jeudi 13 juin 2019

AU SALVADOR, LES FAMILLES DE VICTIMES CRAIGNENT L’AMNISTIE DES CRIMES COMMIS DURANT LA GUERRE CIVILE



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COMMÉMORATION DU VINGT-SIXIÈME ANNIVERSAIRE DES
ACCORDS DE PAIX AYANT MIS FIN À LA GUERRE CIVILE AU 
SALVADOR, EN 1992. LE 16 JANVIER 2018, À  SAN SALVADOR.
PHOTO MARVIN RECINOS / AFP
Les familles des victimes de la guerre civile des années 1980 dénoncent un projet de loi en cours d’examen qui permettrait, de fait, d’amnistier les responsables de crimes contre l’humanité.
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LE MÉMORIAL PRINCIPAL DE LA PLACE CENTRALE D’EL MOZOTE
Le Salvador va-t-il à nouveau amnistier les auteurs de crimes contre l’humanité commis pendant le conflit armé (1979-1992), dont on estime qu’il a fait 75 000 morts et disparus ?

C’est en tout cas ce que craignent les Nations unies, la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH), diverses ONG de la société civile et, surtout, les familles des victimes, à propos d’un projet de loi en cours d’examen à l’Assemblée législative.

« C’est un retour en arrière »



VICTIMES DU MASSACRE DES VILLAGEOIS À EL MOZOTE
PAR LE BATAILLON ATLACATL, MORAZÁN,
EL SALVADOR, JANVIER 1982
PHOTO 
SUSAN MEISELAS
« Cette loi protège les criminels, c’est un retour en arrière pour que les coupables restent impunis », dénonce Maria Dorila Marquez, 62 ans, présidente de l’Association pour la promotion des droits humains d’El Mozote (APDHEM), du nom d’un village dans lequel l’armée, qui combattait la guérilla du Front Farabundo Marti pour la libération nationale (FMLN), a commis un massacre en 1981, dont Mme Marquez a réchappé « par miracle ». Ce n’est pas le cas du reste de sa famille. Jointe au téléphone à El Mozote, à 200 kilomètres au nord-est de San Salvador, elle ne peut s’empêcher de pleurer, même trente-huit ans après, en égrenant la liste de ses proches tombés sous les balles :

« Mon père, ma mère, ma sœur enceinte de neuf mois, son mari, mon frère de 11 ans, une nièce de 7 mois… Si on ne compte que la famille proche, cinquante victimes. Si on élargit la liste aux cousins, une centaine. »

Le bataillon Atlacatl, responsable du massacre, accusait les villageois d’être des terroristes marxistes. « Un enfant mort est un guérillero de moins », avaient-ils inscrit, en lettres de sang, sur les murs d’une maison. En tout, 539 enfants (dont 475 de moins de 12 ans) et 449 adultes ont été sauvagement assassinés, selon les chiffres officiels rendus publics à partir de 2017.


Officiers formés aux États-Unis


DEUX ENFANTS LISENT LES NOMS DES ENFANTS TUÉS AU 
SALVADOR PENDANT LA GUERRE CIVILE, NOTAMMENT LORS 
DU MASSACRE DU VILLAGE D’EL MOZOTE, À 200 KILOMÈTRES 
AU NORD-EST DE SAN SALVADOR. LE 9 DÉCEMBRE 2016.
PHOTO MARVIN RECINOS / AFP
Les officiers de ce bataillon avaient été formés aux techniques de contre-insurrection par les Etats-Unis, à l’Ecole des Amériques. Deux mois plus tard, lors d’une audience au Sénat, le sous-secrétaire d’Etat américain pour les droits humains de l’époque, Elliott Abrams, avait qualifié ces informations de « propagande communiste », et qualifié la politique américaine au Salvador de « réussite fabuleuse ».

