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Du « Wall Street Journal » aux franges les plus écervelées de la gauche internationale, la quasi-totalité des commentateurs ont défendu l’idée que le président bolivien Evo Morales avait fraudé lors du scrutin présidentiel de novembre 2019. Leur erreur a contribué à priver le chef d’État sortant de sa victoire au premier tour, au profit d’une élite réactionnaire, établie à Santa Cruz. Cette dernière rêve de prendre les rênes du pays, mais ses espoirs devraient être douchés lors du nouveau scrutin, prévu le 6 septembre.
PHOTO ÁLVARO GUMUCIO LI.
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« EN BOLIVIE, SUR LA ROUTE AVEC L’ÉLITE DE SANTA CRUZ »
Lu par Lou Chauvain
Lu par Lou Chauvain
COLLECTIF CARTO 2009 |
Située dans les plaines orientales de la Bolivie, Santa Cruz de la Sierra est la capitale du département de Santa Cruz, le plus grand et le plus peuplé du pays. D’une superficie supérieure à celle de l’Allemagne, il couvre un tiers du territoire bolivien et compte plus de deux millions d’habitants, dont la grande majorité dans sa capitale. La présence d’hydrocarbures dans le sous-sol et un puissant secteur agro-industriel ont élevé le département au rang de poumon économique du pays, représentant plus de 30 % du produit intérieur brut (PIB).
Lors d’un précédent voyage, en décembre 2018, nous avions rencontré Mme Natalia Ibañez dans un avion. Elle avait ensuite chaleureusement proposé de nous accueillir dans sa ville. « Santa Cruz, c’est la ville la plus moderne de Bolivie. Vous avez vu tous ces condos, avait-elle alors interrogé, en référence aux lotissements privés et gardés, qui pullulent ici. C’est normal, nous, à Santa Cruz, on sait investir l’argent ; on sait le faire fructifier. Pas comme ces Indiens qui enfouissent le leur dans la terre, en offrande à leur “Pachamama”. » À l’époque, Mme Ibañez ne rêvait que d’une seule chose : évincer du pouvoir le président Evo Morales, cet « Indien illettré ».
Le nec plus ultra, ici, consiste à ressembler à un Américain
Près d’un an plus tard, Mme Ibañez nous a donné rendez-vous au Divine, un nails bar (littéralement «bar à ongles ») flambant neuf, tout de marbre et de verre. Les employées, nombreuses, portent blouses blanches courtes, chaussures compensées et lentilles de couleur bleue, les rendant semblables aux chanteuses substituables qui défilent sur les écrans accrochés aux murs, branchés sur la chaîne MTV. Les clientes du salon, quant à elles, s’évertuent à ne parler entre elles qu’en anglais (jusqu’à ce qu’un manque de vocabulaire les contraigne à repasser à l’espagnol). C’est que le nec plus ultra, ici, consiste à ressembler à un Américain. C’est ainsi qu’à l’aéroport nombre d’habitants de la ville dotés de la double nationalité bolivienne et américaine préfèrent faire la queue à l’immigration en utilisant leur passeport américain plutôt que de passer dans une file pourtant beaucoup plus rapide avec leur document bolivien. Tout en faisant rafraîchir sa manucure, Mme Ibañez nous dit sa joie d’avoir été exaucée. Non sans une certaine fierté. C’est son cousin qui a « libéré la Bolivie de l’enfer de la dictature » : M. Luis Fernando Camacho, avocat millionnaire à la quarantaine dynamique — et qui, d’après les informations divulguées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) en avril 2016, a créé trois sociétés offshore au Panamá qui ont permis à des particuliers, dont lui-même, ainsi qu’à des entreprises boliviennes de dissimuler et blanchir leur argent et d’établir des plans d’évasion fiscale…
Au mois de novembre 2019, en effet, un coup d’État soutenu par la police et les militaires a renversé M. Morales, désormais en exil (1). L’épisode a été précédé d’une grève générale de vingt et un jours, consécutive aux résultats contestés de la présidentielle d’octobre 2019, qui donnaient le président sortant vainqueur de justesse au premier tour. Pendant toute cette période, le Comité civique pro-Santa Cruz, présidé par M. Camacho, s’est employé à attiser les flammes de la colère. L’organisation jouirait, selon son administrateur Diego Castel, du « plus fort pouvoir de mobilisation du pays ». Désormais candidat à l’élection présidentielle (initialement prévue le 3 mai 2020, mais repoussée au 6 septembre en raison de la pandémie de Covid-19), M. Camacho appelle à l’époque à se rassembler autour de la statue monumentale du Christ rédempteur, une des places fortes de la ville, afin de communiquer ses consignes pour la suite des mobilisations. « 80 % du renversement de l’“Indien”, c’est grâce à Santa Cruz, d’un point de vue économique et logistique », conclut Mme Ibañez. L’« Indien » ? Le président renversé Evo Morales. Une autre Crucénienne, que nous rencontrons plus tard, nous le confirmera : Mme Sirce Miranda nous raconte avoir vu, chaque soir, son compagnon et plusieurs membres du Comité civique pro-Santa Cruz faire le tour des points de blocage de la ville afin de « récompenser » les manifestants pour leur mobilisation, avec de l’argent et du riz. Effarée de ce qu’elle a observé, elle a depuis rompu avec son concubin.
