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MM E BINH À LA CONFÉRENCE
DE PAIX DE PARIS (1968-1973). |
Le 27 janvier 1973, les accords de Paris mettent fin à la guerre américaine au Vietnam. Parmi les représentants vietnamiens et seule femme à la table des négociations, Mme Nguyen Thi Binh, qu’avait alors rencontré Kaj Falkman, diplomate suédois chargé des affaires vietnamiennes au ministère des affaires étrangères. L’été dernier, ils se sont retrouvés à Hanoï.
Lorsque j’ai rencontré Mme Nguyen Thi Binh à Hanoï au cours de l’été 2014, cela faisait quarante ans que nous ne nous étions pas vus. C’était à Paris, lors de la signature de l’accord de paix en 1973, alors qu’elle était négociatrice en chef du gouvernement révolutionnaire provisoire du Sud-Vietnam (GRP). Seule femme participant aux négociations entre les États-Unis et le gouvernement de Saïgon d’une part, la République démocratique du Vietnam et le GRP d’autre part, elle en était l’étoile brillante grâce à l’élégance de son français et à sa rigueur convaincante.
À Hanoï, l’été dernier, Mme Binh m’a rappelé son expérience personnelle. À la fin de 1946, à l’âge de dix-neuf ans, elle abandonna ses études à Saïgon pour participer au « Mouvement de résistance aux cheveux longs », une association féminine pour l’indépendance nationale. Des centaines de milliers de femmes manifestèrent dans les grandes villes du Sud-Vietnam contre la puissance coloniale française. Co-dirigeante du mouvement, Mme Binh fut arrêtée en 1951 et passa trois ans en prison. Soumise à la torture, elle refusa de donner les noms d’autres membres de l’association.
Plus tard, elle décrira sa détention comme une école révolutionnaire où elle rencontra des femmes de caractère qui devinrent ensuite ses « sœurs révolutionnaires » dans le Front national de libération (FNL), mouvement de résistance armée — créé en 1960 — contre l’occupation américaine et le régime du premier ministre vietnamien Ngo Dinh Diem.
Mme Binh, qui a maintenant quatre vingt-quatre ans, me reçoit dans une ancienne villa coloniale française qui sert de bureau au Comité pour la paix au Vietnam, dont elle est la présidente : « Nous ne comprenons toujours pas pourquoi Washington a envoyé deux millions et demi de jeunes Américains de l’autre côté du Pacifique pour tuer trois millions de Vietnamiens, des civils pour la plupart. Nous ne comprenons pas non plus, pourquoi vous, les Suédois, cousins de l’Amérique, avez choisi, bien avant n’importe quel autre pays occidental, de soutenir la lutte du peuple vietnamien pour la liberté, et d’ouvrir des relations diplomatiques avec Hanoï [dès 1969]. Nous nous souvenons particulièrement d’Olof Palme et de son courage lorsqu’il condamna plus fermement qu’aucun autre gouvernement occidental les bombardements américains, et de Jean-Christophe Öberg, votre diplomate engagé qui a établi très tôt d’étroits contacts avec nous et Hanoï. »
« Personne ne pouvait croire
à la théorie des dominos communistes »
Mme Binh poursuit, après m’avoir versé du thé vert dans des tasses bleu et blanc : « Nous ne voulions pas être entraînés dans la politique mondiale, nous Vietnamiens qui avons vécu ici depuis des milliers d’années et cultivé notre riz. Mais lorsque l’Amérique nous a embarqués dans son conflit de grande puissance avec la Chine et l’Union soviétique, nous avons été contraints de participer comme champ de bataille face aux ambitions géopolitiques américaines. Personne ne pouvait vraiment croire à la prétendue théorie des dominos, selon laquelle toute l’Asie céderait au communisme, uniquement parce que nous luttions pour notre indépendance après cent ans de colonialisme français et d’impérialisme américain. »
La résistante vietnamienne n’a pas tort : les mémoires des chefs de guerre américains montrent que pas même les présidents ne croyaient à la doctrine des dominos, bien que le président Lyndon B. Johnson (1963-1968) eut déclaré à plusieurs occasions qu’il « valait mieux se battre contre le communisme au Vietnam qu’à San Francisco ! »
