CONDOR EMPRISONNÉ ILLUSTRATION RAMIRO ALONSO |
Le verdict concerne le cas de Luis Muiña, arrêté en 2007 et condamné en 2011 à 13 ans de prison pour sa participation dans les enlèvements et les tortures de cinq travailleurs de l’hôpital Posadas, dans la province de Buenos Aires, au cours d’une opération menée, le 28 mars 1976, par Reynaldo Bignone, dernier président de facto de la junte militaire (1982-1983), aujourd’hui âgé de 89 ans et lui-même en prison.
Peine la plus favorable
Trois des cinq membres du tribunal suprême ont jugé que M. Muiña, en liberté conditionnelle depuis avril 2016, pouvait en effet bénéficier d’une loi baptisée « 2 x 1 », qui compte double les jours passés en détention préventive. Cette loi, votée en 1994, avait pour but de désengorger les prisons, les prévenus pouvant passer de très longues années enfermés avant la tenue de leur procès. Mais elle a été abrogée en 2001 car elle n’a pas permis d’accélérer les processus judiciaires.
Les trois juges de la Cour suprême se sont fondés sur le principe de l’application de la peine la plus favorable au prévenu, alors même que les délits dont M. Muiña a été accusé ont été commis avant le vote de cette loi, et qu’il a été arrêté après son abrogation. Les défenseurs des droits de l’homme craignent que ce verdict controversé puisse désormais permettre à quelque 700 militaires, policiers et civils actuellement en prison de bénéficier de remises de peine. Ce pourrait être le cas d’Alfredo Astiz, condamné en France en 1990 à perpétuité pour la disparition de deux religieuses françaises. «Beaucoup de tortionnaires pourraient retrouver la liberté », estime Ricardo Gil Lavedra, ancien juge de la Cour suprême, qui avait condamné les chefs du régime militaire en 1985, au cours d’un procès historique comparé à celui de Nuremberg contre les crimes nazis.
Plusieurs ex-tortionnaires ont déjà demandé à bénéficier de la mesure, dont Victor Gallo, ex-capitaine de l’armée, condamné à 25 ans de prison pour le vol de bébés nés en captivité pendant la dictature. Il avait notamment été jugé pour l’«appropriation » illégale de Francisco Madariaga, l’enfant d’une opposante enceinte de 4 mois lors de son enlèvement et probablement exécutée après l’accouchement. M. Madariaga n’avait appris sa véritable identité qu’en 2010, après trente-deux ans passés à croire que M. Gallo était son père.
« Je n’ai pas encore pu refaire ma vie »
L’association des Grands-Mères de la place de Mai, qui lutte depuis quarante ans pour retrouver les quelque 400 enfants volés pendant la dictature et élevés sous une fausse identité, a demandé vendredi à ce que Francisco Madariaga puisse bénéficier d’un programme de protection de témoins si Victor Gallo, qui l’a plusieurs fois menacé de mort, venait à être libéré. « Je n’ai pas encore pu refaire ma vie, et si ça se trouve, demain, il sera libre », s’est inquiété celui que l’on appelle le « nieto 101 », cent unième « petit-enfant » – sur 122 – à avoir recouvré sa véritable identité.
« Les crimes contre l’humanité ne peuvent être considérés de la même façon que ceux de droit commun, a dénoncé l’avocat constitutionnaliste Daniel Sabsay, d’autant plus que la loi du “2 x 1” a été abrogée. C’est donc une situation régressive. » Une opinion que partage Adolfo Pérez Esquivel, Prix Nobel de la Paix en 1980, qui pointe « le mal profond fait à toute la société, au droit, à la vérité et à la justice ». Hebe de Bonafini, la présidente des Mères de la place de Mai, a exprimé son « dégoût » tant pour la Cour suprême que pour le gouvernement de centre droit de Mauricio Macri, affirmant que « les juges sont également complices » de la dictature militaire.
Durement mis en cause, le gouvernement a, quant à lui, timidement critiqué la décision de la Cour suprême, tout en précisant respecter son verdict. Mais l’opposition n’a pas manqué de rappeler que deux des trois juges responsables du verdict ont été nommés par M. Macri.
Vieilles blessures
A Buenos Aires, dans le même temps, l’Eglise catholique argentine a rouvert les vieilles blessures en lançant, lors de la 113e assemblée de la conférence épiscopale, le 2 mai, un processus de « réconciliation » entre familles de militaires et familles des victimes de la dictature. Une proposition fortement rejetée par les associations de défense des droits de l’homme, qui rappellent que les militaires argentins n’ont jamais demandé pardon et n’ont jamais révélé ce qu’il était advenu des disparus et des bébés volés.
Après plus d’une décennie de travail de mémoire et de justice, le balancier semble reparti vers une forme d’impunité. En août 2003, dans la foulée de l’élection du péroniste Nestor Kirchner, le Parlement avait annulé les lois d’amnistie, votées en 1986 et 1987 sous la pression des militaires pendant l’administration du président radical Raul Alfonsin (1983-1989). Le 14 juin 2005, la Cour suprême avait, à une très large majorité, déclaré ces lois anticonstitutionnelles. Ce verdict avait permis que des centaines de militaires, policiers et civils puissent enfin rendre des comptes à la justice.