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NELSON MANDELA ACCUEILLE FIDEL CASTRO À SON ARRIVÉE AU SOMMET DU MOUVEMENT DES NON-ALIGNÉS, LE 2 SEPTEMBRE 1998 À DURBAN, AFRIQUE DU SUD . PHOTO ODD ANDERSEN |
Jeudi 5 décembre 2013. Nelson Mandela est mort. L’homme est devenu une icône, un symbole unanimement célébré à travers le monde. Et pourtant… Qui se souvient des décennies où la France, de Charles de Gaulle à Valéry Giscard d’Estaing, coopérait avec le régime de l’apartheid ? Qui rappelle qu’Amnesty International ne l’avait pas adopté comme prisonnier de conscience parce qu’il ne rejetait pas la violence ? Et qu’il fut un « terroriste », dénoncé comme tel par le président Ronald Reagan et Mme Margaret Thatcher, parce qu’il savait que la violence faisait partie des armes des opprimés pour renverser l’oppresseur.
Son nom scandé sur les cinq continents est synonyme de résistance, de libération, d’universalité. Lutteur entêté autant que malicieux, Nelson Mandela a fêté ses 95 ans. L’idée même que l’on se prosterne au pied de sa statue l’a toujours exaspéré : mieux vaut aller de l’avant et poursuivre la tâche immense de l’émancipation.
Une fois Nelson Mandela éteint, l’on sera en droit de déclarer la fin du XXe siècle. L’homme qui, aujourd’hui, se trouve au crépuscule de sa vie en aura été l’une des figures emblématiques. Exception faite de Fidel Castro, il est peut-être le dernier d’une lignée de grands hommes vouée à l’extinction, tant notre époque est pressée d’en finir une fois pour toutes avec les mythes.
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1938: PREMIÈRES IMAGES CONNUES DE NELSON MANDELA (RANGÉE DU FOND, CINQUIÈME À PARTIR DE LA DROITE) À HEALDTOWN COMPREHENSIVE SCHOOL PHOTO: ARCHIVES GOOGLE MANDEL |
Plus que le saint qu’il affirme volontiers ne jamais avoir été, Mandela aura en effet été un mythe vivant, avant, pendant et après sa longue incarcération. En lui, l’Afrique du Sud, cet accident géographique qui peine à se faire concept, aura trouvé son Idée. Et si elle n’est guère pressée de s’en séparer, c’est bel et bien parce que le mythe de la société sans mythes n’est pas sans danger pour sa nouvelle existence en tant que communauté de vie au lendemain de l’apartheid.
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MANDELA À LONDRES PHOTO PETER DAVIS. |
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1990: NELSON MANDELA À LA MAISON LE LENDEMAIN DE SA SORTIE DE PRISON, SOWETO, AFRIQUE DU SUD PHOTO LOUISE GUBB |
Au fond, sa vie se résume en quelques mots : un homme constamment aux aguets, sentinelle sur le départ, et dont les retours, tout aussi inattendus que miraculeux, n’auront que davantage encore contribué à sa mythologisation.
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1990: AFRIQUE DU SUD, JOHANNESBURG. NELSON MANDELA AVEC JOE SLOVO RASSEMBLEMENT À SOWETO DU PARTI COMMUNISTE SUD-AFRICAIN (SOUTH AFRICAN COMMUNIST PARTY OU SACP) |
Au fondement du mythe ne se trouvent pas seulement le désir de sacré et la soif du secret. Il fleurit d’abord au voisinage de la mort, cette forme première du départ et de l’arrachement. Très tôt, Mandela en fit l’expérience, lorsque son père, Mphakanyiswa Gadla Mandela, expira presque sous ses yeux, la pipe aux lèvres, au milieu d’une toux irrépressible que même le tabac dont il était si friand ne parvint guère à adoucir. C’est alors que ce départ premier en précipita un autre. Accompagné de sa mère, le jeune Mandela quitta Qunu, le lieu de son enfance et des débuts de son adolescence, qu’il décrit avec une infinie tendresse dans son autobiographie. Il reviendra s’y établir au terme de ses longues années d’incarcération, après y avoir construit une maison, réplique en tous points de la dernière prison où il fut enfermé peu avant sa libération.
