La joie provoquée par la victoire de l’Unité populaire, tant dans les classes les plus défavorisées que chez les intellectuels et les artistes, n’avait pourtant duré qu’à peine trois ans. Le coup d’Etat militaire de Pinochet, en septembre 1973, a brisé violemment cette expérience démocratique inédite dans le continent latino-américain. La violence politique et sociale de la césure «pinochetiste» alla de pair avec l’émergence d’un modèle sociopolitique bien précis. Le coup d’Etat de Pinochet ne fut pas seulement militaire. Il fut aussi une révolution néolibérale et capitaliste. Et cette révolution allait traverser tous les rouages de la société chilienne. De fil en aiguille, la famille d’abord, l’éducation ensuite puis le monde du travail (universités, banques, entreprises) ont subi de profondes mutations.
Une des premières causes de cette soudaine transformation des mentalités fut la répression militaire et policière du régime de Pinochet, qui contribua à créer un climat de panique, d’insécurité. Cette répression fut associée à une utilisation réfléchie et expérimentale des médias (radio, presse écrite et TV), qui articulaient information et communication tout à la fois afin d’imposer la «transformation des mentalités» dans tous les rouages de la société. Les mentalités, soumises à une telle pression, soit implosent, soit s’adaptent. Et le cadre économique, associé à un discours religieux, officiel, «dur», participa à l’acheminement de la population vers l’acceptation de ce nouvel ordre social autoritaire.
Les académies militaires et ses hautes écoles ont formé la relève des cadres, appelés à réaliser cette nouvelle entreprise. Les forces armées jouèrent d’ailleurs un rôle fondamental dans la société. Chacune des armées, l’armée de terre, de l’air et maritime, ont forgé des figures publiques, des icônes de toutes sortes, de plus en plus médiatisées, diluées dans le quotidien de la société civile et institutionnelle chilienne. Ce dispositif militaro-civil qui associait la finance, l’éducation supérieure et les hauts rangs des armées formait un réseau vaste et disséminé, complexe et performant dans toutes les instances du commandement sociétal chilien. La société chilienne s’initia, à travers tous ces leviers et nouveaux réseaux d’encodage sémiotiques et symboliques, à une nouvelle discipline sociale, institutionnelle et subjective étroitement associée à la peur et à la délation. Les Chiliens se replièrent vers les vertus de l’individualisme, de la propriété privée, de la commercialisation et du «mercantilisme généralisé des valeurs».
Il fallait, selon les nouveaux hommes au pouvoir, sortir le Chili du chaos du communisme interne, mais également le soustraire à l’influence de l’Union soviétique et de Cuba, deux pays désignés par le gouvernement du général Pinochet comme des «terroristes hautement dangereux» pour la «démocratie, le christianisme et la liberté». Tout projet politique d’opposition fut également sanctionné, menaçant la «modernisation capitaliste en marche» dans le pays.
La tradition socio-économique du Chili qui précéda le coup d’Etat de 1973 était caractérisée par un capitalisme modéré. Dans ce nouveau contexte de privation des libertés civiques et politiques, la violence subie alla de pair avec l’accélération des changements imposés par le nouveau régime. Le projet néolibéral de Pinochet mettait en résonance deux grands producteurs de subjectivité individuelle et sociale : violence politique d’une part, et violence sociale de l’autre. Ces deux vecteurs en engendraient un troisième, celui de la violence subjective. En effet, l’«aspiration sociale et nationale» du gouvernement de Pinochet était de parvenir au même niveau de développement que les pays du Nord. Cet «idéal national», mis en circulation par les médias et les élites de l’éducation supérieure, impliquait une soudaine accélération de la «mise à niveau» technologique, scientifique, militaire, des infrastructures, de la communication et des biens de consommation des masses. Le monde du travail fut discipliné, neutralisé au niveau de ses libertés d’expression par la présence ininterrompue de délateurs.
La modernisation de l’appareil productif eut lieu en partie grâce aux privatisations du patrimoine national (bois, ports, mines, agriculture, éducation supérieure). L’informatique s’introduisit dans tous les points névralgiques de la vie économique, éducationnelle et commerciale. Le système de crédit fut massivement développé et adapté à chaque classe sociale et catégorie professionnelle (les sans-emploi y compris). C’est précisément ce système de crédit et d’endettement de masse, adapté à chaque catégorie salariale, qui a constitué le moteur de ce vaste laboratoire marchand que fut la révolution néolibérale chilienne des années du régime de Pinochet. Quant aux médias et aux nouvelles technologies d’information et de communication, ils suggéraient de répondre frénétiquement et surtout inconsciemment à une demande de consommation allant jusqu’à l’endettement chronique de familles entières. Une population coupée du socius, mais en même temps reliée, connectée aux nouveaux réseaux de promotion sociale «clé en main» et de «mercantilisation» des valeurs.
Il s’agissait bel et bien d’une révolution des mentalités et de promotion sociale à grande échelle, opérée grâce aux nouvelles techniques de communication, du «coaching», de la «supervision» des équipes de travail, du «management» et des services d’assistance à distance par ordinateur. Au Chili, ce dispositif technico-informatico-scientifique fut tout d’abord mis au service des divers appareils de répression et d’intelligence militaire (marquage, suivi et contrôle du voisinage), puis ensuite à celui des vastes services du marketing financier, commercial et du savoir. La maximisation de la gestion à distance par l’ordinateur, accompagnée d’une massification de la consommation, permit de matérialiser et de rentabiliser à un haut niveau l’individualisme ascendant dans lequel se trouvait plongée la société chilienne durant toute cette période.
Autrement dit, la société chilienne devint un laboratoire massif mais néanmoins subtil de démocratisation de l’individualisme, cher aux philosophies libérales, qu’il sera difficile de transformer, quelles que soient les velléités de réconciliation du nouveau gouvernement.
Miguel D. Norambuena écrivain, directeur du Racard, centre psycho-social, Genève.