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Concernant les autres conditions à remplir, « il faut être né à Santa Cruz et y vivre depuis plus de quinze ans », complète M. Castel. Avant d’ajouter : « Monde moderne oblige ! Jusqu’à récemment, il fallait, en plus, être fils de parents crucéniens. » « Fils », car, oublie-t-il de dire, l’influence du « monde moderne » n’est pas allée jusqu’à permettre aux femmes de présider le puissant comité de cette ville conservatrice. S’il abrite une « section féminine », celle-ci demeure périphérique et cantonnée aux relations sociales.
Lors de notre visite dans les locaux du comité, nous croisons justement l’une des figures de la « section féminine » : Mme Maria Carmen Morales de Prado, affectueusement surnommée « Negrita », dont la fête d’anniversaire de ses 60 ans a fait le bonheur des pages mondaines des magazines de la ville. Elle nous explique que « le comité est un tremplin pour entrer en politique ». C’est ainsi que la plupart des responsables politiques de Santa Cruz ont été formés à l’école du comité, qu’un de ses ex-présidents en est à son sixième mandat à la tête de la ville, tandis qu’un autre en est à son troisième à la tête de la province. Elle raconte avec émotion les derniers mois intenses passés avec les jeunes du comité « prêts à tout pour faire triompher la démocratie ». Ces jeunes, qui l’appellent affectueusement « tia » (tante), forment l’Union de la jeunesse crucéniste (Unión juvenil cruceñista). L’engagement passionné pour la « récupération de la démocratie » de cette « équipe de choc du comité » conduit fréquemment ses membres en prison pour violences.
« Moi, je veux que mes enfants baignent dans l’odeur de l’argent »
L’Union de la jeunesse crucéniste dispose de locaux au sein du comité. Ses militants se retrouvent au fond de la cour, au premier étage, sous une climatisation glaciale et sur un sol jonché de mégots. Ils sont près de trois cents, âgés de moins de 30 ans, blancs, souvent étudiants et issus des classes moyennes et supérieures (quoique les membres des classes populaires soient de plus en plus nombreux). Ici, on ne rechigne pas à faire le salut fasciste, bras tendu, lors des réunions : considérée comme un groupe paramilitaire par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), l’Union de la jeunesse crucéniste a été fondée en 1957 par Carlos Valverde Barbery, dirigeant de la Phalange socialiste bolivienne, créée vingt ans plus tôt sur le modèle des brigades franquistes en Espagne. Être phalangiste demeure une condition pour rejoindre l’Union de la jeunesse crucéniste, comme nous le confirmera plus tard M. Gary Prado Araúz, avocat en vue de la ville. Dans un film retraçant l’histoire de l’organisation (2), Valverde Barbery explique : « L’Union de la jeunesse crucéniste a été créée pour être le “bras armé” du comité, se chargeant non seulement de la lutte de rue mais aussi de l’endoctrinement populaire et du soutien militaire au comité. » C’est au sein de cette union que M. Camacho a fait ses premiers pas, avant d’en devenir en 2002, à 23 ans seulement, le plus jeune vice-président.
