfaits que l'industrialisation faisait peser sur l'âme et le physique d'un prolétariat de plus en plus exploité dans des usines malsaines. Hostiles à la religion, dont ils pensaient qu'elle égarait les hommes par de faux préceptes moraux, ils voulaient combattre toutes les formes dites de «dégénérescence» liées à l'avènement du capitalisme.

Aussi avaient-ils imaginé l'utopie d'un «homme nouveau» régénéré par la science. Et ils furent imités par les communistes et les fondateurs du sionisme, Max Nordau, notamment, lequel voyait dans le retour à la Terre promise, la seule manière de libérer les juifs européens de l'abâtardissement où les avaient plongés l'antisémitisme et la haine de soi juive. Favorables à une maîtrise de la procréation et à la liberté des femmes, ces médecins avaient mis en oeuvre un programme eugéniste par lequel ils incitaient la population à se purifier grâce à des mariages médicalement contrôlés. Certains d'entre eux, comme le psychiatre freudien Magnus Hirschfeld (1868-1935), dont les ouvrages seront brûlés par les nazis, adhéra à ce programme, convaincu qu'un homosexuel de type nouveau pouvait être créé par la science.

On connaît la suite. A partir de 1920, dans une Allemagne exsangue et vaincue, les héritiers de cette biocratie poursuivirent ce programme en y ajoutant l'euthanasie et les pratiques systématiques de stérilisation. Hantés par la terreur du déclin de leur «race», ils inventèrent alors la notion de «valeur de vie négative» convaincus que certaines vies ne valaient pas la peine d'être vécues : celle des sujets atteints d'un mal incurable, celle des malades mentaux et enfin celle des races dites inférieures. La figure héroïsée de l'homme nouveau inventée par la science la plus civilisée du monde se retourna alors en son contraire, en un visage immonde, celui de la race des seigneurs revêtue de l'uniforme de la SS.

Dans son mémoire de 156 pages, divisé en six parties, Allende exposait donc, en 1933, de la manière la plus académique, des théories scientistes qui avaient été adoptées à la fin du XIXe siècle ­ sur la lancée du darwinisme ­ par les plus hautes autorités de la science médicale européenne. Mais à aucun moment, il ne se réclamait de l'eugénisme éradicateur qui était en train de devenir en Allemagne la composante majeure de la biocratie nazie. Une seule fois, il employait le terme d'euthanasie pour souligner qu'elle était un équivalent moderne de l'ancienne Roche Tarpéienne d'où l'on précipitait à Rome les condamnés à mort.

Et d'ailleurs, c'est à l'école italienne, et non pas allemande, qu'il empruntait la plupart de ses références, et notamment au célèbre Cesare Lombroso (1836-1909), dont l'enseignement avait marqué tous les spécialistes de l'anthropologie criminelle (ou criminologie). Issu de la bourgeoisie juive de Vérone, ce médecin socialiste avait été l'adepte de la phrénologie avant de mettre au point sa doctrine du «criminel-né» à partir d'une bien curieuse expérience.

En 1870, il avait cru déceler dans la boîte crânienne d'un brigand toute une série d'anomalies et, de là, il en avait déduit que l'homme criminel était un individu marqué par les stigmates d'une animalité sauvage. En conséquence, il en était venu à rattacher chaque race à une typologie criminelle spécifique. Dans un texte de 1899 sur «Le délit, ses causes et ses remèdes», il avait décrit les comportements délictueux des Arabes bédouins, de certains Indiens et des Tsiganes, en des termes qui, aujourd'hui, relèveraient d'un jugement racialiste. Et il avait ajouté que la criminalité «spécifique des juifs était l'usure, la calomnie et la fausseté, alliées à une absence notoire d'assassinats et de délits passionnels».

