[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
NOAM CHOMSKY PHOTO ULI DECK |
Fin septembre, en compagnie de sa femme Valeria, Noam CHOMSKY (89 ans) s’est rendu à la prison de Curitiba, capitale du Paraná, pour rencontrer LULA, ancien président du Brésil. Alors qu’il était donné largement favori pour l’élection présidentielle, LULA s’est vu condamner à 12 ans de prison pour corruption, peine qu’il conteste absolument avec la plus grande partie des Brésiliens. Pour CHOMSKY, LULA est avant tout un prisonnier politique. Il l’a confié à The Intercept.
Noam Chomsky : « J’ai rencontré Lula, le prisonnier politique le plus important au monde. Un “coup d’État soft” par voie d’élection au Brésil aura des conséquences planétaires. »
Publié le 2.10.2018 sur The Intercept
LE COMITÉ DE SOLIDARITÉ INTERNATIONALE POUR LA DÉFENSE DE LULA ET DE LA DÉMOCRATIE AU BRÉSIL |
Ma femme Valeria et moi venons de rendre visite à celui qui est sans doute le prisonnier politique le plus important de notre époque, d’une importance sans équivalent dans la politique internationale contemporaine. Ce prisonnier, c’est Luiz Inácio Lula da Silva – plus connu dans le monde sous le nom de « Lula » – condamné à la prison et à l’isolement, sans accès à la presse et avec des visites limitées à un jour par semaine
Comparée aux prisons américaines, la prison fédérale de Curitiba, au Brésil, n’est ni répugnante ni oppressive – bien que le niveau soit assez bas. Sans comparaison avec celles que j’ai visitées à l’étranger. Rien qui ressemble à la chambre de torture israélienne de Khiam, au Sud-Liban, qui a fini par être bombardée pour effacer toute trace du crime, et rien non plus des horreurs indicibles de la Villa Grimaldi, de Pinochet, où ceux qui survivaient aux séances de torture à répétition conçues avec tant de raffinement, étaient jetés aux oubliettes dans une tour – pour bien s’assurer que les premières expériences néolibérales, sous le regard des économistes les plus en vue de l’école de Chicago, ne seraient pas perturbées par des cris gênants.
Ce n’en est pas moins une prison.
Le lendemain de notre visite, au nom de la liberté de la presse, un juge a autorisé le plus grand journal du pays, Folha de São Paulo, à interviewer Lula. Mais un autre juge est aussitôt intervenu pour annuler cette décision, alors que les criminels les plus violents du pays – les chefs de milice et les trafiquants de drogue – sont régulièrement interviewés depuis leurs prisons. Pour le pouvoir brésilien, emprisonner Lula ne suffit pas n : il veut s’assurer que la population, à la veille des élections, n’entende plus parler de lui, et il est apparemment prêt à employer tous les moyens pour atteindre cet objectif.
Le juge qui a annulé la permission n’innovait pas. Avant lui, il y avait eu le précédent d’Antonio Gramsci, condamné en 1926 par le gouvernement fasciste de Mussolini, avec un procureur déclarant : « nous devons empêcher son cerveau de fonctionner pendant 20 ans ».
« L’histoire ne se répète pas, mais il lui arrive souvent de rimer », a fait remarquer Mark Twain.
Nous avons été rassurés mais pas surpris de constater qu’en dépit des conditions de détention éprouvantes et des erreurs judiciaires scandaleuses, Lula reste un homme très énergique, optimiste quant à l’avenir et plein d’idées pour faire faire dévier le Brésil de sa désastreuse trajectoire actuelle.
Il y a toujours des excuses pour justifier un emprisonnement – parfois valables, parfois non – mais il est souvent utile d’en déterminer les causes réelles. C’est le cas en l’espèce. L’accusation principale portée contre Lula, est basée sur les dépositions d’hommes d’affaires condamnés pour corruption dans le cadre d’un plaider-coupable. Selon ces « témoins » – c. à d. ces condamnés – qui obtiennent des réductions de peine s’ils en font condamner d’autres, on aurait offert à Lula un appartement dans lequel il n’a jamais vécu. Pas vraiment accablant.