Dans sa clinique privée, assis derrière un bureau recouvert de photographies de ses enfants et petits-enfants et jonché de livres anciens sur l’histoire de la région, M. Herland Vaca Diez Busch nous explique être l’un des fondateurs et idéologues du Mouvement de libération de la nation camba (MNC L]). D’après ce mouvement, nous dit-il avec fierté, entre un drapeau vert et blanc de Santa Cruz et une Vierge posée sur une étagère à côté des armoiries de la ville, la Bolivie est « une sorte de Tibet sud-américain, composé de groupes ethniques arriérés et misérables, aymara et quechua, où règne une culture du conflit, pré-républicaine, non libérale, syndicaliste et conservatrice, et dont le centre bureaucratique [La Paz] pratique un exécrable centralisme d’État colonial qui exploite ses “colonies internes”, s’approprie nos excédents économiques et nous impose la culture du sous-développement, sa culture ». D’un côté, donc, les camba, habitants de l’orient du pays, plutôt blancs et « occidentalisés » ; de l’autre, les colla, terme stigmatisant les « indigènes » andins de l’ouest du pays.
« Santa Cruz ne doit rien à la Bolivie, poursuit-il. Lorsque je suis né en 1948, cette ville n’était qu’un village, aucune rue n’était goudronnée, il y avait à peine quarante mille habitants. Regardez maintenant comme c’est prospère ! Et nous sommes aujourd’hui plus d’un million et demi ! Nous étions abandonnés par l’État central, qui préférait aider les départements miniers. Nous, les Crucéniens, réclamions de l’aide, mais comme l’État ne nous la donnait pas, nous avons fait les choses par nous-mêmes : notre propre système d’eau, de télécommunications et d’électricité. On en est fiers. » Et d’ajouter : « Tout ce qui s’est fait à Santa Cruz, c’est à la sueur de notre front. » Que ce soit l’État bolivien qui ait construit les infrastructures de Santa Cruz, comme ses routes ou ses gazoducs, et qu’il ait massivement investi pour le développement de l’agro-industrie dans la région, dont elle tient l’essentiel de sa richesse, semble de peu d’importance aux yeux de notre interlocuteur.
Soucieux que nous nous fassions une juste représentation de la région, de sa culture et de ses valeurs, M. Herland Vaca Diez Busch nous propose de l’accompagner pour le week-end, avec son frère Tulio, à Concepción, une petite ville de la province située à trois cents kilomètres au nord-est de Santa Cruz. Dans la BMW qui nous y conduit, les deux frères sont très enthousiastes à l’idée de nous faire découvrir « leur Santa Cruz », auquel ils se sentent profondément attachés. « Les collas sont une race spéciale, tu vois. Ils sont paresseux et ignorants. Ils attendent que les aides tombent. Ils n’ont jamais été de l’avant. Moi, j’ai toujours fait en sorte que mes enfants ne fréquentent pas de pauvres pour qu’ils ne deviennent pas paresseux. Je veux qu’ils baignent dans l’odeur de l’argent pour y prendre goût. Qu’ils apprennent des gens qui ont réussi et qui travaillent, car la richesse appelle la richesse. »
Après avoir vanté les luxueuses options de sa berline allemande, le docteur poursuit : « Nous, à Santa Cruz, on aurait pu se développer beaucoup plus, mais l’“Indien” [Evo Morales] nous en a empêchés. Les gens de l’Ouest comme lui sont nés en nous détestant. C’est pour ça qu’ils nous ont freinés. Avec les droits sociaux, les aides publiques et compagnie, ils ont foutu en l’air nos entreprises. Il suffit que dans ta boîte tu aies trois femmes qui tombent enceintes en même temps, et tu dois mettre la clé sous la porte. Tu sais qu’on doit leur verser une “prime d’allaitement” qui vient s’ajouter au doble aguinaldo [double treizième mois] pour tous les salariés de l’entreprise ? C’est ça le risque de faire travailler des femmes… »
À mi-chemin, nous passons par la ville de San Julián, sortie de terre il y a trente ans, dont la plupart des 48 000 habitants sont des colons, des paysans indiens ayant migré depuis l’intérieur du pays. « Cette jungle », comme l’appellent les deux frères, est « un exemple de l’invasion colla », dont sont «victimes » les Crucéniens. « Ces sauvages nous jettent des pierres lorsqu’on traverse le village en voiture. En plus de nous avoir envahis, ils nous frappent et parfois nous tuent. Il faut se séparer de ces fous », expliquent ces partisans d’une autonomie de la région. Alors que nous traversons l’endroit sans encombre et croisons plusieurs femmes coiffées de tresses et de jupes bouffantes traditionnelles de l’Altiplano, le frère du médecin commente : « Ils n’ont rien à faire ici, ils ne sont pas adaptés au milieu. Par exemple, les animaux, en hiver, ils ont plus de poils ; c’est ça s’adapter à son milieu. Eux, ils ont chaud, ils transpirent et ils puent. » Incontestablement, ces Indiennes ne correspondent pas aux canons de beauté crucéniens qu’incarnent les « magnificas », ces mannequins à la peau claire et à la silhouette élancée qui, chaque mois de septembre, posent en petite tenue parmi les moissonneuses-batteuses rutilantes et les bovins gonflés aux hormones de la foire économique internationale de Santa Cruz (Fexpocruz), véritable institution de la région.