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1994: NELSON MANDELA DANS LA CELLULE OÙ IL AVAIT ÉTÉ INCARCÉRÉ PENDANT 27 ANS POUR SES OPINIONS EN OPPOSITION DU RÉGIME DE L'APARTHEID. PHOTO DAVID TURNLEY |
Refusant de se conformer aux usages, il partira une deuxième fois au sortir de l’adolescence. Prince fuyard, il tournera le dos à une carrière auprès du chef des Thembus, son clan d’origine. Il s’en ira à Johannesburg, ville minière alors en pleine expansion et haut lieu des contradictions sociales, culturelles et politiques engendrées par cet assemblage baroque de capitalisme et de racisme qui prendra en 1948 la forme et le nom d’apartheid. Appelé à devenir chef dans l’ordre de la coutume, Mandela se convertira au nationalisme comme d’autres à une religion, et la ville des mines d’or deviendra le théâtre principal de sa rencontre avec son destin.
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Commence alors un très long et douloureux chemin de croix, fait de privations, d’arrestations à répétition, de harcèlements intempestifs, de multiples comparutions devant les tribunaux, de séjours réguliers dans les geôles avec leur chapelet de tortures et leurs rituels d’humiliations, de moments plus ou moins prolongés de vie clandestine, d’inversion des mondes diurne et nocturne, de déguisements plus ou moins spontanés, d’une vie familiale disloquée, de demeures désertées — l’homme en lutte, traqué, le fugitif constamment sur le départ, que seule guide désormais la conviction d’un jour prochain, celui du retour.
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1966: NELSON MANDELA AVEC WALTER SISULU DANS LA PRISON DE ROBBEN ISLAND. PHOTO DÉFENSE INTERNATIONALE ET FONDS D'AID |
Mandela prit en effet d’énormes risques. Avec sa propre vie, qu’il vécut intensément, comme si tout était chaque fois à recommencer et comme si chaque fois était la dernière. Mais aussi avec celle de beaucoup d’autres, à commencer par sa famille, qui, conséquence inévitable, paya d’un prix inestimable le coût de ses engagements et de ses convictions. Elle le liait par là même à une dette insondable qu’il sut toujours ne jamais être à même de rembourser, ce qui ne fit qu’aggraver ses sentiments de culpabilité.
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Il évita de justesse la peine capitale. C’était en 1964. Avec ses coaccusés, il s’était préparé à y être condamné. « Nous avions envisagé cette éventualité, affirme-t-il dans un entretien avec Ahmed Kathrada, longtemps après sa sortie de prison. Si nous devions disparaître, autant le faire dans un nuage de gloire. Il nous plut de savoir que notre mise à mort représenterait notre dernière offrande à notre peuple et à notre organisation (1). » Cette vision eucharistique était cependant exempte de tout désir de martyre. Et, contrairement à tous les autres, de Ruben Um Nyobè à Patrice Lumumba, en passant par Amilcar Cabral, Martin Luther King, voire Mohandas Karamchand Gandhi, il échappera à la faux.
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JUILLET 1990: CHEF DU CONGRÈS NATIONAL AFRICAIN NELSON MANDELA EST ACCUEILLI PAR LA PREMIER MINISTRE BRITANNIQUE MARGARET THATCHER AU 10 DOWNING STREET. PHOTO RUSSELL BOYCE |
C’est dans le bagne de Robben Island qu’il fera véritablement l’expérience de ce désir de vie, à la limite du travail forcé, de la mort et du bannissement. La prison deviendra le lieu d’une épreuve extrême, celle du confinement et du retour de l’homme à sa plus simple expression. Dans ce lieu de dénuement maximal, Mandela apprendra à habiter la cellule dans laquelle il passera plus d’une vingtaine d’années à la manière d’un vivant forcé d’épouser un cercueil (2).
