mercredi 11 décembre 2013

MICHELLE BACHELET, UN RETOUR ET UN RECOURS


PHOTO REVUE ANFIBIA 

« Vous auriez pu refuser.
— Si je n’étais pas née comme ça, peut-être. Mais on dirait que le lait de ma mère contenait les mots devoir et responsabilité. » 

Les années passées par la candidate hors du Chili (2011-2013) ont sans conteste été celles de la plus grande agitation sociale qu’ait connue le pays depuis la chute de Pinochet [1973-1990]. Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues. La principale cause de ces turbulences était l’éducation, mais ce n’était pas la seule. Il ne s’agissait pas seulement d’exprimer le mécontentement suscité par le gouvernement de Sebastián Piñera, le premier gouvernement de droite depuis l’avènement de la démocratie : c’était une récrimination plus vaste, engendrée principalement par les gigantesques inégalités de revenus. De revenus et de pouvoir. Presque tout l’argent est concentré entre les mains de quelques groupes économiques. Si vous demandez qui est le patron de tel grand magasin, média, mine ou de n’importe quel autre grand machin, moins de cinq noms reviennent tout le temps. Nous sommes devenus les paladins du néolibéralisme et avons laissé se fissurer les piliers du secteur public. La communauté s’est atomisée, les manifestants sont sortis pour réclamer à nouveau le courage d’avancer à l’unisson et appeler à la reconstruction de quelque chose qui nous rappelle que nous ne sommes pas seuls. Beaucoup de manifestations ont montré du doigt la Concertation [large coalition des partis du centre et de la gauche formée à la fin de la dictature pour assurer la transition]. La coalition, autrefois synonyme de démocratie, était devenue avec le temps un univers fermé, toujours plus vieux et lent, où l’on n’avait pas laissé entrer la vie. Les manifestations [étudiantes] de 2011 ont également eu lieu contre cela. Les gens voulaient être de nouveau écoutés. Ils avaient leur mot à dire en ce qui concernait leur vie. 

Bachelet n’était pas là quand tout cela a explosé. Mais le mouvement étudiant avait commencé sous son gouvernement [Michelle Bachelet a fait un premier mandat de présidente entre 2006 et 2010], en 2006, avec le pinguinazo (appelé ainsi à cause de l’uniforme des lycéens manifestants qui leur donnait un air de pingouins). Il a repris cinq ans plus tard, porté cette fois par les étudiants des universités. Bachelet n’était pas précisément l’objet de leur dévotion. De nombreuses pancartes s’en prenaient à elle. Dans aucune de ces manifestations on n’a vu les visages emblématiques de la Concertation, ni les banderoles de leurs partis. Se trouver au milieu de la foule leur faisait peur. 

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Dans le même temps, la popularité de Bachelet a augmenté (de façon incompréhensible) dans les sondages. Ce sont eux qui ont fini par la ramener au Chili. 

« Peut-être que, dans quelques années, les analystes expliqueront cette étrange situation – une personne qui n’est pas dans son pays, mais reste très présente dans les conversations, le discours ambiant, le quotidien – par le fait que j’ai voulu être prudente et laisser tout le monde faire ce qu’il avait à faire, que j’ai essayé de ne pas interférer, etc. On a dit que ma présence empêchait la montée de nouveaux leaders, alors que j’étais à dix heures d’avion. Mais, curieusement, j’ai été plus présente que jamais. »  Lorsque je l’ai rencontrée au début de l’année, de grands journaux comme La Tercera et El Mercurio se battaient pour avoir la primeur d’une interview, mais elle a choisi un magazine alternatif, The Clinic, pour s’adresser à la presse pour la première fois depuis son retour. Le monde politique chilien ne parlait que d’elle. La droite pensait qu’elle était le pion caché et silencieux dans un plan soigneusement ourdi par la candidate et sa coalition de partis, mais la campagne était déjà bien avancée et personne ne savait rien dans les dépendances du Parti socialiste. Même aujourd’hui, personne ne sait rien. Bachelet est revenue au pays plus hermétique que jamais. Son cercle de confiance est constitué de deux amies intimes avec lesquelles elle passe l’été depuis des décennies dans des chalets en bois au bord du lac Caburgua, et deux jeunes aides qui préféreraient mourir plutôt que de lui tourner le dos. Elle n’est pas descendue de l’avion avec un plan conçu à l’avance, ni rien de ce genre. 

Femme d’Etat. Entre avril et ces élections, sept mois ont passé. La droite a changé trois fois de candidat. L’un d’eux a renoncé pour cause de dépression. C’est finalement Evelyn Matthei qui a été choisie. Ce pourrait être l’intrigue d’un feuilleton télévisé, ou d’un grand roman, ou figurer dans Les Vies parallèles des hommes illustres, de Plutarque. Evelyn et Michelle. Evelyn est la fille du général Fernando Matthei, ami d’Alberto Bachelet (le père de Michelle) et ancien membre de la junte militaire. Enfants, elles se sont côtoyées sur la base militaire de Cerro Moreno. L’une aimait le piano et l’autre la guitare ; l’une a fait des études d’économie et l’autre de médecine ; puis il y a eu le coup d’Etat et la guitare de l’une a été brisée sur sa tête pendant que l’autre interprétait les Nocturnes de Chopin. Michelle, torturée, exilée et socialiste. Evelyn, l’un des visages de la dictature. Au premier tour [du 17 novembre dernier], la pianiste a obtenu 25,04 % des voix et la guitariste 46,75 %. 

