dimanche 1 octobre 2017

LE SOCIALISME DE L’UPPERCUT

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
REYNERIO TAMAYO. — « BOXING BALL », 2013
On ne compte plus les titres amassés par Cuba sur le plan sportif depuis les années 1960. L’île détient notamment le record de médailles olympiques par rapport au nombre d’habitants, et la qualité de ses athlètes fait office de référence dans le monde entier. Cette réussite n’a rien de miraculeux. Elle s’appuie sur une politique publique, mise en place au lendemain de la révolution, visant à favoriser le sport de masse et à consolider le statut d’amateur. Ailleurs, on miserait tout, au contraire, sur la professionnalisation…
Les États-Unis craignaient-ils de croiser la route de Cuba devant leur public, dans une discipline sportive — le base-ball — dont ils revendiquent la paternité et encline à exciter leur fibre patriotique ? Le 14 décembre 2005, le gouvernement américain fait savoir qu’il s’oppose à la participation de l’équipe nationale cubaine à la Classique mondiale de la discipline. Raison invoquée ? L’embargo auquel Washington soumet l’île depuis 1962. Organisée en mars de l’année suivante et réunissant seize nations, la compétition doit se tenir principalement aux États-Unis, ainsi qu’à Porto Rico (territoire américain) et au Japon (1). Devant le concert de protestations suscitées par l’affaire, Washington fait finalement marche arrière, en espérant sans doute une débâcle de la sélection caribéenne dans la compétition. Las, à l’issue de la finale disputée à San Diego, en Californie, les Cubains terminent vice-champions du monde... Les États-Unis, de leur côté, sont éliminés du tournoi dès le deuxième tour, relégués à la dernière place de leur groupe. Une « déconvenue de poids », comme le souligne la presse américaine (2). Qui l’aurait été davantage, et même vécue comme un affront, si les « Blues » chers à M. George W. Bush, alors président, avaient été défaits sur leur pelouse par les « Rojos » (« rouges »), soutenus par Fidel Castro.

Moisson de médailles

Abonnés aux podiums, les Cubains collectionnent à l’époque les trophées dans le domaine du base-ball : dix-huit couronnes mondiales depuis 1961 et trois médailles d’or aux Jeux olympiques (JO), contre deux titres de champions du monde pour les Américains et une seule récompense suprême aux JO. Les « Rojos » restent en outre sur une victoire lors de leur dernière confrontation à ce niveau avec les États-Unis (3), en finale de l’édition 2001 de la Coupe du monde (l’autre compétition planétaire de base-ball, disparue en 2011), qu’ils ont aussi remportée en septembre 2005  (4). D’où une certaine réticence des Yankees à l’idée de se mesurer à l’équipe de l’« ennemi socialiste », contre lequel l’administration américaine multiplie vexations et menaces.

Ironie de l’histoire, c’est le grand voisin du Nord lui-même qui a introduit le base-ball à Cuba dans les années 1860, peu de temps après la codification moderne de ce jeu aux États-Unis. On raconte que les Cubains l’ont appris de marchands américains commerçant avec l’île, alors colonie du royaume d’Espagne et dont Washington appuyait le combat pour l’indépendance. Les Caribéens l’auraient très vite adopté pour faire de l’ombre à la tauromachie, promue par les autorités coloniales. L’histoire du béisbol tropical (appelé aussi pelota par les insulaires), devenu sport national dès le début du XXe siècle, se confond par la suite avec celle des relations mouvementées entre Cuba et les États-Unis.
REYNERIO TAMAYO. — « KEY WEST AND
CUBAN BASEBALL PLAYERS », 2013
Après le départ des Espagnols, en 1898, les Américains occupent militairement l’île pendant plusieurs années. Ils lèveront leur tutelle sur le pays en 1934, tout en y usant d’influence jusqu’au renversement de la dictature de Fulgencio Batista par les guérilleros castristes, le 1er janvier 1959. L’allié d’hier se mue progressivement en ennemi, que le peuple cubain entendra battre à son propre jeu sur le terrain vert, d’égal à égal. La moisson de médailles en matière de base-ball aura lieu essentiellement au cours des décennies consécutives à la révolution. Six des dix-huit titres mondiaux récoltés par Cuba après 1959 seront même obtenus aux dépens de l’adversaire américain en finale. Des performances d’autant plus remarquables qu’on estime à plusieurs centaines le nombre de défections de joueurs de l’île vers les États-Unis — dont certains parmi les meilleurs du pays — depuis soixante ans.