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1977: NELSON MANDELA DANS LE JARDIN EN PRISON |
Dépouillé de presque tout, il luttera pied à pied pour ne point céder le reste d’humanité que ses geôliers veulent à tout prix lui arracher et brandir comme l’ultime trophée. Réduit à vivre avec presque rien, il apprend à tout épargner, mais aussi à cultiver un profond détachement par rapport aux choses de la vie profane, les plaisirs de la sexualité y compris. Jusqu’au point où, prisonnier de fait, confiné entre deux murs et demi, il n’est cependant l’esclave de personne.
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Homme d’os et de chair, Mandela aura donc vécu à proximité du désastre. Il aura pénétré dans la nuit de la vie, au plus près des ténèbres, en quête d’une idée, à savoir comment vivre libre de la race et de la domination du même nom. Ses choix l’auront conduit au bord du précipice. Il aura fasciné le monde parce qu’il sera revenu vivant du pays de l’ombre, force jaillissante au soir d’un siècle vieillissant et qui ne sait plus rêver.
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2005: NELSON MANDELA EST ASSIS À CÔTÉ DE SON ÉPOUSE GRAÇA MACHEL À L'ENTERREMENT DE SON FILS AÎNÉ MAKGATHO MANDELA. |
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1952: NELSON MANDELA DANS SON CABINET D'AVOCATS QU'IL A FONDÉ AVEC OLIVER TAMBO. PHOTO JURGEN SCHADEBERG |
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PHOTO JURGEN SCHADEBERG |
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OLIVER TAMBO ET NELSON MANDELA VERS 1960. PHOTO GALLO IMAGES |
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ARRESTATION DE HUIT LEADERS DE L'ANC DONT NELSON MANDELA À RIVONIA EN 1963. PHOTO JURGEN SCHADEBERG
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On retrouve la même universalité dans le mouvement anticolonialiste. Que vise-t-il, en effet, sinon de rendre possible la manifestation d’un pouvoir propre de genèse — le pouvoir de se tenir debout par soi-même, de faire communauté, de s’autodéterminer ?
En devenant le symbole de la lutte globale contre l’apartheid, Mandela prolonge ces significations. Ici, l’objectif est de fonder une communauté au-delà de la race. Alors que le racisme est de retour sous des formes plus ou moins inattendues, le projet d’égalité universelle est plus que jamais au-devant de nous.
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Sous l’apartheid, la brutalité avait trois fonctions.
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MANDELA BRÛLE SON PASS EN 1960. |
Cette brutalité avait d’autre part une dimension somatique. Elle visait à immobiliser les corps, à les paralyser, à les briser si nécessaire. Enfin, elle s’attaquait au système nerveux et tendait à assécher les capacités de ses victimes à créer leur propre monde de symboles. Leurs énergies étaient, la plupart du temps, détournées vers des tâches de survie. Ils étaient forcés à ne jamais vivre leur vie que sur le mode de la répétition. Tel était en effet le travail que le racisme était supposé accomplir.
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22 000 VICTIMES DE L'APARTHEID ENTRE 1963 ET 1990 ONT ÉTÉ IDENTIFIÉES PAR LA COMMISSION VÉRITÉ ET RÉCONCILIATION |
Ces formes de violence et de brutalité ont fait l’objet d’une internalisation plus profonde qu’on ne veut bien l’admettre. Elles sont, depuis 1994, reproduites sur un mode moléculaire au niveau de l’existence commune et publique. Elles se manifestent à tous les niveaux des interactions sociales quotidiennes, qu’il s’agisse des sphères intimes de la vie, des structures du désir et de la sexualité ou, davantage encore, de l’irrépressible envie de consommation de toutes sortes de marchandises.
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EN 1952 À EAST LONDON, EN AFRIQUE DU SUD, LES POLICIERS SONT ÉQUIPÉS D'UNE FORD. LE RÉGIME DE L'APARTHEID, MIS EN PLACE EN AFRIQUE DU SUD EN 1948, A ÉTÉ OFFICIELLEMENT ABOLI EN 1991. PHOTO AFP |
Ce désir effréné de consommation est pris pour l’essence et la substance de la démocratie et de la citoyenneté. Le passage d’une société de contrôle à une société de consommation a lieu dans un contexte marqué par diverses formes de privations pour la majorité des Noirs. Extrême opulence et extrême privation coexistent, et le fossé qui sépare ces deux états tend de plus en plus à être négocié par la violence et par diverses formes d’accaparement.