Plusieurs années plus tard, des documents déclassifiés ont montré que M. Abrams, aujourd’hui envoyé spécial de Donald Trump pour le Venezuela, était au courant des graves violations des droits humains commis au Salvador.
Le projet de loi prévoit que les peines seront suspendues ou remplacées par des travaux d’intérêt général.
ELLIOTT ABRAMS EST UN CRIMINEL DE GUERRE,
QUI A CONSACRÉ SA VIE LA DÉTRUIRE.
 PHOTOMONTAGE OAKLANDSOCIALIST
Le projet de « loi spéciale de justice transitionnelle et restauratrice pour la réconciliation nationale » prévoit de rendre imprescriptibles les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, et écarte toute possibilité d’amnistie pour leurs auteurs. Il prévoit aussi des indemnisations aux victimes. Que lui reprochent alors les organisations de défense des droits humains qui, toutes, sont vent debout contre ce projet ? Si le texte établit que les responsables seront passibles de peines allant jusqu’à trente ans de prison, son article 12, lui, prévoit que les peines seront automatiquement suspendues lorsqu’elles seront inférieures à dix ans de prison, et qu’elles seront remplacées par des travaux d’intérêt public pour les autres.

Les indemnisations que devront payer les personnes condamnées dépendront par ailleurs de leurs revenus et « ne devront pas porter préjudice à leur projet de vie et celui de leur famille ». Quant aux indemnisations payées par l’État, elles dépendront de ses « possibilités financières » et non des préjudices subis. Enfin, le nombre d’enquêtes ouvertes sera limité.

Pour Michelle Bachelet, « une amnistie de fait »


Le projet de loi « contient une série de dispositions qui pourraient se traduire en une amnistie de fait », a dénoncé, le 23 mai, Michelle Bachelet, la haut-commissaire des Nations unies aux droits humains, tandis que l’ONG Human Rights Watch craint que ce projet ne « permette que les responsables de ces crimes ne reçoivent aucune punition vraiment sérieuse ».

La droite de l’Alliance républicaine nationaliste (Arena) et la gauche du FMLN, ennemies jurées pendant le conflit armé, et qui ont alterné au pouvoir depuis lors (la première entre 1989 et 2009, la seconde entre 2009 et 2019), soutiennent toutes deux le texte, présenté par des députés des deux partis.

Le 28 mai, la CIDH a publié une résolution dans laquelle elle ordonne à l’Assemblée législative unicamérale la suspension des débats et lui donne jusqu’au 14 juin pour qu’elle démontre la mise en œuvre de cette résolution. Plusieurs députés, y compris le président de l’Assemblée, ont déjà averti qu’ils n’obéiraient pas à l’injonction de la CIDH, pourtant contraignante.
L’espoir, pour les associations de victimes, réside en la personne du nouveau président, Nayib Bukele.
« Nous exigeons le vote d’une loi de réconciliation nationale qui ne cherche pas l’impunité et nous demandons à l’Assemblée législative qu’elle respecte les mesures ordonnées par la CIDH », affirme l’APDHEM, qui a présenté le 21 mai, conjointement avec d’autres associations de victimes, un autre projet de loi qui prévoit « des mesures de réparation intégrales, efficaces et durables » et « le respect, par l’État, des droits humains des victimes du conflit armé ».

L’espoir, pour les associations de victimes, réside en la personne du nouveau président salvadorien, qui a pris ses fonctions samedi 1er juin. Nayib Bukele, élu le 3 février, rompant avec trente ans de bipartisme entre le FMLN et l’Arena, s’est dit opposé au projet de loi. « Les lois d’amnistie vont à l’encontre de l’ordre juridique international, de la dignité des victimes. Elles les revictimisent, a-t-il tweeté le 14 mai. Ce sont des lois d’impunité. Elles cherchent à protéger ses auteurs et leurs complices. »

La toute première décision de M. Bukele a quelque peu rassuré les opposants au texte. Dès le 1er juin, il a en effet fait retirer de l’entrée d’une caserne le nom de Domingo Monterrosa, responsable du massacre d’El Mozote. Après sa mort en 1984, ce dernier avait été élevé par le Salvador au rang de « héros national ». M. Bukele a annoncé sa décision sur Twitter, son moyen de communication préféré.

CAPTURE D'ÉCRAN
« C’est un signal positif, je suis très optimiste car il a dit qu’il soutenait notre cause », se réjouit Maria Dorila Marquez, qui espère qu’il posera son veto au projet de loi, s’il était approuvé par l’Assemblée. « Il faut qu’il aille plus loin et qu’il ouvre les archives militaires sur les opérations de terre brûlée menées par les forces armées pendant le conflit. Là, nous l’applaudirons », modère-t-on à l’APDHEM. Le président Bukele a promis de recevoir les ONG de victimes le 18 juin.
Angeline Montoya