À vingt minutes du centre de Santiago, de l’intérieur de la rame du métro aérien, on peut observer à loisir les baraques bien alignées du Centro de orientacion femenina (COF), qui évoquent davantage un camp qu’un établissement pénitentiaire traditionnel. Hormis quelques patrouilles de carabiniers qui tournent autour du mur d’enceinte, cette prison de femmes ne donne pas, à première vue, l’impression de faire l’objet d’une surveillance exceptionnelle. Elle jouxte une école privée d’où jaillissent des groupes joyeux d’étudiants en uniformes bleus, indifférents ou ignorants du sort de leurs voisines.
Les « politiques » occupent une prison à l’intérieur de la prison : un espace d’environ 300 à 400 mètres carrés, ceinturé par des grillages de 10 mètres de haut et surmonté par un mirador équipé d’un projecteur où veille un gendarme armé. Surtout, un système de caméras et de micros surveille les moindres gestes des détenues, à l’intérieur comme à l’extérieur du bâtiment qui abrite les cellules, les sanitaires et un petit réfectoire. Pourtant, le régime semble relativement souple. Les prisonnières organisent elles-mêmes leur vie collective, font leur cuisine avec des aliments fournis par l’administration et par les familles, reçoivent leurs visiteurs autour de tables en plastique blanc, du genre de celles qu’on trouve aux terrasses des cafés, de sorte que, sous le soleil d’été, cette détention de haute sécurité prend un visage bon enfant.
Les visites ont lieu deux fois par semaine et durent trois heures. Une déléguée élue traite avec l’administration des détails de la vie carcérale. Sur le mur de leur prison, elles ont peint une grande fresque avec ce slogan : « Nous allons allumer les feux qui enfantent la liberté. » Les gendarmes tolèrent pour le moment ce mural provocateur.
« Ne vous méprenez pas, dit Roxana Cerda, militante Lautaro détenue depuis six ans sans être définitivement jugée, le gouvernement cherche à faire de cette prison une sorte de vitrine de la démocratie chilienne, il veut éviter les conflits permanents et trop visibles car il tient beaucoup à son image. Mais ces conditions de détention, nous les avons gagnées de haute lutte. " Les prisonnières ont en effet multiplié les grèves de la faim. La dernière remonte à juillet 1997, après qu’une soixantaine de gendarmes eurent fait irruption dans le but de les intimider et d’imposer un régime plus strict. Durement tabassées, les détenues ont réussi à imposer le statu quo. Deux ans auparavant, une autre grève de la faim leur avait permis d’obtenir leur transfert, car elles étaient alors détenues à la prison San Miguel, une prison d’hommes, en compagnie des droits communs qui les abreuvaient quotidiennement d’insultes ordurières. Tout a été tenté pour briser cette vingtaine de militantes d’extrême gauche considérées par les autorités comme les plus dangereuses du pays : la matraque, les gaz lacrymogènes, les tirs d’intimidation à balles réelles et même les violences physiques contre leurs enfants au cours de visites.
Presque toutes ces femmes appartiennent au mouvement de guérilla urbaine Lautaro, quelques-unes au Front patriotique Manuel-Rodriguez (FPMR) (2 ). Moyenne d’âge : 25 à 30 ans. Pourtant certaines sont détenues depuis six ou sept ans, telles Magdalena de Los Angeles, arrêtée le 15 juillet 1991, ou Pilar Peña Ricon, appréhendée en janvier 1992. Considérées comme " terroristes ", on ne leur reconnaît pas le statut de prisonnières politiques, même si on les a désormais regroupées et séparées des droits communs. On rencontre parmi elles des membres des classes moyennes, des étudiantes, des enseignantes, des infirmières, comme des employées de supermarché ou des secrétaires. Leurs espérances de retrouver la liberté dans un avenir prévisible sont très faibles : toutes font l’objet d’une double procédure, civile et militaire, dont les effets se cumulent et peuvent atteindre plusieurs dizaines d’années de prison. Le Chili est en effet le seul pays du monde où un tribunal militaire peut juger des civils en temps de paix.