Cette série de succès cubains n’est pas cantonnée au béisbol. Elle concerne également d’autres disciplines, comme la boxe et l’athlétisme (dont la figure la plus connue demeure Javier Sotomayor, détenteur du record mondial de saut en hauteur), sans compter le judo, le volley-ball, la natation ou la gymnastique. Autant de sports dans lesquels les insulaires ont glané de nombreuses récompenses à l’échelle internationale. Proportionnellement à sa population, Cuba est le pays qui compte le plus de distinctions olympiques par habitant (220 médailles au total, bien que les Cubains aient boycotté les JO de Los Angeles, en 1984, et ceux de Séoul, quatre ans plus tard) (5). Comment cette petite nation de onze millions d’individus a-t-elle pu se hisser aux sommets de la hiérarchie mondiale ? L’explication se trouve dans les réformes radicales menées dans le domaine sportif au lendemain de la révolution, parallèlement à la politique de nationalisation des secteurs de la santé, de l’éducation, de la culture, etc.

Soucieux de faire du sport un vecteur de promotion sociale, mais aussi un moyen de cimenter la population autour d’une pratique commune ainsi qu’un outil de rayonnement du socialisme à la cubaine, les dirigeants du pays fondent, le 23 février 1961, l’Institut national des sports, de l’éducation physique et des loisirs (Inder) (6). « Le sport est un droit du peuple », lance Fidel Castro dans une formule restée célèbre, et relève d’« un intérêt primordial pour la nation ». Réservées avant 1959 à une élite, souvent blanche et issue des classes aisées, l’éducation physique et les disciplines sportives s’ouvrent désormais à toutes les catégories de la population, dont les pauvres, les Noirs, les femmes et les handicapés. Pilier du « sport révolutionnaire », l’Inder va ainsi permettre de mener à bien le plan national en direction du plus grand nombre et agira dans le même temps comme une pépinière de champions. Aux yeux du gouvernement, le sport de masse favorise l’éclosion d’athlètes qui sauront porter haut et fort les couleurs du drapeau cubain dans les arènes mondiales (7).

Une autre mesure-phare voit le jour l’année suivante. Le 24 mars 1962, un décret abolit le professionnalisme sportif, que Castro considère comme un terreau de l’individualisme, contraire au type de société égalitaire qu’il entend construire. « Le sport professionnel en enrichit quelques-uns aux dépens de beaucoup », explique-t-il lors de la signature de la loi (complétée, en mars 1967, par la suppression des droits d’entrée pour assister aux compétitions). Les sportifs se voient appliquer un statut d’amateurs, auxquels l’État garantit un emploi en dehors des périodes d’entraînement et de concours. L’interdiction du professionnalisme provoque une avalanche de départs dans le milieu du base-ball, mais aussi de la boxe — autre sport roi à Cuba. Attirés par les espèces sonnantes et trébuchantes (au nom de convictions idéologiques, certains rejoignent aussi les rangs anticastristes), beaucoup de joueurs de pelota et de boxeurs, accompagnés de leurs entraîneurs et de managers, s’exilent à l’étranger. Les pugilistes José Nápoles (alias « Mantequilla ») et Florentino Fernández (« The Ox »), par exemple, ou les vedettes du base-ball Liván et Orlando Hernández, deviendront riches et célèbres en Amérique du Nord (8).
« Je ne veux pas être professionnel et me faire beaucoup d’argent. Mon diplôme d’éducateur me suffit. Les boxeurs professionnels sont exploités »
Pour autant, cette « fuite des muscles », comparable à celle des cerveaux que connaît l’île après la révolution, n’affecte pas significativement le sport cubain. Fort d’un vivier de talents encouragés par une politique d’envergure, le pays voit l’émergence de figures nationales qui domineront la scène sportive planétaire pendant de longues années, mettant à l’honneur le modèle de l’amateurisme. Les boxeurs cubains, en particulier, ont contribué à le promouvoir. Ainsi de Teófilo Stevenson, trois fois détenteur de la couronne mondiale entre 1974 et 1986, et médaillé d’or olympique en 1972, 1976 et 1980. Considéré comme l’un des plus grands boxeurs de l’histoire du noble art, il fut également un ardent défenseur du sport amateur — « Les sportifs occidentaux [dans le monde capitaliste] sont des marchandises », estimait Stevenson (9). À la fin des années 1970, approché par les Américains pour passer professionnel aux États-Unis, le natif de Puerto Padre refuse en bloc les contrats juteux qu’on lui propose en vue de défier des caciques de la boxe, dont le légendaire Muhammad Ali.

