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ce pathos de l’absence et du silence a entretenu sa carrière posthume du vivant de Larrain, sans doute malgré lui : il constitue l’ordinaire des dames de vertu du salon photographique, tant on y passe de temps à mettre en scène la remise en cause du regard, avec soupirs d’humanisme contenus et abcès humide à la déontologie. Et il est certain que, chez Larrain comme chez Salinger, le retrait volontaire et prématuré a augmenté la légende - que Magnum a su alimenter. Mais, comme dans le cas de Salinger, l’enluminure sociale ne doit pas faire oublier l’essentiel - ce qui, après tout, justifie la rétrospective consacrée cet été au Chilien par les Rencontres d’Arles : la rigoureuse et fantômatique beauté de ses photos.
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Pan. Prenons-en une de 1958, faite à Potosi, en Bolivie. Le long d’un mur, une Indienne sans âge, avec un poncho et un haut chapeau, est à l’arrêt, pieds joints, d’une dignité de reine, face à celui qui la saisit et qu’elle observe sans soumission. A contre-jour dans un petit pan de lumière qu’on imagine jaune ou blanche, une autre femme marche en sens inverse, accompagnée par un enfant qu’on devine à peine, mais réduite exclusivement à son ombre. Cette ombre dressée paraît entrer dans l’Indienne fixe comme si elles s’ignoraient ou ne se voyaient pas. Un monde chevauche l’autre de toute éternité, en suspension, et la rencontre, aussi fortuite qu’inévitable, se fait tel un bas-relief sur fond de pierre. Définition possible de la grâce : la mort devient une caresse supplémentaire de la vie.
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Les photos de Sergio Larrain les plus marquantes sont bien connues : gosses de rue de Santiago, rues et bars de Valparaiso, habitants de Chiloé, Indiens de Bolivie ou du Pérou, paysages de Patagonie, gentlemen de Londres ou clochards de Paris. Les voir réunies permet de saisir l’unité dans la grammaire du regard : usage presque systématique du premier plan, comme pour établir l’échelle matérielle de la vie des hommes ; du flou et du gros plan sur un objet, un bout de corps, parce que le regard accueille toute présence, tout mouvement ; mise en forme cubiste ou moderniste de ce que Cartier-Bresson, l’un de ses maîtres et celui qui le fit entrer en 1959 à Magnum, appelait l’instant décisif ; goût pour l’espace qui fait le vide et la nature morte. Il suffit de comparer les scènes de bar ou de rue de Valparaiso, faites dans les années 50, avec les Carnets mexicains de Cartier-Bresson, datant de 1934 : le cousinage est immédiat. En 1959, à Alger, Larrain photographie de haut des hommes qui, de nouveau, ne sont plus que leurs ombres. Quatre d’entre eux se tiennent par la main et forment une figure qui rappelle la Danse de Matisse. Mais cette figure est si naturelle que l’œuvre du peintre, pour qui la connaît, n’agit plus comme une référence : c’est l’apparition de ces hommes, dans l’œil du photographe, qui paraît soudain justifier Matisse en déposant son génie sur la pierre ensoleillée d’Alger.
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Tas. C’est à Santiago, huit ans plus tôt, dans le cadre d’une campagne chrétienne de sensibilisation à leur condition, que le jeune Sergio Larrain photographie les gosses des rues. Ils ont 10, 12 ans, se battent, dorment en tas ornementé avec des chiens, comme du vieux linge. Ils vous regardent comme si, venant de naître, ils avaient 1 000 ans. Les adultes les nourrissent jusqu’à 14 ans. Les photos s’en nourrissent pour toujours. Elles donnent autant d’émotions instantanées que la lecture de David Copperfield. Au premier plan, il y a parfois un pied sale ou un chien. Il arrive que le portrait soit coupé, décentré, stylisé par l’instinct éduqué du photographe: son père, architecte et grand amateur d’art, collectionnait les objets précolombiens et il y a comme un fétichisme de la présence chez Larrain. Mais, aujourd’hui ce sont les portraits frontaux de ces poulbots, droit dans les yeux, le visage sale, la clope au doigt ou un chien enroulé au pied comme un coussin de misère, qui pénètrent avec une force intacte, les aurait-on mille fois vus. La grande photographie est peut-être ce qui résiste à l’infernale perpétuité de ses reproductions.
SERGIO LARRAIN RÉTROSPECTIVE aux Rencontres d’Arles, église Sainte-Anne, jusqu’au 1er septembre.