Le livre d’Hitler ? « C’est un classique. Tu connais ? »
Nous roulons au milieu d’immenses champs de soja et de maïs en écoutant les voix suaves d’Aldo Peña et de Gina Gil, chanteurs populaires cambas, qui interprètent leurs plus grands titres, La cruceñidad, Pena cruceña ou encore Viva Santa Cruz. Mais qu’est-ce au juste que la cruceñidad ? La question plonge les deux frères dans la perplexité. Ils mûrissent longuement leur réponse, à la manière de la Crucénienne Gabriela Oviedo, Miss Bolivie 2003, qui, lorsqu’on l’interrogea sur son pays lors du concours de Miss Univers, répondit : « Malheureusement, les gens qui ne connaissent pas la Bolivie pensent que nous sommes tous indiens. La Paz renvoie cette image, avec ses pauvres de petite taille, ses peuples autochtones. Moi je viens de l’autre moitié du pays, la partie est, où il ne fait pas froid mais très chaud, où nous sommes grands et blancs, où nous connaissons l’anglais. Cette idée reçue selon laquelle la Bolivie n’est qu’un pays andin est fausse. » Après quelques minutes de réflexion, M. Herland Vaca Diez Busch répond à notre question en citant de mémoire un passage de… Mein Kampf. Pensant avoir mal compris, nous lui demandons : « Le livre d’Adolf Hitler ? » « Bien sûr, nous répond-il, c’est un classique ! Tu connais ? »
Nous roulons depuis plus de trois heures. Les paysages sont à présent plus vallonnés et luxuriants. Nous traversons de petits villages aux maisons coloniales assez basses et aux avancées couvertes, alignées de part et d’autre de rues en terre battue. Nous croisons en chemin plusieurs Harley-Davidson que chevauchent, cheveux au vent, d’adipeux hommes blancs en chemise de cow-boy, et qui dépassent les petites motos pleines de boue des familles à la peau plus mate. Les deux frères sont excités de retrouver l’atmosphère de leur jeunesse, une partie de leur famille étant originaire de la région. M. Tulio Vaca Diez Busch, nostalgique, se souvient : « Hey Gros [le surnom qu’il donne à son frère], tu te souviens quand il y avait un Indien qui se faisait taper là dans la rue, quand ils l’ont fait tomber de son vélo ? »
Nous arrivons enfin à San Javier, où nous sommes attendus par des camarades « autonomistes » réunis pour planter un mojón (piquet de bois de 2,20 mètres de hauteur et de 20 centimètres de large) sur la place principale, devant la mairie. L’organisateur de l’événement, M. Joe Nuñez Klinsky, un entrepreneur crucénien à la moustache rousse, nous explique, animé d’une conviction sincère et enthousiaste, que « l’objectif de cette action citoyenne est de laisser des jalons du courant autonomiste dans chaque ville du pays, accompagnant ainsi le processus qui doit mener à une Constituante fédérale en Bolivie, premier pas vers l’autonomie de Santa Cruz ». Il y a là environ cinquante personnes, pour la plupart des hommes d’une soixantaine d’années, en jeans et chemises, chaussés de mocassins ou de santiags, chapeaux vissés sur la tête, étuis à couteau à la ceinture, Ray-Ban sur le nez, grosses montres en or au poignet. Après son discours, M. Herland Vaca Diez Busch — qui n’a pas manqué de faire référence à son oncle Germán Busch Becerra, fils de médecin allemand devenu fameux pour ses prouesses lors de la guerre du Chaco ayant opposé la Bolivie au Paraguay de 1932 à 1935 et qui se proclama président du pays en 1937 — tire sur le drapeau vert et blanc qui recouvre le mojón, sous les applaudissements de l’assemblée. Celle-ci entonne alors l’hymne crucénien la main sur le cœur en agitant des drapeaux aux couleurs de la région. Ces personnes qui composent l’élite crucénienne ont pour la plupart des terres par ici. Alors que nous leur faisons remarquer : « C’est étonnant, vous avez presque tous les yeux bleus comme moi ! », ils nous répondent : « Mon père ou mon grand-père étaient européens » et ajoutent : «Il y a beaucoup de descendants d’Allemands par ici. »