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La démocratie post-Mandela est composée en majorité de Noirs sans travail, et d’autres inemployables, qui n’exercent de droit de propriété sur presque rien. L’histoire longue du pays est elle-même marquée par l’antagonisme entre deux principes, le gouvernement du peuple par le peuple et la loi des possédants.
Jusqu’à récemment, ces derniers étaient presque exclusivement blancs, et c’est ce qui donnait aux luttes une connotation raciale. Ce n’est plus entièrement le cas. La classe moyenne noire émergente, cependant, n’est pas en position de jouir en toute sécurité des droits de propriété récemment acquis. Elle n’est pas certaine que la maison achetée à crédit ne lui sera pas reprise demain, soit par la force, soit à la faveur de circonstances économiques défavorables. Ce sens de la précarité constitue l’une des marques de sa psychologie de classe.
Le vieux mouvement de libération, le Congrès national africain (African National Congress, ANC), est quant à lui pris dans les rets d’une mutation plus contradictoire encore. Le calcul fait par les classes au pouvoir et par les propriétaires du capital est que la pauvreté de masse et les taux élevés d’inégalité pourraient, sous certaines conditions, conduire à des troubles, à des grèves épisodiques et à de nombreux incidents violents. Mais il n’en résultera guère une contre-coalition capable de remettre fondamentalement en cause le compromis de 1994 qui transfère le pouvoir politique à l’ANC et consacre la suprématie économique et culturelle de la minorité blanche.
L’Afrique du Sud entre dans une nouvelle période de son histoire, au cours de laquelle les procédures d’accumulation ne s’opèrent plus par l’expropriation directe comme lors des guerres de dépossession du XIXe siècle. Elles passent désormais par la capture et l’appropriation privée des ressources publiques, par la modulation de la brutalité et par une relative instrumentalisation du désordre. La constitution d’une nouvelle classe dirigeante multiraciale se fait donc par une synthèse hybride des modèles russe, chinois et africain postcolonial.
Entre-temps, l’espace public se rebalkanise progressivement. La géographie démographique du pays se fragmente. Abandonnant l’hinterland, de nombreux Blancs s’agglutinent sur les côtes, notamment dans la province du Cap-Ouest. Ils ont peur du processus rampant d’« africanisation » du pays et rêvent de reconstruire ici les piliers d’une république blanche débarrassée des oripeaux de l’apartheid, mais vouée à la protection des privilèges d’autrefois.
Le paradoxal attachement aux cadres psychiques de l’époque de la ségrégation raciale constitue une réponse partielle au processus de transformation du pays en une nation de citoyens armés, une sorte de nation-garnison dotée d’une police profondément corrompue et militarisée. Les nantis y bénéficient d’un semblant de protection acheté auprès de milliers de sociétés de sécurité privées et de sociétés de gardiennage détenues en partie par les barons au pouvoir et leurs affidés (3).
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Ce nouveau régime de contrôle par la marchandise se consolide sur fond d’une redistribution drastique des ressources de la violence. Or une société armée est tout sauf une société civile. Elle est encore moins une véritable communauté. Elle est un conglomérat d’individus atomisés, isolés face au pouvoir, séparés par la peur et la suspicion, incapables de faire masse, mais prompts à se placer sous la férule d’une milice ou d’un démagogue plutôt que de bâtir des organisations disciplinées indispensables au fonctionnement d’une société démocratique.
Pour le reste, de la vie comme de la pratique de Mandela, deux leçons méritent d’être retenues. La première est qu’il n’y a qu’un seul monde, du moins présentement, et ce monde est tout ce qui est. Ce qui, par conséquent, nous est commun est le sentiment ou encore le désir d’être des êtres humains à part entière. Ce désir de plénitude en humanité est quelque chose que nous partageons tous.