Le crime présumé est ridiculement infime au regard des standards de corruption brésiliens – et il y en aurait à dire à ce propos, auquel je me promets de revenir. La peine est tellement disproportionnée par rapport au crime supposé qu’il est légitime d’en chercher les véritables raisons. Il n’est pas difficile d’en trouver. Le Brésil fait face à des élections d’une importance cruciale pour son avenir. Lula est de loin le candidat le plus populaire et remporterait facilement une élection équitable, ce qui n’est pas fait pour plaire à la ploutocratie.
Bien qu’il ait mené, pendant son mandat, des politiques été conçues pour s’adapter aux préoccupations de la finance nationale et internationale, Lula reste méprisé par les élites, en partie sans nul doute en raison de ses politiques d’intégration sociale et des prestations pour les défavorisés, mais d’autres facteurs semblent aussi jouer un rôle : avant tout, la simple haine de classe. Comment un travailleur pauvre, qui n’a pas fait d’études supérieures, et qui ne parle même pas un portugais correct, peut-il être autorisé à diriger notre pays ?
Alors qu’il était au pouvoir, Lula était toléré par les puissances occidentales, en dépit de quelques réserves, mais tout juste. Et son succès n’a pas vraiment suscité d’enthousiasme, lorsque avec son ministre des Affaires étrangères Celso Amorim il a propulsé le Brésil au centre de la scène mondiale, commençant à réaliser les prédictions d’il y a un siècle selon lesquelles le Brésil allait devenir « le colosse du Sud ». Certaines des initiatives des deux hommes ont été sévèrement condamnées, notamment les mesures qu’ils ont prises en 2010, en coordination avec la Turquie, pour résoudre le conflit au sujet du programme nucléaire iranien, contre la volonté affirmée des États-Unis de diriger l’événement. Plus généralement, le rôle de premier plan joué par le Brésil dans la promotion de puissances non alignées sur les Occidentaux, en Amérique latine et au-delà, n’a pas été accueilli avec enthousiasme par ceux qui ont pour habitude de dominer le monde.
Lula étant interdit d’élection, il y a un risque très réel pour que le favori de la droite, Jair Bolsonaro, soit élu à la présidence et accentue encore la politique durement réactionnaire du « président » Michel Temer, qui a pris la place de Dilma Rousseff après qu’elle ait été destituée par une procédure grotesque, lors d’une précédente étape du « coup d’État soft », en cours dans le plus grand des pays d’Amérique latine.
Bolsonaro se présente comme un autoritaire dur et brutal et comme un admirateur de la dictature militaire, qui va rétablir « l’ordre ». Une partie de l’attrait qu’il exerce vient de ce qu’il se fait passer pour un homme nouveau qui va démanteler l’establishmentpolitique corrompu, que de nombreux Brésiliens ont de bonnes raisons de mépriser, version locale de ce qui s’est passé dans la plus grande partie partie du monde, en réaction aux dégâts provoqués par l’offensive néolibérale de la génération précédente.
Bolsonaro affirme qu’il ne connaît rien à l’économie, laissant ce domaine à l’économiste Paulo Guedes, un ultralibéral, produit de l’école de Chicago. Guedes est clair et explicite sur sa solution aux problèmes du Brésil : « tout privatiser », soit l’ensemble de l’infrastructure nationale (Veja, 22 août), afin de rembourser la dette des prédateurs qui saignent à blanc le pays. Littéralement tout privatiser, de façon à être bien certain que le pays périclite complètement et deviennt le jouet vdes institutions financières dominantes et de la classe des plus riches. Guedes a travaillé pendant un certain temps au Chili sous la dictature de Pinochet, il n’est donc pas inutile de rappeler les résultats de la première expérience de ce néolibéralisme de Chicago.
L’expérience, déclenchée après le coup d’État militaire de 1973 qui avait préparé le terrain par la terreur et la torture, s’est déroulée dans des conditions quasi optimales. Il ne pouvait y avoir de dissidence – la Villa Grimaldi et ses équivalents s’en sont bien occupés. L’expérimentation était supervisée par les superstars de l’économie de Chicago. Elle a bénéficié d’un énorme soutien de la part des États-Unis, du monde des affaires et des institutions financières internationales. Les planificateurs économiques ont également eu la sagesse de ne pas se mêler des affaires de CODELCO, la plus grande société minière de cuivre au monde, qui a de la sorte fourni une base solide à l’économie de Pinochet.
