lundi 1 octobre 2012

JULIAN ASSANGE AIME-T-IL LE HEAVY METAL?


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DESSIN ALFREDO MARTIRENA
Fondateur du site WikiLeaks, qui, en 2010, a rendu publics des centaines de milliers de documents secrets du Pentagone et du département d’Etat, Julian Assange ne s’est pas fait que des amis à Washington. De nationalité australienne, il pourrait sans doute se fendre d’un pied de nez irrévérencieux aux autorités américaines, s’il n’était sous le coup d’un mandat d’arrêt européen lancé par le parquet suédois pour l’interroger sur des allégations d’agressions sexuelles — qu’il nie — commises sur le territoire de ce pays.
Alors qu’il vit en résidence surveillée à Londres, où il a été interpellé en vertu de ce mandat d’arrêt, la Cour suprême du Royaume-Uni rejette, le 14 juin 2012, son dernier recours contre un transfert à Stockholm. Le 19, se considérant victime d’un complot et d’une « persécution politique », il se réfugie dans l’ambassade équatorienne et y demande l’asile, accordé par le président Rafael Correa. Comme le principal intéressé, Quito considère qu’il risque, à terme, d’être extradé de Suède vers les Etats-Unis. Or, note le ministre des affaires étrangères équatorien Ricardo Patiño, « la situation juridique montre clairement que [dans ce cas] M. Assange ne bénéficierait pas d’un procès juste, pourrait être jugé par un tribunal spécial ou militaire, et il n’est pas invraisemblable de considérer qu’il pourrait être victime d’un traitement cruel et dégradant et se voir condamné à perpétuité ou à la peine de mort (1) ».

Le 15 août, faisant table rase de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques (18 avril 1961), qui garantit l’inviolabilité des ambassades, le gouvernement britannique menace d’investir par la force celle de Quito : « Vous devez être conscients qu’il existe une base légale en Grande-Bretagne, la loi Diplomatic and Consular Premises Act de 1987 (2), qui nous permet de prendre des mesures pour arrêter M. Assange actuellement dans les locaux de l’ambassade (3). » L’Equateur réplique vertement — « Nous ne sommes pas une colonie britannique ! » —, mais Londres n’en démord pas : s’il met un pied hors de son refuge, Assange sera arrêté.

On a connu le Royaume-Uni plus accommodant ! C’est en effet à Londres, le 17 octobre 1998, qu’a été arrêté le général chilien Augusto Pinochet. Lui aussi se trouvait sous le coup d’une demande d’extradition diligentée par le magistrat espagnol Baltasar Garzón, qui, énumérant quatre-vingt-onze cas d’Espagnols victimes de la dictature, prétendait le juger.

La Chambre des lords refusant de concéder l’immunité diplomatique au général, le président chilien Eduardo Frei et son gouvernement de centre gauche ne cesseront de réclamer le rapatriement de l’ancien dictateur dans son pays. Sans rire, le ministre des affaires étrangères socialiste, M. José Miguel Insulza, le justifie alors ainsi : « En Espagne, Augusto Pinochet n’aurait pas, en raison du contexte trop politisé, un procès serein », alors qu’au Chili il pourrait être « plus efficacement jugé » (4).

Qualifiant la détention de « cruelle », d’« injuste », l’ex-première ministre britannique Margaret Thatcher accuse le juge Garzón d’« être conseillé par un groupe de marxistes » (5). Indépendamment des proximités idéologiques, Pinochet lui a rendu de fiers services, l’aidant en sous-main durant la guerre des Malouines, qui opposa le Royaume-Uni à l’Argentine en 1982. Washington se prononce également en faveur du renvoi du « vieil ami » Pinochet au Chili.

ARRIVÉE DE L'ANCIEN DICTADOR
AUGUSTO PINOCHET AU CHILI, LE 3 MARS 2000
Lorsque, en octobre 1999, la Cour suprême britannique ratifie l’extradition, un discret «comité de crise » impliquant Washington, Londres, Santiago et Madrid trouve la porte de sortie : un rapport de trois médecins britanniques désignés par le Royaume-Uni conclut à l’incapacité de Pinochet de comparaître en justice, en raison « de son délicat état de santé ». Le monde assiste donc, le 3 mars 2000, à une scène hors du commun : sur la piste de l’aéroport de Santiago du Chili, le « mourant », descendu de l’avion sur une chaise roulante, se lève avec vigueur pour saluer ses vieux camarades venus le recevoir. Malgré les efforts du magistrat Juan Guzmán, il mourra, le 10 décembre 2006, sans avoir eu à répondre de ses crimes. Pour le procureur du Tribunal suprême espagnol Carlos Castresana, qui, en 1996, avait posé la première pierre de son inculpation, l’identité de ceux qui l’ont sorti du guêpier ne fait aucun doute : « Il est très clair que ce sont Tony Blair, José María Aznar et Eduardo Frei. Ils savaient parfaitement que, s’il revenait au Chili, il ne serait pas jugé (6). »

