lundi 22 juin 2020

CHILI : PROCESSUS CONSTITUANT EN TEMPS DE PANDÉMIE

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]   

REFERENDUM
« ON SE VOIT EN OCTOBRE »
DESSIN LAUZAN
La crise liée au coronavirus a bousculé le calendrier politique au Chili où la mobilistation sociale débutée en octobre dernier avait contraint les autorités et le président Piñera à lancer un important processus de réforme constitutionnelle. L’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès publie une analyse de la fondation chilienne RED sur le sujet, signée d’Ernesto Riffo, avocat et coordinateur de l’Observatoire du processus constitutionnel-RED, et de Claudia Heiss, politiste au sein de la RED.
« JE VEUX PLÉBISCITE MAINTENANT !!! »
DESSIN ALEN LAUZAN
Le 26 avril 2020, un référendum national devait être organisé au Chili pour consulter les citoyens afin de savoir s’ils étaient d’accord ou non sur le projet d’élaboration d’une nouvelle Constitution. Et aussi pour savoir s’ils souhaitaient le faire via une assemblée composée pour moitié de parlementaires et pour l’autre de représentants élus – Convention constitutionnelle mixte – ou via une assemblée d’élus – Convention constitutionnelle. Pourtant, le 26 avril dernier, les rues étaient vides, comme c’est le cas depuis le début des mesures de confinement social et de quarantaine tournante imposées depuis mars 2020, comme réponses à la pandémie liée au coronavirus.

Le processus constituant chilien initié fin 2019 est le fruit d’une demande sociale datant de plusieurs décennies. Au retour de la démocratie en 1990, le pays a maintenu la Loi fondamentale en vigueur imposée par la dictature d’Augusto Pinochet en 1980, qui consacrait un modèle néolibéral accentuant la concentration des pouvoirs économique et politique entre quelques mains. Les droits sociaux ont été marchandisés ; l’accès à la sécurité sociale, à la santé, à l’éducation, au travail et aux autres secteurs considérés comme des droits fondamentaux dépendait de la capacité de chacun à payer. Qui plus est, ce modèle permettait à ses organisateurs de gagner de l’argent public collecté par un système fiscal régressif basé principalement sur la TVA.

Ce n’est qu’après la formidable explosion sociale du 18 octobre 2019 que le système politique a été en mesure d’offrir une sortie institutionnelle à la demande de changement profond du modèle social et des institutions le garantissant. Le 15 novembre dernier, la majorité des partis représentés au Congrès a signé un accord visant à organiser un référendum et l’élection de représentants à une assemblée constituante démocratique chargée de rédiger la nouvelle Loi fondamentale. Le processus négocié a été découpé en trois moments électoraux : une ouverture « référendaire » qui devait être organisée en avril 2020, l’élection des membres de la Convention constitutionnelle – selon une des modalités citées précédemment – et un référendum de « sortie » pour ratifier la Charte fondamentale élaborée au terme d’une année de travaux de la Convention.

La totalité de ce chronogramme a été décalée du fait de la pandémie. Par exemple, le référendum d’avril 2020 a été reporté au 25 octobre prochain, l’élection des membres de la Convention – au cas où l’option serait approuvée en octobre – se tiendrait le 11 avril 2021, et le référendum de ratification pourrait donc être organisé en fonction de la fin des travaux de la Convention en août 2021.

Le processus constituant chilien matérialise non seulement le désir d’abandonner le legs autoritaire d’Augusto Pinochet inscrit dans sa Constitution, mais aussi une demande de démocratisation d’un système politique terriblement concentré et excluant. C’est pour cela que le Congrès a adopté d’importants correctifs au système d’élection de la Convention constitutionnelle, reprenant des dispositifs électoraux en vigueur pour la Chambre des députés. Ainsi ont été offerts des avantages aux candidatures indépendantes qui, dans un système traditionnel, ont peu de possibilités de s’imposer face à celles de partis politiques. Et de façon historique, le Congrès a adopté une formule d’intégration paritaire entre hommes et femmes pour la Convention constitutionnelle. Est toujours en débat et négociation la création de sièges réservés aux peuples indigènes au sein de la Convention.

Il y a peu, le président Sebastian Piñera et d’autres représentants de la droite ont émis des doutes sur la faisabilité d’un référendum organisé en octobre prochain en raison de la crise sanitaire et de la crise économique qui s’annonce comme conséquence de la pandémie. Ces doutes sont en contradiction avec divers appels à la normalité, au retour à l’école et à la réouverture des centres commerciaux proposée par le gouvernement lui-même, désireux de réactiver l’économie.