Beaucoup espéraient que les élections se dérouleraient en un seul tour, mais la présence de huit autres candidats – dont sept partagent la soif de réformes de Michelle Bachelet – et l’instauration du vote volontaire [jusque-là le vote était obligatoire au Chili] ont rendu la chose impossible. Personne – même ses adversaires les plus farouches – ne doute qu’elle l’emporte au second tour. Elle est plus sérieuse. Elle est aussi, peu à peu, devenue une femme d’Etat. On m’a dit que, maintenant, elle sépare davantage le public et le privé. Elle ne fait presque plus de blagues spontanées. « Elle ne sera plus jamais la femme qu’elle était » , m’a confié l’une de ses proches collaboratrices. 

Grandes tâches. « Elle porte désormais la tristesse de sa charge. »  Je l’ai suivie de près lors d’un événement de campagne à la mi-octobre. Lorsque des danseuses sont apparues en dansant Dale cuerda a la cadera, elle aussi a dansé, mais elle n’était plus simplement quelqu’un qui faisait la fête avec les autres. Il ne s’agit plus d’« en finir avec la patrie pour inaugurer la matrie » , comme l’a crié sur scène l’actrice Malucha Pinto le jour où Michelle a été élue pour la première fois [en 2006]. Cette fois-ci, les revendications sont nombreuses et l’influence modératrice des partis (qui ont beaucoup perdu en légitimité) bien moindre. La population est plus exigeante et elle sait qu’elle ne pourra pas éviter certains changements structurels. Elle s’est engagée à transformer de fond en comble le système éducatif, à engager une profonde réforme fiscale et, comme si cela ne suffisait pas, à élaborer une nouvelle Constitution. 

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Les résultats des élections parlementaires montrent que toutes ces revendications ont pris une force incontestable. Presque tous les leaders étudiants qui ont dirigé le mouvement social des dernières années et se sont présentés comme candidats au Parlement (Camila Vallejo, Giorgio Jackson, Gabriel Boric, etc.) ont été élus avec une large majorité. Exactement le contraire de ce qui est arrivé à certains des visages les plus emblématiques de la politique chilienne des dernières décennies. La demande de rénovation s’est fortement fait sentir. 

Les politiques chiliens ont enfin arrêté de faire comme si « la Bachelet »  n’existait pas. Ils ont longtemps voulu croire qu’elle n’était qu’un phénomène superficiel, un caprice des foules, une femme sans poids particulier. Au début de sa présidence, elle s’est publiquement insurgée contre le machisme du monde du pouvoir en parlant de « féminicide politique » . La loyauté qu’elle demande n’admet pas de demi-teintes. La relation avec les partis qui la soutiennent a été difficile. Elle sait qu’ils dépendent d’elle. Elle a réussi à fédérer beaucoup de monde autour d’elle, des démocrates-chrétiens aux communistes, en passant par une bonne partie du mouvement étudiant. Ses détracteurs clament qu’elle s’est peu exposée, qu’elle évite de débattre avec ses adversaires, qu’elle n’a pas été claire sur son programme. Et, effectivement, cette Bachelet-ci s’est davantage protégée que la précédente. Elle n’irradie plus la même légèreté et ne cherche pas à feindre l’innocence ni la spontanéité. 

Michelle Bachelet a fêté ses 62 ans en septembre. En mars prochain, sauf si quelque chose vient l’en empêcher, ce qui serait très surprenant, elle acceptera pour la deuxième fois la présidence du pays. Mais les eaux ne dorment pas. Le dimanche du premier tour, un groupe de jeunes anarchistes, parmi lesquels se trouvait la nouvelle présidente des étudiants de l’Université du Chili, a envahi son siège de campagne. La même nuit, montrant bien plus d’enthousiasme que ses collaborateurs, elle s’est adressée à ses sympathisants et leur a dit ceci : « Nous ne croyons pas que le travail se fera en un jour. Nous savons que les choses ne vont pas être faciles. Mais cela ne nous décourage pas, parce que les grandes tâches d’un pays sont toujours complexes et demandent de l’union, de la patience, de la diversité et de la volonté. »  Ce ne sera pas un gouvernement aisé. Elle le sait. Mais ce que Michelle Bachelet aime plus que tout au monde, elle l’a souvent dit, c’est danser. Et, au Chili, la musique sonne aujourd’hui très fort. 


—Patricio Fernández*


Note : * Journaliste et écrivain chilien, fondateur. du journal satirique The Clinic.