Ascension d’un prodige

STEVENSON POSE POUR UN PORTRAIT EN 2006.
PHOTO ANDREJ PALACKO
Après sa carrière, Teófilo Stevenson se voit confier des responsabilités au sein de la fédération cubaine de boxe. Il concourt notamment à l’ascension d’un autre prodige de la discipline, Félix Savón, six fois champion du monde, entre 1986 et 1999, et décoré d’or trois fois aux JO (1992, 1996, 2000). En 1996, Savón rejette les 10 millions de dollars que lui faisait miroiter Don King, le manitou de la boxe aux États-Unis, pour affronter Mike Tyson, à l’époque roi du ring professionnel. « Que représentent 10 millions de dollars comparés aux onze millions de Cubains qui me soutiennent ? », répond-il à King. Attaché à son statut amateur, le pugiliste caribéen, dont on dit qu’il égalait, voire surpassait, Tyson, ajoutera : « Je ne veux pas être professionnel et me faire beaucoup d’argent. (…) Mon diplôme d’éducateur physique me suffit. (…) Les boxeurs professionnels sont exploités. » Devenu entraîneur en 2001, après avoir pris sa retraite sportive, Savón s’occupe aujourd’hui des jeunes pousses cubaines qui seront peut-être les futures gloires de l’île. Une île à laquelle les boxeurs du cru ont offert une centaine de titres mondiaux et plus de soixante-dix récompenses olympiques depuis 1972, dont une quarantaine en or. Un record inégalé à ce jour.

Olivier Pironet

(1) « US bars Cuban team from Classic », BBC Sport, 15 décembre 2005.
(2) Cf. « Japan beats Cuba, while USA falls in round two », dans Will Lingo (sous la dir. de), Baseball America 2007 Almanac : A Comprehensive Review of the 2006 Season, Baseball America Inc., Durham (États-Unis), 2007.
(3) Les Cubains ont également battu les Américains lors de l’ultime match des Jeux panaméricains en 1999 et en 2003.
(4) La tendance s’est depuis inversée, les États-Unis ayant remporté les Coupes du monde 2007 et 2009 — face à Cuba —, et la dernière Classique mondiale, en mars 2017.
(5) Cf. https://www.olympic.org/cuba
(6) Sur l’Inder, voir Beñat Çuburu-Ithorotz, « Sport et société dans la Cuba révolutionnaire », Caravelle, vol. 89, n° 1 Toulouse, 2007.
(7) « Le sport est une des activités qui expriment le mieux la révolution », déclarera également Fidel Castro en 1974, dans un discours dressant un bilan d’étape des évolutions sportives à Cuba.
(8) Voir Françoise Escarpit, « Cuba : “Le sport, un droit pour tous” », Outre-Terre, n° 8, Serignac, janvier 2004.
(9) Cité dans Geralyn Pye, « The Ideology of Cuban Sport » (PDF), Journal of Sport History, vol. 13, n° 2, University of Illinois Press, Champaign (États-Unis), été 1986.