Pendant quelques années, l’expérience a été saluée de partout, puis le silence s’est fait. Malgré des conditions presque parfaites, en 1982, les « Chicago boys » avaient réussi à faire s’effondrer l’économie. L’État a dû en reprendre en charge une grande partie, soit plus encore que pendant les années Allende. Des plaisantins ont appelé ça « la route de Chicago vers le socialisme ». L’économie, en grande partie remise aux mains des dirigeants antérieurs, a sorti la tête de l’eau, non sans séquelles persistantes de la catastrophe dans les systèmes éducatifs, sociaux, etc.
Pour en revenir aux préconisations de Bolsonaro-Guedes pour fragiliser le Brésil, il est important de garder à l’esprit la puissance écrasante de la finance dans l’économie politique brésilienne. L’économiste brésilien Ladislau Dowbor rapporte, dans son ouvrage A era do capital improdutivo [« Une ère de capital improductif »], que lorsque l’économie brésilienne est entrée en récession en 2014, les grandes banques ont accru leurs profits de 25 à 30%, « une dynamique dans laquelle plus les banques font des bénéfices, plus l’économie stagne » puisque « les intermédiaires financiers n’alimentent pas la production, ils la ponctionnent ».
En outre, poursuit M. Dowbor, « après 2014, le PIB a fortement chuté alors que les intérêts et les bénéfices des intermédiaires financiers ont augmenté de 20 à 30% par an », une caractéristique structurelle d’un système financier qui « ne sert pas l’économie, mais est servi par elle. Il s’agit d’une productivité nette négative. La machine financière vit aux dépens de l’économie réelle. »
Le phénomène est mondial. Joseph Stiglitz résume la situation simplement : « alors qu’auparavant la finance était un mécanisme permettant d’injecter de l’argent dans les entreprises, aujourd’hui elle fonctionne pour en retirer de l’argent ». C’est l’un des profonds renversements de la politique socio-économique dont est responsable l’assaut néolibéral, comme il est responsable de la forte concentration de la richesse entre les mains d’un petit nombre, alors que la majorité stagne, que les prestations sociales diminuent et que la démocratie diminue, fragilisée par des institutions financières toujours plus concentrées et prédatrices. C’est là que sont les sources principales du ressentiment, de la colère et du mépris à l’égard des institutions gouvernementales qui balayent une grande partie du monde, souvent appelé – à tort – « populisme ».
C’est l’avenir projeté par la ploutocratie et ses candidats. Un avenir qui serait compromis par un nouveau mandat à la présidence de Lula, qui répondait, certes ,aux exigences des institutions financières et du monde des affaires en général, mais pas suffisamment pour notre époque de capitalisme sauvage.
On pourrait s’attarder un instant sur ce qui s’est passé au Brésil pendant les années Lula – « la décennie d’or », selon les termes de la Banque mondiale en mai 2016. Au cours de ces années, l’étude de la banque rapporte :
« Les progrès socio-économiques du Brésil ont été remarquables et mondialement reconnus. À partir de 2003 [début du mandat de Lula], le pays est reconnu pour son succès dans la réduction de la pauvreté et des inégalités et pour sa capacité à créer des emplois. Des politiques novatrices et efficaces visant à réduire la pauvreté et à assurer l’intégration de groupes qui, auparavant, étaient exclus, ont sorti des millions de personnes de la pauvreté. »
Et davantage encore :
« Le Brésil a également assumé des responsabilités mondiales. Il a réussi à poursuivre sa prospérité économique tout en protégeant son patrimoine naturel unique. Le Brésil est devenu l’un des plus importants donateurs émergents, avec des engagements importants, en particulier en Afrique subsaharienne, et un acteur majeur dans les négociations internationales sur le climat. La trajectoire de développement du Brésil au cours de la dernière décennie a montré qu’une croissance fondée sur une prospérité partagée, mais équilibrée dans le respect de l’environnement, est possible. Les Brésiliens sont fiers, à juste titre, de ces réalisations saluées sur la scène internationale. »
Du moins certains Brésiliens… pas ceux qui détiennent le pouvoir économique.
