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À l’approche de l’élection présidentielle, de nombreux Argentins, déjà frappés par une sévère crise économique, s’inquiètent des bouleversements à venir si le pouvoir changeait de camp. Et les plus qualifiés émigrent de plus en plus au Chili voisin, qui les accueille volontiers.Courrier international
Une inflation de près de 55 % en douze mois, un taux de chômage qui s’élève à 10,1 %, et une baisse de la croissance d’au moins 1,5 % cette année. Les raisons qui poussent les Argentins à s’expatrier pour trouver des débouchés sont nombreuses. Et leur première destination est le Chili.
Il faut dire que depuis les élections primaires du dimanche 11 août, où [le candidat à la présidentielle] Alberto Fernández a obtenu 15 points de plus que l’actuel président Mauricio Macri, la situation n’est guère encourageante pour les investisseurs. Alors, nos voisins argentins ont le regard tourné vers nous depuis plusieurs mois.
Et il est probable que leur intérêt pour le Chili s’intensifie face à la possibilité réelle que le kirchnérisme revienne au pouvoir.
“ Après la crise de 2008, de nombreux Argentins se sont installés ici en peu de temps. Cette année, le même phénomène se reproduit”, indique Max Vicuña, associé du cabinet de recrutement Amrop.
Le spectre du chômage
Ce phénomène s’accentue. Selon les données du cabinet Randstad, entre mai et août 2019, le nombre de candidatures d’Argentins au Chili a augmenté de 247 % par rapport à la même période de l’année dernière. “Avec l’inflation, le pouvoir d’achat des salariés s’est effondré”, explique Francisco Torres, un responsable de l’agence.
Selon des sondages réalisés par ce cabinet, la peur des Argentins de perdre leur emploi a augmenté de 4,6 % entre 2015 et 2019, et a atteint 8,4 % de la population au second trimestre 2019. Au Chili, elle est estimée à 5,7 %, bien moins que chez nos voisins.
De plus, au cours des quatre dernières années, près de 20 000 entreprises [argentines] ont cessé leur activité, un record depuis 2001. Parmi les exemples les plus récents, Honda a annoncé le mercredi 13 août la fermeture de son usine, laissant quelque 500 personnes sur le carreau. Comme l’indique Francisco Torres :
“ La récession a des conséquences généralisées sur l’ensemble de la population et touche toutes les catégories socioprofessionnelles : le nombre de chômeurs atteint presque les 2 millions.”
Des CV à la pelle
Depuis un an, l’Argentine compte 3,6 millions de nouveaux pauvres, et le taux de pauvreté s’élève à 34,1 %. De surcroît, il n’est pas exclu qu’il atteigne 37 % à la fin de l’année.
En à peine trois jours après les élections, les locaux chiliens de la multinationale DNA Human Capital se sont mis à crouler sous les CV argentins. L’entreprise a immédiatement fait le lien avec les primaires, affirme Alfonso Ochoa, directeur de l’entreprise :
“ Les Argentins savent ce qui va se passer. Ils s’attendent à une période de crise, d’incertitude, de hausse de la pression fiscale, et ils en ont assez.”
Les cabinets de recrutement s’accordent à dire qu’en 2015, avec l’arrivée de Macri au pouvoir, l’immigration en provenance d’Argentine avait ralenti. “Je connais personnellement beaucoup d’Argentins qui s’étaient installés au Chili et qui sont alors rentrés au pays”, précise Ochoa.
Mais, aujourd’hui, les gens ont déchanté. Rien ne s’est passé comme ils l’auraient souhaité. Après les résultats des primaires [dont le résultat préfigure souvent l’issue de l’élection elle-même], le hashtag #la seule issue possible pour les Argentins, c’est Ezeiza, en référence à l’aéroport international de Buenos Aires, a fait le tour de la twittosphère argentine.
S’expatrier au pied levé
“J’ai l’impression qu’aujourd’hui les Argentins viennent bien plus volontiers au Chili”, estime Nicholas Schmidt, consultant chez Spencer Stuart.
Un article publié en avril dernier par l’agence américaine de presse AP (Associated press) montrait par ailleurs que les jeunes Argentins avaient tendance à partir en Europe pour chercher du travail. L’agence comparait la situation actuelle du pays à l’hyperinflation des années 1990, ou à la crise socio-économique de 2001 [un pic dans une sévère crise qui a provoqué une dévaluation telle que la monnaie n’avait plus aucune valeur].
Or s’il y a une chose qui caractérise les Argentins par rapport à leurs voisins d’Amérique du Sud, c’est leur facilité à s’expatrier.
C’est ce qu’a fait, par exemple, l’économiste Nora Balzarotti, qui occupe aujourd’hui un poste chez Euromonitor International [un cabinet d’études de marché]. Elle est arrivée au Chili en 2010. Deux ans auparavant, elle avait décidé, avec mari et enfants, de quitter l’Argentine.
Pour elle, c’est la confiscation des fonds de pension qui a fait déborder le vase, en la privant de la majorité de ses économies :
“ Ils m’ont tout pris avant de me dire que je toucherais un jour une retraite décidée par les politiques, sans lien avec mes revenus.”
Profils qualifiés
Son départ était définitif, elle l’a toujours su : “J’étais tellement horrifiée par ce que je voyais qu’on a tout vendu avant de partir. On a décidé de s’installer au Chili et de ne rentrer en Argentine que ponctuellement.” Elle n’a pas changé d’avis depuis.
Au Chili, elle a rapidement trouvé du travail. Selon les chiffres officiels, le Chili est le troisième pays au monde en matière d’immigrés argentins (ils y sont 66 000), après l’Espagne et les États-Unis.
Nora Balzarotti estime probable qu’Alberto Fernández devienne le prochain président du pays, et elle constate que ses compatriotes sont de plus en plus nombreux au Chili.
Les Argentins sont hautement qualifiés, performants, ils ont des diplômes et parlent plusieurs langues, et, pour ces raisons, ils sont appréciés sur le marché du travail. Selon Max Vicuña, un cadre argentin est aujourd’hui autant demandé qu’un Chilien, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans.
À l’instar de Nora Balzarotti, de nombreux managers argentins ont jeté leur dévolu sur notre pays. Ils sont présents au sein des directions de presque toutes les grandes entreprises chiliennes.
“Ils sont très qualifiés, c’est une source de talents pour nous”, résume Nicholas Schmidt.
Et ces cadres ont à nouveau le Chili dans leur ligne de mire. Comme le dit Luis Garreaud, le partenaire local du cabinet de recrutement Egon Zehnder : “Les Argentins ont compris que si le kirchnérisme revenait au pouvoir les choses allaient se compliquer. Dans ce cas, ils n’en seront que plus nombreux à venir au Chili, ça ne fait aucun doute.”
María José Tapia