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IMIZAMO YETHU, «TOWNSHIP» (BIDONVILLE) DU CAP.PHOTO ARIADNE VAN ZANDBERGEN / ALAMY |
Pour construire ce monde qui nous est commun, il faudra restituer à celles et à ceux qui ont subi un processus d’abstraction et de chosification dans l’histoire la part d’humanité qui leur a été volée. Il n’y aura guère de conscience d’un monde commun tant que celles et ceux qui ont été plongés dans une situation d’extrême dénuement n’auront pas échappé aux conditions qui les confinent dans la nuit de l’infravie. Dans la pensée de Mandela, réconciliation et réparation sont au cœur de la possibilité même de la construction d’une conscience commune du monde, c’est-à-dire de l’accomplissement d’une justice universelle.
A partir de son expérience carcérale, il parvient à la conclusion selon laquelle il y a une part d’humanité intrinsèque dont est dépositaire chaque personne humaine. Cette part irréductible appartient à chacun de nous. Elle fait que, objectivement, nous sommes à la fois distincts les uns des autres et semblables. L’éthique de la réconciliation et de la réparation implique par conséquent la reconnaissance de ce que l’on pourrait appeler la part d’autrui, qui n’est pas la mienne, et dont je suis pourtant le garant, que je le veuille ou non. Cette part d’autrui, je ne saurais me l’accaparer sans conséquences pour l’idée de soi, de la justice, du droit, voire de l’humanité entière, ou encore pour le projet de l’universel, si telle est effectivement la destination finale.
A partir de son expérience carcérale, il parvient à la conclusion selon laquelle il y a une part d’humanité intrinsèque dont est dépositaire chaque personne humaine. Cette part irréductible appartient à chacun de nous. Elle fait que, objectivement, nous sommes à la fois distincts les uns des autres et semblables. L’éthique de la réconciliation et de la réparation implique par conséquent la reconnaissance de ce que l’on pourrait appeler la part d’autrui, qui n’est pas la mienne, et dont je suis pourtant le garant, que je le veuille ou non. Cette part d’autrui, je ne saurais me l’accaparer sans conséquences pour l’idée de soi, de la justice, du droit, voire de l’humanité entière, ou encore pour le projet de l’universel, si telle est effectivement la destination finale.
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Dans ces conditions, il est vain d’ériger des frontières, de construire des murs et des enclos, de diviser, classifier, hiérarchiser, de chercher à retrancher de l’humanité celles et ceux que l’on aura rabaissés, que l’on méprise, qui ne nous ressemblent pas, ou avec lesquels nous pensons que nous ne nous entendrons jamais. Il n’y a qu’un seul monde, et nous en sommes tous les cohéritiers, même si les manières de l’habiter ne sont pas les mêmes — d’où justement la réelle pluralité des cultures et des façons de vivre. Le dire ne signifie en rien occulter la brutalité et le cynisme qui caractérisent encore la rencontre des peuples et des nations. C’est simplement rappeler une donnée immédiate, inexorable, dont l’origine se situe sans doute au début des temps modernes : l’irréversible processus d’emmêlement et d’entrelacement des cultures, des peuples et des nations.
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Souvent, le désir de différence émerge précisément là où l’on vit le plus intensément une expérience d’exclusion. La proclamation de la différence est alors le langage renversé du désir de reconnaissance et d’inclusion. Pour ceux qui ont subi la domination coloniale ou pour ceux dont la part d’humanité a été volée à un moment donné de l’histoire, le recouvrement de cette part d’humanité passe souvent par la proclamation de la différence. Mais, comme on le voit dans une partie de la critique africaine moderne, celle-ci n’est qu’un moment d’un projet plus large : le projet d’un monde qui vient, d’un monde en avant de nous, dont la destination est universelle ; un monde débarrassé du fardeau de la race, et du ressentiment et du désir de vengeance qu’appelle toute situation de racisme.
Professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand à Johannesburg. Auteur de Critique de la raison nègre, à paraître aux éditions La Découverte en octobre 2013.
- (1) Nelson Mandela, Conversations avec moi-même, Seuil, coll. « Points », Paris, 2011.
- (2) Cf. Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Le Livre de poche, Paris, 1996.
- (3) Lire Sabine Cessou, « Trois émeutes par jour en Afrique du Sud », Le Monde diplomatique, mars 2013.