La cérémonie terminée, nous nous remettons en route pour Concepción, vers l’hacienda d’un troisième frère, multimillionnaire (« Et je parle en dollars ! », précise M. Tulio Vaca Diez Busch), propriétaire de concessions de bois et de canne à sucre ainsi que d’élevages bovins, comme la plupart des grands propriétaires terriens environnants. Une fois arrivés sur la place principale de ce joli village colonial indiqué dans tous les guides touristiques, notre compagnon de route ajoute que ce n’est pas son seul atout. « Ici est né un grand homme », énonce-t-il, le général Hugo Banzer Suárez, qui fut président de la République à deux occasions : la première fois de 1971 à 1978, à la suite d’un coup d’État, où il mit alors en place un régime militaire dont le conseiller spécial concernant les techniques de répression était l’officier nazi Klaus Barbie ; puis de 1997 à 2001, où il fut cette fois démocratiquement élu. Nous prenons notre repas dans un restaurant de la place dont les restes sont mis dans un sac plastique qui sera ensuite donné à « l’Indien » qui garde l’hacienda du frère multimillionnaire. M. Herland Vaca Diez Busch explique, à propos de son acte de générosité : « Les gens qui avaient le pouvoir à La Paz ont la haine contre nous, car nous avons toujours su travailler en bonne harmonie avec nos Indiens. » Cette cohabitation fraternelle ne nous sautera cependant pas aux yeux le lendemain matin, lorsque nous nous rendrons à la messe dominicale de la mission jésuite de Concepción. D’un côté, des bancs occupés par des patrons blancs aux traits européens, dont les enfants regardent des dessins animés Disney sur l’iPhone de leurs parents, de l’autre des péons indiens, dont les enfants envient leurs petits camarades. Quant au prêtre, il commence ainsi : « Nous sommes tous, mes bien chers frères et mes bien chères sœurs, unis ici pour que le sauvage Evo Morales ne revienne plus.»
Les trois frères réunis, nous partons pour l’hacienda Berlin, à vingt kilomètres de là. C’est une propriété de 1 200 hectares, où nous attend son propriétaire, M. Oscar Mario Justiniano, dans son imposante maison coloniale ceinte d’une large pergola. Nous ne sommes pas seuls : une quinzaine d’hommes, déjà présents à la cérémonie autonomiste, viennent d’arriver. Ce petit monde évolue ensemble depuis l’enfance : ils étaient les camarades de classe de M. Justiniano et de M. Tulio Vaca Diez Busch lorsque ces derniers fréquentaient l’école La Salle de Santa Cruz. Cet établissement privé religieux, fréquenté par les enfants de l’élite locale, est « le meilleur de la ville, car c’est celui qui coûte le plus cher », m’explique l’un d’eux, avant d’ajouter : « Ils ont su faire fructifier l’argent, ils ont investi, entre autres choses, dans le bois et l’élevage. »
Un agneau et deux cochons rôtissent sur des broches, le personnel de M. Justiniano nous apporte des rafraîchissements, l’ambiance est à la fête. Durant le repas, on nous explique : « La France, vous êtes un grand pays car vous avez une grande armée, et aussi le nucléaire. C’est ça un pays développé, avoir une capacité militaire. » Un de ses camarades réagit : « Santa Cruz, c’est grand comme la France et il y a beaucoup de richesses. Imagine si on pouvait avoir l’armée de la France : on pourrait lutter contre l’invasion de ces barbares d’Indiens, pour en finir. » Une fois le repas terminé, certains se jettent dans des hamacs pour digérer les kilos de viande ingérée, d’autres boivent de la bière. Nous apprenons alors que tout ce petit monde célèbre chaque année, le 9 octobre, l’assassinat d’Ernesto « Che » Guevara dans la province de Santa Cruz, souhaitant d’ailleurs le même destin funeste à tous les communistes.
