jeudi 17 février 2000

AU CHILI, LE DEVOIR DE MÉMOIRE PASSE AUSSI PAR LA «FUNA», LA DÉNONCIATION PUBLIQUE


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ALEJANDRO FORERON, MÉDECIN TORTIONNAIRE 
PHOTO MEMORIA VIVA
Au Chili, le devoir de mémoire passe aussi par la « funa », la dénonciation publique. 
ALEJANDRO JORGE FORERO ALVAREZ FUT LE PREMIER «FUNA'O» AU CHILI LE 1ER OCTOBRE 1999.
ALEJANDRO FORERON,
MÉDECIN TORTIONNAIRE 
Un simple coup d'œil dans les pages jaunes suffit pour trouver Alejandro Forero. Page 310 apparaissent son nom et sa profession, médecin interne de la clinique Indisa. Une ligne supplémentaire pourra être ajoutée dans la prochaine version de cet annuaire téléphonique: premier citoyen chilien à avoir été «funa'o».

Ce terme utilisé par les jeunes possède de nombreuses significations. Dans ce cas précis, il s'agit d'une personne démasquée. Alejandro Forero a en effet eu la mauvaise surprise d'entendre son nom scandé dans la rue le 1 er octobre dernier. Au pied de la clinique où il travaille se trouvait une soixantaine de personnes, membres pour la plupart de l'Association des proches d'exécutés politiques et du Mouvement Action, Vérité et Justice. Agissant sans violence, ce petit groupe a distribué des tracts au personnel et aux patients. Des prospectus sur lesquels apparaissaient le nom et la photo d'Alejandro Forero, avec en dessous la mention: «Bourreau et assassin du commando Conjunto: tu es funa'o! »

Ces accusations font référence au passé de ce médecin pendant la dictature d'Augusto Pinochet. Son nom fait partie de la longue liste de membres du tristement célèbre commando Conjunto, officiellement responsable de la disparition d'une trentaine d'opposants politiques. Une enquête a en effet permis de connaître au milieu des années 80 la composition et le fonctionnement de ce commando.

«VÉRITÉ, ACTION ET JUSTICE»

Aucune condamnation n'a cependant été prononcée contre le docteur Forero, accusé de torture, en raison de l'application de la loi d'amnistie décrétée en 1978 par le pouvoir militaire.

C'est précisément cette absence de sanction qui motive aujourd'hui un groupe de jeunes militants des droits de l'homme à dénoncer publiquement au Chili certains bourreaux de la dictature. Voilà environ un an a été créé le Mouvement Vérité, Action et Justice, au sein duquel se trouvent beaucoup d'enfants ou d'amis de victimes de la dictature. Peu de temps après voyait le jour la Commission «Funa», chargée d'organiser les manifestations publiques de dénonciation.

Notre objectif est d'obtenir un jugement populaire à domicile, explique Patricia Lobos, membre de la Funa. Nous avons décidé de réagir ainsi pour dénoncer l'impunité juridique dont jouissent les bourreaux de la dictature, en espérant qu'ils reçoivent une sorte de condamnation morale de la part de leurs voisins ou bien de leurs collaborateurs. Une démarche qui s'inspire directement d'actions similaires menées en Argentine. Trois autres «funa» ont depuis été organisées à Santiago, dont deux devant des domiciles privés.

Le choix du nom des anciens bourreaux n'est pas simple. La commission «Funa» pioche notamment parmi les volumineuses archives de la justice chilienne. Elle s'appuie également sur les recherches effectuées par certaines victimes de la dictature, telles que Pedro Matta. Agé de 50 ans, cet homme amasse depuis une dizaine d'années des informations sur de nombreux camps de détention. Il a lui-même été détenu pendant quatorze mois et torturé à de nombreuses reprises.

Cette recherche a débuté par un travail de reconstruction de la mémoire, explique Pedro. Les yeux bandés, on ne peut apercevoir que quelques détails, comme le carrelage d'une pièce, ou se souvenir du timbre d'une voix. Il s'agit ensuite de mettre ces souvenirs en commun avec d'autres anciens détenus, pour réussir à recomposer toute la mosaïque.

Un travail de longue haleine qui lui a notamment permis de dresser les listes de prisonniers de différents camps de détention. En bleu figurent les noms des détenus qui ont survécu, en rouge ceux des morts et des disparus, et au crayon de papier ceux pour lequel Pedro n'a encore aucune certitude. Les organigrammes de quatre centres de torture de la capitale chilienne ont eux aussi été reconstitués, en donnant notamment la fonction exercée par chacun de ses membres dans la Dina, la police politique de Pinochet. Et il a ainsi pu se rendre compte qu'une sorte de «Dinita» subsistait, les anciens membres de cet organe de répression étant toujours en contact. Je suis convaincu du fait qu'ils restent organisés, comme le montre par exemple l'attitude identique qu'ils adoptent tous devant les tribunaux. Une menace qui ne l'empêche cependant pas de poursuivre ses travaux d'investigations au grand jour.

COMBATTRE L'IMPUNITÉ

Fort de quinze ans d'expérience comme enquêteur privé lors de son exil aux États-Unis, il cherche aujourd'hui à savoir ce que sont devenus les bourreaux de la dictature. Et il a ainsi pu se rendre compte que beaucoup d'entre eux jouissent d'une totale impunité et mènent une vie complètement normale.

Face à cette situation, les moyens d'action sont très limités. Présidente de l'Association des Familles de détenus disparus (AFDD), Viviana Diaz explique que son organisation a donné plusieurs conférences de presse au cours desquelles ont été dévoilés les noms de bourreaux qui ont aujourd'hui pignon sur rue. Mais nous nous sommes rapidement rendu compte que les médias de communication ne parlaient que des victimes, sans jamais donner l'identité des bourreaux, explique Viviana Diaz. Le problème est que l'impunité n'est pas simplement juridique, elle est aussi politique et sociale. Et la plupart des médias censurent ce type d'informations.

L'AFDD ne peut du coup que soutenir l'apparition de nouvelles formes de protestation et de dénonciation comme la «Funa». Ce type de manifestations devrait d'ailleurs se répéter beaucoup plus fréquemment si l'ancien dictateur revient au Chili. Car les associations de défense des droits de l'homme jugent toujours très peu probable la condamnation au Chili d'anciens membres ou collaborateurs du gouvernement militaire, et encore moins celle d'Augusto Pinochet.