Le rapport de la Banque mondiale rejette le point de vue répandu selon lequel les progrès substantiels étaient « une illusion, créée par le boom des produits de base, mais insoutenable dans l’environnement international actuel, moins clément ». La Banque Mondiale répond à cette affirmation par un « non »ferme et catégorique :
« il n’y a aucune raison pour que ces gains socio-économiques récents soient effacés ; en réalité, ils pourraient bien être amplifiés avec de bonnes politiques ».
Les bonnes politiques devraient comprendre des réformes radicales du cadre institutionnel hérité de la présidence Cardoso qui a été maintenu pendant les années Lula-Dilma, satisfaisant ainsi les exigences de la communauté financière, à savoir une faible imposition des riches (souvent totalement évitée par la fuite massive des capitaux vers les paradis fiscaux) et des taux d’intérêt exorbitants qui ont apporté à quelques privilégiés des fortunes considérables et attiré les capitaux vers la finance, au détriment des investissements productifs. La ploutocratie et le monopole médiatique accusent les politiques sociales d’assécher l’économie, mais en fait les études économiques montrent que l’effet multiplicateur de l’aide financière aux pauvres a stimulé l’économie alors que ce sont les revenus financiers produits par les taux d’intérêt usuraires et autres cadeaux à la finance qui ont provoqué la véritable crise de 2013 – une crise que « les bonnes politiques » auraient permis de surmonter.
L’éminent économiste brésilien Luiz Carlos Bresser-Pereira, ancien ministre des Finances, décrit succinctement le déterminant majeur de la crise en cours : « il n’y a pas de raison économique » pour justifier le blocage des dépenses publiques tout en maintenant les taux d’intérêt à un niveau élevé, « la cause fondamentale des taux élevés au Brésil, c’est le pouvoir des prêteurs et des financiers » avec ses conséquences dramatiques, appuyé par le corps législatif (élu avec le soutien financier des entreprises) et le monopole des médias qui relaient essentiellement la voix des intérêts privés.
Dowbor montre que tout au long de l’histoire moderne du Brésil, les remises en question du cadre institutionnel ont conduit à des coups d’État, « à commencer par le renvoi et le suicide de Vargas [en 1954] et le putsch de 1964 » (fermement soutenu par Washington). Il y a de bonnes raisons de penser que la même chose s’est produite pendant le « coup d’État soft » en cours depuis 2013. Cette campagne des élites traditionnelles, aujourd’hui concentrées dans le secteur financier et servies par des médias qui sont leur propriété, a connu une accélération en 2013 lorsque Dilma Rousseff a cherché à ramener les taux d’intérêt extravagants à un niveau raisonnable, ce qui menaçait de tarir le torrent d’argent facile dont profitait le petit nombre qui pouvait se permettre de jouer sur les marchés financiers.
La campagne actuelle visant à préserver le cadre institutionnel et à revenir sur les acquis de « la décennie glorieuse » exploite la corruption à laquelle le Parti des travailleurs de Lula, le PT, a participé. La corruption est bien réelle, et grave, même si le fait de diaboliser le PT est une pure instrumentalisation, en regard des écarts de conduite de ses accusateurs. Et comme nous l’avons déjà mentionné, les accusations portées contre Lula, même si l’on devait lui en reconnaître les torts, ne peuvent être prises au sérieux pour justifier la peine qui lui a été infligée dans le but de l’exclure du système politique. Tout cela fait de lui l’un des prisonniers politiques les plus importants de la période actuelle. [C’est nous qui soulignons, ndt].
La réaction récurrente des élites, face aux menaces qui pèsent sur le cadre institutionnel de l’économie sociopolitique au Brésil, trouve son équivalent dans la riposte internationale contre les remises en cause, par le monde en développement, du système néocolonial hérité de siècles de dévastations impérialistes occidentales. Dans les années 1950, au début de la décolonisation, le mouvement des pays non-alignés a cherché à faire son entrée dans les affaires mondiales. Il a été rapidement remis à sa place par les puissances occidentales. En témoigne dramatiquement l’assassinat du leader congolais, très prometteur, Patrice Lumumba, par les dirigeants historiques belges (devançant la CIA). Ce crime et les violences qui ont suivi ont mis fin aux espoirs de ce qui devrait être l’un des pays les plus riches du monde, mais qui reste « l’horreur ! l’horreur ! » avec une forte participation des tortionnaires historiques de l’Afrique.