C'est cette phrase, citée par Allende dans l'avant-dernier chapitre de sa thèse, qui est exploitée aujourd'hui par Farias pour accuser celui-ci, non seulement d'avoir été nazi dès 1933, mais de n'avoir jamais abandonné ensuite son engagement. Sans rien connaître de l'histoire des multiples évolutions de la biocratie postdarwinienne, il se livre donc à une interprétation rétrospective qui ne repose sur aucune étude critique des textes.

Certain d'avoir identifié un véritable nazi, Farias poursuit son investigation en affirmant qu'entre 1938 et 1941, Allende, alors ministre de la Santé du gouvernement Frente popular de Pedro Aguirre Cerda, avait rédigé un projet de loi en faveur de la stérilisation des malades mentaux semblable à celui de l'Allemagne hitlérienne. L'ennui c'est qu'en lisant le texte de ce projet ­ qui ne fut jamais voté ­ on s'aperçoit qu'il ne correspond en rien à une quelconque visée nazie. L'objectif des hitlériens était d'éliminer les malades mentaux et non pas de les empêcher de procréer. La nuance est de taille même si les apparences sont trompeuses.

Toujours soucieux de démontrer l'indémontrable, Farias en vient à affirmer, sans autre preuve que son propre témoignage oral, que sous sa présidence, Allende aurait protégé de l'extradition un authentique nazi, le colonel SS Walter Rauff, condamné par le tribunal de Nuremberg pour avoir exterminé 96 000 personnes. Or, quand on lit la correspondance de 1972 entre Simon Wiesenthal et Allende (3), on s'aperçoit qu'il s'agit, là encore, d'un véritable détournement des textes.

Rappelant que la Cour suprême chilienne avait refusé en 1963 d'extrader Walter Rauff, Wiesenthal s'adressa à Allende, en août 1972, pour lui demander de faire réviser cette décision. Allende intervint alors auprès de la Cour sans obtenir satisfaction. Dans une lettre datée de novembre 1972, Wiesenthal le remercia chaleureusement. (3)

Non content de salir la mémoire d'un homme auquel il voue tant de haine, Farias a fait savoir, dans un entretien daté du 7 juin dernier, qu'il avait demandé aux autorités allemandes de débaptiser tous les lieux qui portent encore le nom d'Allende et d'y apposer celui de la poétesse chilienne Gabriela Mistral (1889-1957), connue pour son engagement chrétien auprès des démunis.

Farias s'acharne donc à vouloir destituer l'une des figures les plus populaires, avec celle de Che Guevara, de l'antifascisme latino-américain. Entre les lignes de son essai, on devine la présence d'une conviction délirante, malheureusement répandue aujourd'hui, et qui vise à faire du socialisme une doctrine totalitaire semblable au nazisme ­ l'une étant toujours la face cachée de l'autre ­ et de l'héroïsme révolutionnaire l'expression d'une violence qu'il faudrait bannir de la cité à coups de normalisation des corps et des esprits.

Mais ce que Farias et ses partisans oublient, c'est que personne ne pourra jamais ôter à un héros la décision de sa propre mort. Or, Allende est mort comme un héros, au sens grec du terme, préférant une vie brève à la longue durée d'une vieillesse soumise. Le 11 septembre 1973, refusant de se rendre à l'ennemi, il fit sortir ses compagnons d'armes du palais de la Moneda puis, à l'aide de son pistolet mitrailleur, il se tira une rafale dans la bouche. Et c'est bien le spectre de cet héroïsme-là qui continue de hanter les consciences méprisables de ceux qui jamais ne connaîtront un tel destin.

(1) L'ouvrage est paru simultanément, en mai 2005, au Chili et en Espagne sous deux titres différents : 1 ­ Salvador Allende. Antisemitismo y eutanasie. 2 ­ Salvador Allende: contro los judios, los homosexuales y otros "degenerados". Cf. également: Heidegger et le nazisme, Verdier, 1987.
(2) Higiene mental et delincuencia. Cette thèse est accessible sur le site de la Fondation Allende.
(3) Cette correspondance est accessible sur le site de la Fondation Allende.


Elisabeth Roudinesco