Mme Cecilia Tabilo, née dans la poblacion de la Victoria, dans la banlieue de Santiago, avait huit ans en 1973 lorsque son père, employé de l’université technique, a été arrêté. Pendant des mois, elle l’a cherché sans succès dans les différents centres de détention du pays. Sous la dictature, elle a assisté à de nombreuses opérations de répression dans la poblacion : arrestations brutales, fusillades, tortures, exécutions sommaires et a rejoint le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) (3 ) en 1978, puis les Lautaro en 1990. Elle a été condamnée à trois ans et un jour d’emprisonnement par la justice civile pour appartenance à une association illicite et cinq ans et un jour par la justice militaire pour détention d’armes. Un troisième procès de la justice militaire est en cours pour vol d’armes de guerre. Le procureur militaire a demandé vingt et un ans de prison. Cecilia a rompu avec les Lautaro depuis deux ans et porte un regard critique sur son action passée, même si elle l’estime moralement justifiée : " Dans un pays où le dictateur vient d’être nommé sénateur à vie et garde une influence décisive sur l’armée, comment peut-on parler d’État de droit et de démocratie ? "
Toujours la torture
LÀ est le cœur de la question pour ceux qui n’ont pas déposé les armes au lendemain de l’élection de M. Patricio Aylwin en mars 1990. " Quelle démocratie ? Quelle liberté ? Les assassins et les tortionnaires sont amnistiés, alors que ceux qui les ont combattus restent en prison, vous appelez ça un État de droit ? ", s’indignait, en 1991, M. Victor Gonzales, considéré comme un des chefs historiques du mouvement Lautaro (il purge une peine de... cent ans de détention dans une prison de haute sécurité). Le nouveau pouvoir, sous la pression des militaires, avait en effet décidé de ne libérer que les prisonniers qui ne s’étaient pas rendus coupables de " crimes de sang ", excluant donc ceux qui avaient résisté à la dictature les armes à la main. Une centaine de militants, pour la plupart membres Lautaro, du FPMR ou plus rarement du MIR, restaient emprisonnés, dont ceux qui avaient organisé un attentat, en 1986, contre le général Pinochet.
Ce refus de libérer les résistants les plus déterminés devait lourdement peser dans les discussions qui se déroulèrent au sein des organisations clandestines pour décider de la poursuite ou non de la lutte armée. Les Lautaro et une fraction des FPMR se refusèrent à déposer les armes. Leurs actions les plus spectaculaires, en dehors de la distribution de vivres " récupérés " par les Lautaro aux habitants de poblaciones pauvres, consistèrent, d’une part, à tenter de faire évader leurs camarades, d’autre part, à abattre quelques-uns des tortionnaires les plus notoires, tel le capitaine Montero, tué devant le palais de la Moneda l’été 1990. Plus récemment, le 31 décembre 1996, des membres des FPMR organisaient la spectaculaire évasion en hélicoptère de quatre de leurs camarades (4 ). Aujourd’hui, après la décomposition sous les coups de la répression des Lautaro et des FPMR, il n’existe plus d’organisation d’envergure nationale qui revendique la lutte armée, mais les arrestations d’ex-membres de ces mouvements, traqués par la police, donnent parfois lieu à des affrontements sanglants et des exécutions sommaires.
Mme Roxana Cerda (épouse de M. Victor Gonzalès), engagée dans la lutte armée en 1984, a été condamnée à vingt et un ans de prison pour appartenance à un groupe de combat, sans que des faits précis lui soient reprochés. Deux prisonnières sont hospitalisées : Mme Marcela Rodriguez, surnommée Mujer metralleta (" Femme mitraillette "), devenue infirme après avoir été grièvement blessée au cours d’une fusillade avec les carabiniers, en novembre 1990, alors qu’elle participait à une opération de commando destinée à libérer un militant Lautaro hospitalisé après avoir été cruellement torturé ; et Mme Maria Christina San Juan, qui souffre de paralysie partielle après avoir été torturée pendant neuf jours dans les locaux de la police.
Toutes ces femmes ont en effet été torturées physiquement et psychologiquement dans les jours qui ont suivi leur arrestation. Cette persistance sous le règne du président Aylwin des méthodes employées sous la dictature a été dénoncée par diverses organisations humanitaires peu susceptibles d’être soupçonnées de complicité avec les Lautaro (5).
La situation des quatre-vingts prisonniers hommes détenus à la prison de haute sécurité (CAS) de la rue Pedro-Montt de Santiago est beaucoup plus dure. Construite par le gouvernement démocratique pour enfermer les opposants à la dictature qui n’avaient pas abandonné les formes de lutte violente, elle représente " une modification brutale des habitudes du système pénitentiaire chilien (6) ". Pour répondre aux accusations de laxisme et de négligence venues de la droite et des forces armées, la CAS a été conçue pour briser les détenus. Elle utilise notamment l’expérience d’experts venus de divers pays, dont les concepteurs des prisons allemandes utilisées pour détenir des membres de la Fraction armée rouge. Les gardiens y sont plus nombreux que les détenus, et seuls les membres des familles directes des prisonniers sont autorisés à leur rendre de rares visites. Ce régime s’est encore durci depuis la spectaculaire évasion de décembre 1996.
Comment ne pas comparer cette rigueur avec le traitement de faveur dont bénéficie l’amiral Manuel Contreras, le seul proche collaborateur du général Pinochet qui n’ait pas profité de l’amnistie ? Premier chef de la DINA, la police secrète de la dictature, condamné à vingt ans de prison pour avoir organisé l’assassinat d’Orlando Letellier, ministre du gouvernement Allende, et de sa secrétaire de nationalité américaine, sur le sol des États-Unis en 1976, l’amiral Contreras a été placé dans une prison quatre étoiles spécialement construite pour lui et gardée par ses pairs de l’armée au terme d’une tragi-comédie qui lui a permis de repousser cette détention dorée jusqu’au dernier moment. Menaçant de se livrer à des révélations gênantes pour son maître Pinochet, il figure déjà sur la liste des détenus susceptibles de faire l’objet d’une libération conditionnelle (7).