Néanmoins, les voix dérangeantes des victimes historiques n’ont cessé de s’élever. Dans les années 1960 et 1970, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, avec le concours important d’économistes brésiliens, a présenté des plans pour un Nouvel Ordre Économique International, dans lequel les préoccupations des « sociétés en développement » – la grande majorité de la population mondiale – auraient été examinées. Une initiative rapidement écrasée par la régression néolibérale.
Quelques années plus tard, au sein de l’UNESCO, les pays du Sud ont appelé à un nouvel ordre international de l’information qui ouvrirait le système mondial des médias et de la communication à des acteurs extérieurs au monopole occidental. Cette initiative a déchaîné une réplique extrêmement violente qui a traversé tout le spectre politique, avec des mensonges éhontés et des accusations ridicules, et qui a finalement provoqué le retrait du président américain Ronald Reagan, sous de faux prétextes, de l’UNESCO. Tout cela a été dévoilé dans une étude accablante (et donc peu lue) des spécialistes des médias William Preston, Edward S. Herman et Herbert Schiller (Hope and Folly[« L’espoir et la folie »] ).
L’étude menée en1993 par le « South Centre », qui montrait que l’hémorragie de capitaux depuis les pays pauvres vers les pays riches s’était accompagnée d’exportations de capitaux vers le FMI et la Banque mondiale, qui sont désormais « bénéficiaires nets des ressources des pays en développement », a elle aussi été soigneusement passée sous silence. De même que la déclaration du premier « Sommet du Sud », qui avait rassemblé 133 États en 2000, en réponse à l’enthousiasme de l’Occident pour sa nouvelle doctrine d’« intervention humanitaire ». Aux yeux des pays du Sud, « le soi-disant droit d’intervention humanitaire » est une nouvelle forme d’impérialisme, « qui n’a aucun fondement juridique dans la Charte des Nations unies ni dans les principes généraux du droit international ».
Sans surprise, les puissants n’apprécient guère les remises en cause, et disposent de nombreux moyens pour y répliquer ou pour les réduire au silence.
Il y aurait beaucoup à dire sur la corruption endémique de la politique latino-américaine, souvent solennellement condamnée par l’Occident. Certes, c’est un fléau, et il ne devrait pas être toléré. Mais elle n’est pas limitée aux « pays en voie de développement ». Ce n’est pas une mince aberration que, dans nos pays, les banques les plus gigantesques soient contraintes à payer, par dizaines, des amendes s’élevant à des milliards de dollars (JPMorgan, Bank of America, Goldman Sachs, Deutsche Bank, Citigroup), à l’issue d’accords négociés à l’amiable, sans que personne soit jamais déclaré légalement coupable de ces activités criminelles qui détruisent des millions de vies. Remarquant que « les multinationales américaines avaientt de plus en plus de difficultés à ne pas basculer dans l’illégalité », le London Economist du 30 août 2014 a rapporté que 2163 condamnations d’entreprise avaient été comptabilisées entre 2000 et 2014 – et ces multinationales sont nombreuses à Londres et sur le continent européen.
La corruption couvre un très large registre, depuis les énormités évoquées ci-dessus jusqu’aux plus petites mesquineries. Le vol des salaires, une épidémie aux États-Unis, en donne un exemple particulièrement obscène et instructif. On estime que les deux tiers des travailleurs à bas salaire sont volés chaque semaine sur leur rémunération, tandis que les trois quarts se voient voler tout ou partie de la rémunération pour leurs heures supplémentaires. Les sommes ainsi volées chaque année sur les salaires des employés excèdent la somme des vols commis dans les banques, les stations-service et les commerces de proximité. Et pourtant, il n’y a pratiquement pas d’actions coercitives sur ce point. Le maintien de cette impunité revêt une importance cruciale pour le monde des affaires, à tel point qu’il est une des priorités du principal lobby entrepreneurial, l’American Legislative Exchange Council (ALEC), qui bénéficie des largesses financières des entreprises.