De façon évidente, l’argumentation défavorable à la tenue du référendum basée sur des raisons économiques est simplement non recevable. La volonté de poursuivre les processus démocratiques ne peut pas être conditionnée par l’économie. La logique du doute ne peut être comprise que comme l’expression d’une volonté de reprendre l’argumentation de fond de la droite en faveur du modèle social et politique actuel, qui serait facteur de stabilité politique et de croissance économique du pays. Pendant des dizaines d’années, nous avons entendu ce genre d’arguments pour excuser la dictature. Cette même logique de justification rétrospective est avancée aujourd’hui pour défendre le statu quo. Abandonner le modèle hérité mettrait en danger ces acquis. On se rappelle qu’à l’occasion de la tentative de processus constituant voulue par le gouvernement de Michelle Bachelet, la droite avait déjà critiqué l’initiative au nom de possibles effets négatifs sur la croissance économique causés par une Constitution garantissant un excès de droits. Plus récemment, après l’accord du 15 novembre 2019, l’un des principaux arguments en faveur de l’option du « non » est de dire que le processus constituant créerait un climat d’incertitudes pendant deux ans avec des conséquences économiques négatives pour le pays.

Invoquer des arguments économiques pour écarter les demandes d’un changement du système social et politique n’est pas nouveau dans la politique chilienne, mais aujourd’hui, il apparaît que l’une des principales causes du malaise social  que révèlent les manifestations d’octobre 2019 peut être la subordination du pouvoir politique démocratique au pouvoir économique du marché. Les demandes sociales exprimées à ce moment-là n’ont pas été satisfaites, et on peut être sûr qu’elles réapparaîtront dès que les circonstances sanitaires le permettront.

Qui plus est, l’impact de la pandémie au Chili a montré à l’opinion publique l’absence d’instruments étatiques adéquats pour affronter la crise sanitaire, d’instruments régulateurs permettant d’affronter l’inflation abusive du prix des articles de santé et, de façon générale, la faible capacité de l’État à contrôler les actions d’institutions privées, telles que les banques ou les entreprises de services de base, en particulier dans des situations comme celles de la crise actuelle.

Cela dit, la marque la plus visible que va laisser la pandémie sera sans doute la mise en évidence de manière dramatique de l’absence de système de protection garantissant un minimum de bien-être à la population, et les conséquences inégalitaires qu’ont et que vont avoir les mesures adoptées pour affronter la crise sanitaire et l’imminente crise économique.

Le référendum constitutionnel a été la forme inventée par le système politique pour répondre à la crise sociale et politique. Le contester en prenant comme excuse la pandémie serait une façon d’user d’une crise pour essayer d’en étouffer une autre.

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]   

mercredi 17 juin 2020

FRANCE : HÔPITAL. MOBILISATION MASSIVE EN FAVEUR DU SYSTÈME DE SANTÉ

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]   
PLUSIEURS MILLIERS DE MANIFESTANTS ONT DÉFILÉ, SOIGNANTS ET
SOUTIENS, MARDI 16 JUIN 2020 À PARIS. UNE MANIFESTATION MARQUÉE
PAR DES HEURTS VIOLENTS AVEC LA POLICE.
PHOTO (©SL / ACTU PARIS)
Des milliers de personnels hospitaliers, salariés des Ehpad et usagers se sont rassemblés dans toute la France pour le premier mouvement social d’ampleur depuis la pandémie. Le Ségur de la santé est sous pression.
VIOLENTE INTERPELLATION D'UNE INFIRMIÈRE LORS
 DE LA MANIFESTATION DES SOIGNANTS À PARIS
PHOTO POLITIS
Une marée humaine sous les fenêtres d’Olivier Véran. L’avenue de Ségur, à Paris, qui a donné son nom à la concertation très décriée menée par le gouvernement, résonnait des « On est là ! » des soignants hospitaliers, des personnels des Ehpad et des usagers. Pour cette grande journée d’action post-confinement, seize mois après le début du mouvement social dans les hôpitaux, les premiers de corvée face au ­Covid, piliers du système de santé, se sont rassemblés par milliers à l’appel de syndicats et collectifs (CGT, FO, Unsa, SUD, collectif Inter-Hôpitaux…) pour refuser le retour à « l’anormale ». Dans toute la France comme à Paris. En tête du cortège dans la capitale, Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, n’y va pas par quatre chemins : « Ça fait un moment que le diagnostic de ce qui ne va pas est posé. Il faut donner des réponses aux personnels tout de suite et annuler la dette des hôpitaux ! On donne bien 10 milliards d’euros aux entreprises ! »

Les oubliés du champ de bataille


UNE DU QUOTIDIEN L'HUMANIÉ
DU MARDI 16 JUIN 2020
Dans la foule compacte, la gestion catastrophique de la crise a imprimé les consciences au fer rouge. Olivier Youinou, cosecrétaire de SUD santé AP-HP, résume cette déflagration au micro : « La situation a pété à la gueule de tout le monde. » Vétérante des luttes sociales, Marie a collé sur son uniforme bleu d’infirmière anesthésiste une photo d’elle en manifestation en 1988. Elle n’avait jamais vu ça en trente ans de carrière : « Je me suis retrouvée à intuber des gens sans masque FFP2. Je gagne 2 500 euros par mois avec 17 heures supplémentaires en plus. Je suis obligée de travailler en intérim dans d’autres hôpitaux pour m’en sortir seule avec deux enfants à Paris, alors que nous avons la vie des gens entre nos mains. Notre profession n’est absolument pas représentée dans le Ségur de la santé, c’est une honte. En ce m oment, nous avons 3 000 opérations, reportées pendant le Covid, à rattraper, nous sommes toujours au bloc à 21 heures, je ne peux plus accepter ça ! »

