mardi 6 mai 2014

« PEPE » MUJICA, LE PRÉSIDENT ANORMAL

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JOSÉ MUJICA, DANS SA PROPRIÉTÉ AUX ENVIRONS DE MONTEVIDEO, LE 25 OCTOBRE 2009.
Singulier personnage. Le voir ainsi, à 78 ans, calé sur sa chaise en bois, entouré de livres et de silences, une paire de sandales aux pieds et un buste du Che Guevara en miroir, José Mujica renvoie l’image d’un Diogène latino, un patriarche bienveillant, un dernier homme, indigné évidemment. Un des rares à avoir connu le néant.

« LE MEILLEUR LEADER AU MONDE »

Lui se définit comme un « humble paysan » recevant dans sa petite ferme plantée au milieu de la campagne, à une demi-heure de la capitale Montevideo. Il parle de lui et de son Uruguay natal à la première personne du pluriel : « Nous sommes une voix républicaine pour le monde. » Comprendre un possible futur, un chemin à suivre pour le bien commun, aussi modeste soit-il, avec la politique comme éthique et l’honnêteté comme viatique. « Je relis Platon pour chercher des clefs de compréhension, car rien n’est absolument nouveau. » Une manière très personnelle de rappeler sa célèbre mise en garde prononcée à l’assemblée générale de l’ONU en septembre 2013 : « La politique, mère éternelle du devenir humain, est restée limitée à l’économie et aux lois du marché. »

Pour la presse internationale, il est l’« homme politique le plus incroyable », « le dirigeant qui fait rêver » ou simplement « le meilleur leader au monde », comme vient de l’affirmer la revue britannique Monocle. On évoque parfois son nom pour le prochain Nobel. Mujica est aussi considéré comme « le président le plus pauvre de la planète », parce qu’il verse 87 % de ses revenus à des organismes de logements sociaux. Une formule que lui-même ne goûte guère : « Ma définition de la pauvreté est celle de Sénèque : pauvres sont ceux qui ont besoin de beaucoup, car rien ne peut les satisfaire. »

Pas étonnant qu’il ait éveillé une « Mujicamania », faisant même oublier à certains de ses adversaires son passé de guérillero au sein d’un groupe ayant séquestré des individus et attaqué des banques. Il faut d’ailleurs chercher parmi ces anciens combattants de l’ombre et leurs proches pour entendre des critiques acerbes contre leur ancien compagnon de route, incapable de lever l’imprescriptibilité des crimes des tortionnaires commis sous la dictature.

Qu’importe, le magazine nord-américain Foreign Policy l’a inclus dans sa liste des cent intellectuels les plus importants pour redéfinir l’agenda de la gauche dans le monde. « À la mort du président vénézuélien Hugo Chavez, écrit le bimensuel, beaucoup ont cru que le mouvement croissant de la gauche en Amérique latine allait mourir avec son populisme à chemise verte. Mais les initiatives et les choix controversés de Mujica ont provoqué de nouveaux débats, créant une alternative possible entre l’antiaméricanisme radical d’un Chavez et le profond conservatisme social latino-américain. »

« NOUS AVONS UN ESPRIT NOVATEUR » 

Il faut voir Mujica en campagne. À aucun moment de la présidentielle, il n’a émis l’idée d’interrompre son programme au nom d’une conciliation ou d’un éventuel désir de « gouvernabilité ». Pas une seule fois il n’a cédé au moindre discours destiné à séduire l’électorat de l’opposition, comme le souligne l’hebdomadaire brésilien Carta Capital. « Même pendant les sommets avec les grands de ce monde, nous confie-il, les leaders me disent que j’ai raison. Mais rien ne se passe. C’est pour cela que je répète toujours la même chose. Il faut insister, tenter de convaincre. » Et d’ajouter, avec un léger sourire : « J’ai le courage agressif de dire les choses. Cela est mal vu dans le monde actuel où les gens dissimulent et maquillent leurs propos. C’est peut-être cela qui attire l’attention sur moi. »

Deux ans après son investiture, Mujica dépénalise l’avortement jusqu’au troisième mois de grossesse. Même avec d’importantes restrictions, la loi est unique en Amérique du Sud. Moins d’un an plus tard, il fait adopter le mariage gay, rappelant à l’occasion que son pays avait légalisé le divorce dès 1913. « Oui, nous avons un esprit novateur, profondément ancré dans notre histoire, insiste-t-il. Nous sommes une terre d’immigrants, de persécutés et d’anarchistes du monde entier. Cela a donné le pays le plus laïque d’Amérique latine, avec une séparation nette entre l’Eglise et l’Etat. Moi-même je suis président et ne crois pas en Dieu. » Des paroles inaudibles dans n’importe quel pays voisin. Ce qui ne l’a pas empêché d’être reçu en juin 2013 par le pape François, qu’il a qualifié de « personnage admirable ».