La tâche principale de l’ALEC est d’élaborer un cadre législatif pour les États, ce qui est facile puisque, d’une part, les législateurs sont financés par les entreprises et que, d’autre part, les médias s’intéressent peu au sujet. Des programmes méthodiques et intenses soutenus par l’ALEC sont donc en mesure de faire évoluer les contours de la politique d’un du pays, sans préavis, ce qui constitue une attaque souterraine contre la démocratie, mais avec des effets significatifs. Et l’une de leurs initiatives législatives consiste à faire en sorte que les vols de salaires ne soient pas soumis à des contrôles ni à l’application de la loi.
Mais la corruption, qui est un crime, qu’elle soit massive ou minime, n’est que la partie émergée de l’iceberg. La corruption la plus grave est légale. Par exemple, le recours aux paradis fiscaux draine environ un quart, voire davantage, des 80 000 milliards de dollars de l’économie mondiale, créant un système économique indépendant exempt de surveillance et de réglementation, un refuge pour toutes sortes d’activités criminelles, ainsi que pour l’évasion fiscale. Il n’est pas non plus techniquement illégal pour Amazon, qui vient de devenir la deuxième société à dépasser les 1000 milliards de dollars de valeur, de bénéficier d’allègements fiscaux sur ses ventes. Ou que l’entreprise utilise environ 2% de l’électricité américaine à des tarifs très préférentiels, conformément à « une longue tradition américaine de transfert des coûts depuis les entreprises vers les plus démunis, qui consacrent déjà aux factures des services publics, en proportion de leurs revenus, environ trois fois plus que ne le font les ménages aisés », rapporte la presse économique.
Il y a pléthore d’autres exemples.
Un exemple important est l’achat des voix lors d’élections, un sujet qui a été étudié à fond, en particulier par le politologue Thomas Ferguson. Ses recherches, ainsi que celles de ses collègues, ont montré que l’éligibilité du Congrès et de l’exécutif est prévisible avec une précision remarquable à partir de la variable unique des dépenses électorales, une tendance très forte qui remonte loin dans l’histoire politique américaine et qui s’étend jusqu’aux élections de 2016 (Ferguson, Golden Rule ; Ferguson et al, Industrial Structure and Party Competition in an Age of Hunger Games : Donald Trump and the 2016 Presidential Election, document de travail n° 66, janvier 2018, Institute for New Economic Thinking). La corruption latino-américaine est considérée comme un fléau, alors que la transformation de la démocratie formelle en un instrument entre les mains de la fortune privée est considérée comme parfaitement légale.
Ce n’est pas, bien sûr, que l’ingérence dans les élections ne soit plus à l’ordre du jour. Au contraire, l’ingérence présumée de la Russie dans les élections de 2016 est un sujet majeur aujourd’hui encore, un sujet d’enquêtes acharnées et de commentaires endiablés. En revanche, le rôle écrasant du monde de l’entreprise et des fortunes privées dans la corruption des élections de 2016, en vertu d’une tradition qui remonte à plus d’un siècle, est à peine reconnu. Après tout, il est parfaitement légal ; il est même approuvé et renforcé par les décisions de la Cour suprême la plus réactionnaire de mémoire d’homme.
L’achat d’élections n’est pas la pire des interventions des entreprises dans l’immaculée démocratie américaine, souillée par les hackers russes (les résultats étant indétectables). Les dépenses de campagne atteignent des sommets, mais elles sont éclipsées par le lobbying, qui représenterait environ dix fois ces dépenses – un fléau qui s’est rapidement aggravé dès les premiers jours de la régression néolibérale. Ses effets sur la législation sont considérables, le lobbyiste allant jusqu’à rédiger littéralement les lois, alors que le parlementaire – qui signe le projet de loi – se trouve on ne sait où quelque part ailleurs, occupé à collecter des fonds pour la prochaine campagne électorale.
La corruption est effectivement un fléau au Brésil et en Amérique latine en général, mais, là, ils restent de petits joueurs.
Tout cela nous ramène à la prison, où l’un des prisonniers politiques les plus importants de la période présente est maintenu à l’isolement pour que le « coup d’État soft » se poursuive sans entraves, avec des conséquences assurées, qui seront graves pour la société brésilienne, mais aussi pour le monde entier, étant donné le rôle potentiel du Brésil.
« Se poursuive sans entrave » : c’est-à-dire… si ce qui se passe est toléré.
Noam Chomsky
Source : The Intercept, Noam Chomsky, 2.10.2018
Traduction : c.l. pour Les Grosses Orchades