jeudi 6 octobre 2005

L'ARRESTATION DE M. PINOCHET A PROVOQUÉ UN ÉLECTROCHOC

Dès l'arrestation surprise d'Augusto Pinochet en Grande-Bretagne, le 16 octobre 1998, le Chili avait invoqué sa souveraineté pour que l'ancien dictateur soit jugé dans son pays et non pas en Espagne, où le juge Baltasar Garzon avait demandé son extradition. La décision britannique de libérer et de renvoyer à Santiago, en mars 2000, le vieux caudillo pour des "raisons humanitaires", relatives à son état de santé, avait été critiquée par les proches des victimes de la dictature chilienne (1973-1990) et par les défenseurs des droits de l'homme. Le Chili, à leurs yeux, n'était pas en mesure de juger M. Pinochet.
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 L'ARRESTATION DU GÉNÉRAL PINOCHET
La rocambolesque saga judiciaire du général Pinochet semble leur donner raison. Après 503 jours de détention à Londres, l'ex-dictateur avait été accueilli à Santiago comme un héros par ses pairs militaires, alors que le nouveau président chilien, Ricardo Lagos, premier socialiste a être élu depuis Salvador Allende, assurait que la justice chilienne était en mesure de juger l'ancien homme fort du pays.

Pourtant, en dépit du courage du juge Juan Guzman, qui l'a inculpé par deux fois, il est désormais peu probable que l'ancien dictateur, âgé de 89 ans, soit jamais condamné dans son pays. Des raisons médicales sont à chaque fois avancées pour freiner tout procès et les différents dossiers sont classés sans suite. Ainsi, l'ex-dictateur a bénéficié, en juin 2005, d'un non-lieu de la cour d'appel de Santiago pour ses responsabilités dans l'opération "Condor", un plan concerté des dictatures sud-américaines en vue d'éliminer des opposants dans les années 1970-1980. L'instance juridique avait repris les arguments avancés en 2002 par la Cour suprême sur sa "démence modérée" pour absoudre M. Pinochet, dont le régime est responsable de la mort ou la disparition de 3 000 personnes.

Le juge Guzman, qui a pris sa retraite début mai, après avoir dénoncé de nombreuses pressions, estime qu'un procès du général Pinochet est possible au Chili, mais qu'étant donné la lenteur de la justice, les possibles appels et recours en cassation, il n'y aura pas de sentence avant au moins dix ans. "Pinochet sera sans doute mort avant", pointe le magistrat.

En revanche, les poursuites contre l'ex-dictateur pour corruption avancent, faisant noter aux défenseurs des droits de l'homme qu'il est "plus grave pour la justice chilienne d'être un escroc qu'un assassin". Augusto Pinochet pourrait être condamné pour fraude fiscale et a été lâché par la plupart de ses anciens partisans. L'image de probité dont jouissait l'ex-dictateur s'est effondrée après qu'une commission du Sénat américain a révélé, en juillet 2004, l'existence de comptes bancaires secrets de la famille Pinochet pour un montant de 27 millions de dollars.

L'arrestation de 1998 à Londres a toutefois produit un électrochoc au Chili, où le général Pinochet semblait intouchable. Comme le souligne le sociologue Oscar Godoy, "les Chiliens ont cessé d'avoir peur de lui, mais aussi de la droite qui le défendait, ainsi que les forces armées et les hommes d'affaires". Plus de 300 plaintes pour violations des droits de l'homme ont été déposées contre M. Pinochet au cours des sept dernières années. Trois cents militaires sont poursuivis par la justice. Une vingtaine ont déjà été condamnés.

Le Chili a changé et la société s'est libéralisée : jugements contre les tortionnaires, rapport Valech sur les arrestations illégales pendant la dictature, abolition de la peine de mort, réforme de la justice, loi autorisant le divorce et enfin une Constitution qui met fin à l'héritage politique de M. Pinochet.

Si le douloureux passé refait surface en Amérique du Sud, la révision des "années de plomb" suscite la polémique. Au Chili, l'anniversaire du coup d'Etat du 11 septembre 1973 a débouché, en 2005, sur de violents affrontements entre manifestants et forces de sécurité, faisant un mort et une quarantaine de blessés. Des slogans hostiles ont été lancés contre le président Lagos, critiqué pour son soutien à un projet de loi prévoyant de libérer les militaires qui ont déjà purgé dix ans de prison.

La récente décision du président chilien de gracier un ancien militaire condamné pour l'assassinat d'un syndicaliste a suscité l'indignation de nombreux citoyens. "Il me paraît indispensable de tourner la page", a plaidé M. Lagos, qui achèvera son mandat en mars 2006. Selon une enquête de l'institut Mori, à Santiago, 63 % des Chiliens, parmi lesquels 71 % des jeunes de 18 à 25 ans, désapprouvent cette grâce présidentielle.
Christine Legrand