DESSIN DE PANCHO CAJAS PARU DANS LE JOURNAL EL COMERCIO, EQUATEUR |
En tant
qu’historienne, je m’insurge contre ces affirmations, parce que le débat sur
notre passé reste ouvert et que les changements conceptuels ne sont ni
innocents ni anodins. Ces changements cachent une intention politique et
idéologique évidente et c’est pourquoi il est important de la rendre visible au
plus grand nombre. N’oublions pas que c’est ce passé qu’on va enseigner aux
enfants de notre pays.
En
janvier 1999, un groupe d’historiens dirigé par Gabriel Salazar, Julio Pinto,
Mario Gracés, Sergio Grez et María Angélica Illanes ont endossé la lourde
charge de débattre ouvertement de la dénomination et de la représentation de
notre passé récent, s’opposant ainsi à l’historien de droite Gonzalo Vial et à
son histoire du « régime militaire » expurgée
des atrocités commises pendant ces 17 années, vue selon une perspective où le
coup d’Etat est conçu comme la planche de salut d’institutions politiques
démocratiques en phase terminale. De ce travail est né le célèbre « Manifeste
des Historiens » signé par des milliers d’historiens
chiliens et étrangers.
Nous
autres historiens savons que les concepts sont des outils essentiels pour la
constitution de la réalité sociale. Car de tels concepts contribuent à produire
les signifiés de cette réalité matérielle qu'on aspire à non seulement à
nommer, mais aussi à transformer. Dans cette optique, la conceptualisation est
un processus éminemment politique, et le débat sur l'utilisation de tel ou tel
concept revêt une importance capitale pour définir le passé et l'avenir.
Dès lors,
remplacer le concept de dictature par celui de régime militaire revient à
changer le champ de l'expérience nominale, et, partant, les horizons d'attentes
des acteurs sociaux. Le ministre [de l'Education] Beyer trahit ses intentions
lorsqu'il affirme que régime/gouvernement militaire est un concept plus général
que celui de dictature, et que donc son emploi est justifié, même s'il déclare
ensuite qu'il croit que ce régime a été « effectivement
dictatorial ». Ce n'est pas un problème de généralité ou
d'objectivité, car l'histoire n'est pas objective, mais sujette à
interprétation, ouverte au débat et par conséquent politiquement construite.
Quand le Chili
est revenu à la démocratie, ce débat a eu tôt fait d'agiter le monde de
l'enseignement. Il a fallu plusieurs années pour qu'on puisse dire publiquement
qu'entre 1973 et 1990 le Chili avait connu une dictature militaire. Cette
appellation a fait l'objet d'âpres discussions, et cette même droite qui
gouverne aujourd'hui le pays a systématiquement refusé qu'on introduise le
terme de dictature dans les programmes d'études et les manuels scolaires.
Résultat, les propos du ministre non seulement ne convainquent pas nos
concitoyens, mais encore dissimulent ce que tout processus de conceptualisation
implique : imposer politiquement une nouvelle vision du passé, où les atrocités
commises pendant 17 ans contre des Chiliens seront occultées par un concept
comme celui de régime/gouvernement militaire. La droite qui dirige aujourd'hui
le pays veut qu'on interprète le passé dans ce sens, et même si une telle
position est licite en démocratie, car elle s'inscrit dans le contexte plus
large de la lutte pour le pouvoir, il serait important et éthiquement
souhaitable que ce gouvernement le reconnaisse.