« Ni bonne, ni nonne, ni conne ! » brandit en écho Léa, étudiante infirmière. Jetées en pâture dans les services de réanimation sans même avoir fini leur formation, les futures diplômées se remettent à peine de cette période de surtension. « Nous avons toutes été réquisitionnées, poursuit sa camarade Laura, élève dans une école à Marne-la-Vallée (Seine-et-Marne). On a fait office d’aides-soignantes et d’infirmières. Le tout payé 1,40 euro de l’heure, somme que nous n’avons toujours pas reçue. Nous n’avons pas non plus le droit à la prime Covid. Nous sommes diplômées dans un mois, mais nous n’avons pas envie de gérer 14 patients en même temps pour gagner 1 600 euros. On ne veut pas exercer notre futur métier comme ça. »

Le camion rose de « Vos gâteaux » détonne dans la vague de blouses blanches. Véronique a monté cette opération de distribution de nourriture pour les soignants pendant la pandémie. 9 000 bénévoles continuent toujours d’offrir aux hospitaliers douceurs et repas en tout genre. Des applaudissements au balcon à la rue, il n’y a qu’un pas, qu’ont franchi de nombreux usagers ce mardi, à l’image d’Amaury et Rémy. Ces deux comédiens ont revêtu des uniformes de soldats avec une pancarte explicite : « Plus de brancards et de lits d’hôpitaux, moins de branquignoles au sommet de l’État. » « On est en guerre, comme l’a dit Emmanuel Macron. Les revendications des soignants sont totalement justifiées », souligne le poilu d’un jour. Les personnels des Ehpad se sentent, eux aussi, les oubliés du champ de bataille. Le matin, ils avaient manifesté devant le siège du groupe Korian dans le 8e arrondissement de Paris. Alors que les actionnaires ont renoncé à 54 millions d’euros de dividendes, les salariés ne voient rien venir pour le versement des primes. « Nous avons eu des renforts, notamment d’agents de services hospitaliers, mais une fois la crise finie, ils sont partis, du coup, on se retrouve à faire une partie de leur boulot, dénonce Orneli, auxiliaire de vie dans une structure parisienne. Mais on nous dit qu’il n’y a pas d’argent pour recruter. »

Urgences saturées, personnel épuisé


Si des tensions ont éclaté en marge de la manifestation parisienne, 220 rassemblements se sont tenus dans toute la France, rappelant l’élan revendicatif dans la santé de l’automne dernier. Environ 12 000 personnes s’étaient ainsi donné rendez-vous hier devant l’hôpital Édouard-Herriot, à Lyon. Personnels soignant et paramédicaux, du public comme du privé, mais aussi des salariés du secteur médico-social et plus largement des cheminots, des étudiants, des gilets jaunes et d’autres se sont joints au cortège qui s’est ébranlé jusqu’à l’agence régionale de santé d’Auvergne-Rhone-Alpes. « Ça fait plus d’un an qu’on se mobilise, qu’on n’est pas entendus. On a répondu présent pendant le Covid, on a espéré que les choses allaient changer. Mais depuis le déconfinement, c’est comme si rien ne s’était passé : les services d’urgences sont saturés, le personnel épuisé. On manque toujours autant de matériel et de lits ! » s’insurge une médecin urgentiste rattachée à l’hôpital Édouard-Herriot et à Lyon-Sud.

Le mot qui revient dans toutes les bouches ? Le besoin de reconnaissance. Salariale mais aussi professionnelle. « Pendant la crise du Covid, on s’est rendu compte que c’étaient les petites mains qui faisaient tourner le pays, pas le gouvernement », pointe Claude. Cette infirmière à la clinique privée de la Sauvegarde, en fin de carrière, manifeste pour la première fois de sa vie. « Chez nous, ce genre de mobilisation est exceptionnelle, ça montre le niveau du ras-le-bol ! » Solidaires des agents du public, elle et ses collègues espèrent une revalorisation générale des salaires.

« Il faut redonner du pouvoir aux soignants », exige également une médecin psychiatre à l’hôpital psychiatrique du Vinatier qui préfère rester anonyme. « À l’heure actuelle, les soins sont organisés par des managers avec beaucoup de violence institutionnelle. Contrairement à ce que dit le gouvernement, on a des lits qui continuent à être fermés alors que les urgences sont saturées. On se retrouve avec des patients qui décompensent en milieu extra-hospitalier, une vraie dégradation de la qualité des soins et une énorme souffrance au travail des so ignants », déplore-t-elle. Une dégradation de la psychiatrie qui a un impact sur le secteur médico-social. « Comme les hôpitaux psychiatriques ne sont plus en état d’accueillir tous les patients qui le nécessiteraient, on se retrouve de plus en plus avec des publics qui présentent des troubles psychiques et autistiques, alors qu’en parallèle, on subit une déqualification de nos métiers qui fait qu’on est de moins en moins outillés pour ce genre de mission », explique Nabila Machetto, responsable syndicale CGT à l’Adapei du Rhône.