Peu nombreux sont, parmi les prisonniers de la CAS et de la COF, ceux qui préconisent toujours la lutte armée. Il est difficile de prétendre que ces hommes et ces femmes continuent à représenter un danger. Seule l’implacable volonté de vengeance des secteurs les plus durs des forces armées justifie le refus de leur accorder une amnistie (8 ). La seule solution qui leur est actuellement proposée est celle offerte par la loi dite de la " délation compensée " : une diminution de peine ou une liberté conditionnelle en échange d’informations sur leurs camarades demeurés dans la clandestinité... Faute d’une modification de la situation nationale, la centaine de guérilleros et de guérilleras qui ont contesté, les armes à la main, l’amnistie accordée aux tortionnaires du régime Pinochet risquent de payer très cher leur choix. En dehors des associations regroupées autour des familles de prisonniers, du Parti communiste chilien, des petites organisations d’extrême gauche, de publications relativement marginales comme Punto Final, rares sont les voix qui s’élèvent pour contester leur sort (9). " Ce trou de mémoire collectif s’explique par la mercantilisation totale de la société chilienne, affirme le sociologue Thomas Moulian. La stabilité a été achetée par le silence. Les élites, qui comptent pourtant dans leurs rangs des anciens du MIR et des victimes de la terreur pinochettiste, utilisent la peur commune du retour de la dictature pour justifier leur capitulation. Dans ce contexte d’oubli semi-volontaire, les prisonniers politiques appartiennent à un passé refoulé (10). "
Jusqu’à l’arrestation du général Pinochet, à Londres, le " miracle économique " semblait en effet avoir pétrifié de larges secteurs de la société, y compris d’anciens guérilleros reconvertis, plus soucieux de bénéficier de leur récente prospérité que de remuer un passé dérangeant. Quant aux laissés-pour- compte du miracle, la lutte quotidienne pour la survie leur laisse peu de temps pour se préoccuper de ces combattants d’une autre époque. La jeunesse des poblaciones les plus pauvres, qui formait une partie de la base sociale des Lautaro et des FPMR, se tourne plus volontiers vers la drogue et la délinquance que vers la lutte armée. Une forme de déviance sociale universelle qui dérange beaucoup moins la classe politique...
(1 ) Lautaro est le nom d’un Indien qui combattit les Espagnols. Le mouvement Lautaro est né d’une scission du MAPU (parti chrétien de gauche) sous la dictature du général Pinochet. Ce mouvement opta pour la lutte armée et décida de la poursuivre après l’élection du président Aylwin en mars 1990.
(2 ) Organisation constituée par le Parti communiste chilien sous la dictature, devenue ensuite autonome, et qui, elle aussi, a poursuivi la lutte armée après mars 1990.
(3) Parti d’extrême gauche qui a mené la résistance armée contre la dictature et a été décimé par la répression.
(4) Cette évasion déclencha un scandale national et la démission du chef de la gendarmerie. Depuis, le livre El Gran Rescate écrit par Ricardo Palma Salamanca, un des évadés, est devenu un best-seller au Chili ! (Editions Punto Final, 1997.)
(5 ) Le 19 juin 1997, Amnesty International dénonçait 20 cas de torture commis par la police en 1996. La Commission de défense des droits du peuple (Codepu) avait pour sa part, dès avril 1994, recensé 140 cas de torture postérieurs à 1991 (Codepu, avril 1994). 55 de ces cas observés entre 1990 et 1992 ont été dénoncés devant les Nations unies ( El Mercurio, 2 mai 1992.)
(6) La Epoca, Santiago, 27 février 1995.
(7) La Tercera, Santiago, 15 avril 1998.
(8 ) La demande de peine de mort contre quatre militants Lautaro, pour des faits remontant à 1990, par le procureur militaire Sergio Cea en première instance atteste de cette volonté de vengeance. Procès relaté dans La Tercera du 5 mai 1998.
(9 ) Parmi ces voix, il faut cependant noter celle du sociologue Thomas Moulian, professeur à la faculté latino-américaine de sciences sociales, qui s’est élevé contre des conditions de détention inhumaines dès la construction de la CAS. (" Alta seguridad y derechos humanos ", La Epoca, 17 mars 1994.)
(10) Son ouvrage Chile actual, publié en 1997 (ARCIS Universidad), a connu un succès tout à fait inattendu, dépassant à ce jour 25 000 exemplaires vendus, davantage que les romans d’Isabel Allende !