En Amérique latine, on a de la mémoire. On s’y souvient du président hondurien Manuel Zelaya, victime d’un coup d’Etat, rentré clandestinement dans son pays le 21 septembre 2009 et réfugié dans l’ambassade du Brésil mise sous état de siège et menacée de perdre son statut diplomatique par le dictateur Roberto Micheletti. On s’y souvient de Caracas, le 12 avril 2002. Alors que la veille un coup d’Etat a écarté le président Hugo Chávez du pouvoir, une foule tente de prendre d’assaut la représentation diplomatique de Cuba, détruit ses véhicules, lui coupe l’eau, l’électricité, le téléphone, établit un blocus. M. Henrique Capriles Radonski — candidat de la droite à l’élection présidentielle du 7 octobre prochain — prétend fouiller les lieux pour y trouver des membres du gouvernement censés s’y être réfugiés. Retranché dans les locaux, l’ambassadeur Germán Sánchez Otero douchera sa prétention par un cinglant : « Cuba a résisté quarante ans face à l’empire le plus puissant de la planète, ce n’est pas ici que nous laisserons violer notre souveraineté (7)  ! » La médiation du représentant de la Norvège et… le retour du président Chávez mettront un terme à l’agression.

Au terme de cet épisode, le très bref dictateur Pedro Carmona fut inculpé et placé en arrêt domiciliaire, d’où il s’enfuira pour se réfugier à l’ambassade de Colombie à Caracas. Le gouvernement bolivarien lui ayant accordé un sauf-conduit, malgré la gravité des faits, il s’envolera à bord d’un avion des forces armées colombiennes pour Bogotá, où, « réfugié politique », il vit encore, alors que Caracas réclame son extradition.

Les membres de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), toutes tendances politiques confondues, appuient aujourd’hui Quito et réitèrent le droit souverain des Etats d’accorder l’asile politique. Au sein de l’Organisation des Etats américains (OEA), où les Etats-Unis pèsent de tout leur poids, le soutien s’avère moins évident. Saisi par l’Equateur, son secrétaire général, l’ex-ministre des affaires étrangères chilien Insulza, avertit d’emblée que le débat ne peut porter sur le droit d’asile, mais sur l’inviolabilité des locaux diplomatiques. Le 24 août, l’organisation arrivera à un « accord acceptable » de « solidarité et de soutien » à l’Equateur, après suppression de toute mention à la « menace » britannique à Quito, à la demande des Etats-Unis (8).

Serait-ce parce que Washington a quelques difficultés avec les notions d’asile politique et d’extradition ? A Miami vit M. Luis Posada Carriles, réclamé par Caracas et La Havane pour avoir fait exploser en vol un avion de la Cubana de Aviación en 1976 (soixante-treize morts), s’être évadé d’une prison vénézuélienne et avoir organisé une série d’attentats terroristes en 1997 à Cuba. Sur le territoire américain, il a pour compagnons M. Gonzalo Sánchez de Lozada, ex-président bolivien que La Paz souhaite juger pour la répression de 2003 (soixante-sept morts) ; M. José Antonio Colina, militaire d’opposition responsable en 2003, à Caracas, d’attentats à la bombe perpétrés contre des locaux consulaires espagnol et colombien — initialement attribués aux partisans du président Chávez par les médias ; le colonel Hernán Orozco, condamné en Colombie à quarante années de prison pour le massacre de Mapiripán (juillet 1997). Une liste interminable pourrait prolonger ce court aperçu…

Assange est réclamé par la Suède pour un délit de droit commun. Le président Correa n’entend pas le soustraire à la justice de ce pays. Il réclame simplement la garantie que le journaliste ne sera pas extradé vers les Etats-Unis. La rencontre du 27 septembre entre M. Patiño et son homologue britannique, M. William Hague, en marge de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), n’ayant pas permis de parvenir à un accord, Assange connaîtra-t-il le sort du cardinal anticommuniste József Mindszenty, qui a vécu quinze ans dans l’ambassade américaine, à Budapest, entre 1956 et 1971 ? A moins que ne lui soit appliqué le traitement réservé en 1989 à l’ex-général Manuel Noriega : réfugié dans la nonciature apostolique pour échapper aux troupes américaines qui avaient envahi le Panamá, il dut subir les décibels déchirants de puissants haut-parleurs débitant du heavy metal vingt-quatre heures sur vingt-quatre et, au bout de onze jours, finit par craquer. Reste à savoir ce que penseraient de la méthode les habitants du sélect quartier londonien de Knightsbridge…
Maurice Lemoine
Journaliste.

(1) BBC Mundo, Londres, 17 août 2012.
(2) Loi approuvée dans des circonstances tout à fait exceptionnelles : la mort d’un policier victime de coups de feu tirés depuis l’ambassade libyenne.
(3) The Guardian, Londres, 16 août 2012.
(4) Le Monde, 3 décembre 1998.
(5) El País, Madrid, 7 octobre 1999.
(6) El País, 13 décembre 2006.
(7) Chávez presidente !, Flammarion, Paris, 2005.
(8) Seul le Canada, membre du Commonwealth, n’a pas signé ce texte.