Le point culminant survient le 20 juin 2012. Ce jour-là, le gouvernement annonce dans une conférence de presse consacrée à « la sécurité publique et au bien-être commun » que l’Etat prendra en charge la production et la vente du cannabis, légalisé et régulé. La mesure est d’une telle avant-garde en comparaison des expériences menées dans les Etats nord-américains du Colorado et de Washington, aux Pays-Bas et en Espagne que l’assistance croit d’abord à un effet d’annonce, peut-être même à une blague. Porté à bout de bras par Mujica, le texte est adopté par le Sénat en décembre 2013 et entre en vigueur ce 6 mai 2014.

Avant la fin de l’année, le temps que l’herbe pousse et que le marché se mette en place, l’amateur uruguayen, majeur et enregistré auprès des autorités, pourra acheter en pharmacie jusqu’à 40 grammes de marijuana par mois, à un dollar le gramme, produit et commercialisé sous contrôle de l’Etat. Il autorise également le consommateur à cultiver son herbe dans une coopérative de quartier ou chez lui, dans la limite de six plants par foyer. Mujica, c’est peut-être ça. Un homme qui dit n’avoir jamais fumé de joint et qui sait que 62 % de ses concitoyens sont contre la légalisation du cannabis mais qui n’hésite pas à mettre en place la première production étatique de marijuana de la planète. Une mesure de sécurité publique, dit-il. Avec cette volonté de séparer les usagers des dealers, le cannabis des autres drogues.

« UN PEU COMME FRANÇOIS MITTERRAND »  

Le narcotrafic prend des proportions alarmantes en Amérique latine mais épargne encore l’Uruguay, qui affiche un taux de consommation plutôt faible. Qu’importe. « Nous avons ici un dicton, entre paysans, répond le président. Quand tu vois la barbe de ton voisin en feu, tu plonges la tienne dans l’eau. » Le voilà qui sourit. « Cette loi est un essai, elle ne signifie pas que nous avons la solution définitive. Mais nos voisins devront jeter un œil sur notre petit pays qui pourrait constituer le parfait laboratoire pour cette expérience. » Il recule sur sa chaise. « Ma seule certitude est que la politique de lutte contre la drogue mise en œuvre depuis des décennies est un échec fracassant. Je suis content d’avoir donné un coup de pied dans la fourmilière ! »

Ses proches reconnaissent que le sujet ne l’intéressait pas il y a encore quelques années. Mais s’empressent d’ajouter que Mujica n’a eu de cesse de lire et de travailler sur le sujet, seul le plus souvent, avant de prendre sa décision, en accord avec à peine quelques membres de son gouvernement. « Il n’y a qu’une personnalité comme lui pour s’engager sur une telle décision impopulaire », affirme le jeune député Sebastian Sabini, l’un des auteurs de la loi. « Mujica est désormais une figure historique et n’a pas peur, un peu comme François Mitterrand avec l’abolition de la peine de mort », avance le politologue Adolfo Garce, rappelant également cette pointe de culture transgressive propre aux tupamaros, « toujours un peu obsédés par cette envie d’épater le bourgeois ». Ne vient-il pas de proposer d’accueillir en Uruguay, à la demande de Barack Obama, cinq prisonniers de Guantanamo ?

Dans le fond, Mujica se dit anarchiste, « mais j’ai mes contradictions », dit-il. Puis il lâche, d’un trait : « Je crois que la reconnaissance du mariage gay, l’avortement et la loi d’encadrement du cannabis sont des progrès. Mais ils le seront de manière définitive le jour où il y aura moins de distance entre les pauvres, les indigents et les plus riches. » Il se lève. Le téléphone fixe posé sur son petit bureau, tout comme le portable, n’ont pas sonné en deux heures. « On sait que je n’aime pas ça, donc les gens m’appellent peu », lâche-t-il avant de sortir à l’air libre.

À le voir debout, poser pour la photo à côté de sa chienne à qui il manque une patte et de ses deux Coccinelles Volkswagen bleues, garées derrière sa bicoque bordée de chrysanthèmes qu’il arrose chaque matin, on pense à cette phrase assassine du journaliste Graziano Pascale. Commentateur politique et opposant notoire, il a dit un jour que Mujica était « ce vieil oncle un peu fou que l’on a tous dans nos familles ». Un peu fou, peut-être, mais captivant et surtout seul de son espèce parmi les dirigeants de la planète. Il salue et dirige son regard vers sa chaise en bois, faisant mine de vouloir reprendre le cours de son étonnante histoire, entourée de livres et de silences. « Vous savez ce que c’est de vieillir ? Ne plus avoir envie de sortir de chez soi. »