Naufrages se veut un peu comme le testament de Coloane. Un testament de sa façon : qui fait parler haut l'aventure marine… et qui nous rappelle que l'aventure, justement, n'est jamais aussi belle que quand elle prend le risque de courir à l'abîme. « Après avoir passé près d'un siècle sur cette planète un écrivain ne peut plus décemment s'intéresser qu'à un seul thème : le départ — et même, disons-le bien crûment, le naufrage. »
La nef du capitaine Coloane vogue pourtant encore bon train, ainsi qu'on pourra s'en rendre compte à la suivre ici dans sa course. Le vieux marin, pour cette fois, évoque moins ses propres aventures que celles de tous ceux qui l'ont précédé ou accompagné en mer.
Encore enfant, c'est à la lecture d'un récit de naufrage qu'il découvre la beauté de ce qu'il appelle « le risque de vivre », et qu'il décide de ce que sera sa vie : il naviguera, et il écrira. Revenu de tout ou presque, il imagine ici ce que pourrait être « une anthologie des plus beaux naufrages »… ce qui pour lui revient à dresser « une sorte de catalogue d'événements extrêmes qui seraient comme la condensation même de l'existence ».
L'histoire marine du Grand Sud à elle seule lui fournit ample moisson de prodiges (le recueil classique de Vidal Gormaz a accompagné Coloane pendant toute sa vie, et il le cite d'abondance). C'est qu'il est peu de parages au monde où le risque de naviguer est si grand… et où l'homme se soit si constamment confronté au pire.
On l'aura compris, le personnage central de ces récits, c'est la Mer elle-même, dispensatrice de la vie et de la mort, inspiratrice de trop grands songes… et ordonnatrice distraite de ce que nous appelons le Destin. Elle avale et recrache, escamote des paquebots, jette un taureau vivant sur un rocher solitaire, livre les naufragés à la merci des Indiens sauvages (qui oublient parfois de les traiter avec cruauté)… On dit qu'on s'en remet à elle, mais a-t-on vraiment le choix ?
Mystère d'entre les mystères, elle est à l'image de cette entité obtuse que nous appelons Réalité… et qu'il nous arrive de diviniser pour ne pas avoir à admettre qu'elle n'est qu'une des figures de cet Absurde qui tout gouverne. Un homme qui sent la mort approcher convoque ainsi, une dernière fois, les fantômes de ceux qui, avant lui, s'affrontèrent à la plus grande aventure, à la plus grande énigme (Melville est du nombre).
Il dresse la carte d'un long rêve toujours prêt à virer au cauchemar, en interrogeant les Instructions Nautiques qui tout au long de sa vie furent sa bible et sa boussole — et règle au passage sa dette envers les livres qui ont accompagné sa route.
Comme toujours chez lui, tradition orale et littérature se bousculent d'une histoire à l'autre. Le charpentier du bord, ainsi qu'à son habitude, n'a pas trop pris la peine de raboter son récit. Il n'a jamais su faire un livre bien élevé, bien léché. Mais celui qui sait lire et écouter entend à travers la rumeur de ces pages une voix inoubliable : celle du dernier griot des mers du Sud… anxieux de sauver du naufrage un passé qui, demain, risque de terriblement nous manquer.