Car le communisme, c’est l’impôt. Or, sous la présidence de M. Morales, les Crucéniens auraient été victimes d’une forme d’« extorsion », comme nous l’explique M. Pablo Mendieta Ossio, directeur du centre d’économie de la chambre de l’industrie, du commerce, des services et du tourisme de Santa Cruz : « Le problème n’est pas tant le taux d’imposition, nos impôts sont très bas en Bolivie, que les contrôles qui se sont intensifiés ces dernières années, qui multiplient les possibilités d’erreur de la part des services fiscaux et donc les amendes. Les entreprises ont ainsi accumulé des dettes fiscales qui représentent des sommes très importantes, dont le remboursement les mettrait en situation délicate. » Depuis l’arrivée au pouvoir du général Banzer Suárez s’était instaurée en Bolivie une tradition dite de l’amnistie fiscale (perdonazo tributario) : lorsqu’un nouveau président était élu, il annulait les dettes fiscales des élites. Or, arrivé à la tête du pays, M. Morales a dérogé à la coutume, de sorte que beaucoup de grosses fortunes ont aujourd’hui des dettes fiscales de plusieurs millions de dollars. Mais le gouvernement de facto de Mme Jeanine Añez, instauré après le coup d’État de novembre 2019, est bien décidé à rétablir l’ordre des choses et à « mettre fin à l’extorsion menée par le gouvernement précédent », comme l’a déclaré son ministre de l’économie, M. José Luis Parada. C’est ainsi qu’il planche actuellement sur une nouvelle loi d’amnistie, en dépit des critiques selon lesquelles pareilles évolutions législatives ne sauraient relever d’un gouvernement par intérim.
« Ici, les filles sont belles. Rejoignez-nous ! »
À Santa Cruz, un défilé de quatre-quatre vient se garer devant l’Église chrétienne de la famille (évangélique) et laisse peu de doutes quant à la prospérité des ouailles. C’est jour de culte, aujourd’hui. Dans un immense patio où chacun attend l’heure de la célébration, on croise dans une ambiance bon enfant, où tous se connaissent, des femmes en talons aiguilles, des hommes bodybuildés à l’étroit dans leurs chemises de marque ou des jeunes en jeans et baskets dernier cri. Une fois entrés dans une grande salle, la célébration commence en musique. Accompagné d’un batteur, d’un bassiste, de trois guitaristes et d’un claviériste, un chanteur entonne des chansons chrétiennes reprises par l’assistance. Les paroles défilent sur fond de levers de soleil, de flammes ou de ciels étoilés sur deux écrans géants accrochés au mur, tandis qu’un technicien fait danser les spots de couleur au rythme de la musique. Rapidement, le ton du chanteur-chauffeur de salle, qui reprend des forces grâce à quelques gorgées de Red Bull entre les chansons, se fait plus incantatoire. L’assistance lève alors les bras, chante plus fort, s’agenouille, pleure, ferme les yeux.
C’est à ce moment qu’entre en scène le pasteur, la quarantaine, vêtu comme ses fidèles « branchés », un iPad sous le bras, sur lequel il va lire son prêche. Quand la cérémonie s’achève, le pasteur invite les fidèles à « remercier Dieu » et ajoute : « Tout le monde doit donner, même si l’on n’a pas beaucoup d’argent. Car, pour montrer à Dieu qu’on l’adore, il faut faire quelque chose qui nous coûte. » Un étui de guitare déposé sur la scène se remplit alors rapidement de grosses coupures. Animé par la foi, le pasteur fait la promotion de son Église sur sa page Facebook, où il annonce la venue de stars pour des concerts de rock chrétien « hallucinants ». Entre des montages photographiques de jeunes femmes de l’Église légendés « Ici les filles sont belles, rejoignez-nous ! », on trouve aussi des photographies du pasteur en compagnie de M. Camacho, qui, « grâce à la force de Dieu, nous a surnaturellement libérés du Mal ».
Maëlle Mariette