Dwight D. Eisenhower fut le premier chef d’État (1953-1961) à formuler la théorie des dominos après la défaite française à Dien Bien Phu, au printemps 1954. Lors de son dernier échange en tant que président en janvier 1961 avec son successeur John F. Kennedy (1961-1963) il déclara : « Si le Laos tombe aux mains des communistes, le reste de l’Asie du Sud-Est [Vietnam, Cambodge, Birmanie, Thaïlande, Malaisie] tombera comme des dominos, sera perdu pour le monde libre et deviendra une menace pour la sécurité des États-Unis. » Lors de sa dernière conférence de presse en novembre 1963, à la question de savoir si les États-Unis allaient abandonner le Sud-Vietnam, Kennedy répondit : « Le plus important c’est notre sécurité nationale. Notre objectif est de ramener nos soldats à la maison et laisser les Vietnamiens se défendre eux-mêmes comme un pays libre et indépendant. »
« Kennedy était déjà dans le tunnel »
Lorsque je mentionne cette déclaration à Mme Binh, celle-ci n’y croit guère. Elle estime que « Kennedy était déjà dans le tunnel. Il a inondé le Sud-Vietnam d’armes américaines de haute technologie et envoyé dix-huit mille prétendus conseillers qui étaient des instructeurs militaires pour enseigner l’utilisation des armes. En réalité, les pilotes américains dirigeaient leurs hélicoptères de combat contre nos guérilleros tandis que les soldats du régime de Saïgon étaient assis à l’arrière et regardaient. On les a décrits comme apathiques et moralement las, parce qu’ils ne voulaient pas participer à une guerre fratricide. » Pour Mme Binh, « la grosse erreur des États-Unis a été de croire qu’une partition du Vietnam diviserait aussi le peuple. Le peuple vietnamien est une entité historique avec des liens de sang communs. Le mouvement de résistance existait dans tout le Vietnam, même si son emprise était plus forte dans le Nord-Vietnam. »
Lors de la conférence de Genève sur l’Indochine, au printemps 1954, peu après la défaite française, il fut décidé que le Vietnam serait séparé le long du 17e parallèle par une ligne de démarcation provisoire entre les zones nord et sud — comme en Corée. Un référendum devait avoir lieu deux ans plus tard dans tout le Vietnam afin que le peuple puisse décider de son avenir. Eisenhower en repoussa l’idée car il craignait que le leader charismatique du Nord-Vietnam, Hô Chi Minh, gagne avec 80 % des voix et réunifie le Vietnam.
Neuf moines bouddhistes tués, à Hué
« Les Américains voulaient établir un bastion anti-communiste dans le sud. Ils choisirent un catholique, Ngo Dinh Diem, comme leader du Sud Vietnam bouddhiste, car ils le considéraient fidèle et avec des valeurs occidentales », explique mon interlocutrice. Lorsque Diem limita la liberté religieuse, les moines bouddhistes protestèrent par des manifestations. Les soldats du gouvernement ouvrirent le feu et en tuèrent neuf lors d’une procession à Hué le 8 mai 1963. Des manifestations de masse contre le régime eurent lieu dans tout le Sud Vietnam. Les troupes gouvernementales arrêtèrent mille quatre cents moines et mirent le feu à des pagodes, ce qui provoqua de fortes réactions aux États-Unis. Un exil en Amérique fut proposé à Diem s’il démissionnait, mais il refusa. Un groupe de généraux s’empara de lui et de son frère, et ils furent exécutés le 2 novembre 1963. Vingt jours plus tard, le président Kennedy était assassiné à Dallas.
Le chaos régnait alors à Saïgon, une « guerre civile dans la guerre civile », écrivit le secrétaire américain à la défense Robert McNamara dans ses mémoires. « C’était le moment de se retirer ». Mais il fit le contraire : sur ordre du nouveau président Johnson, McNamara entraîna la plupart des militaires américains, en particulier les forces aériennes et navales, au Vietnam. Objectif : aider le Sud-Vietnam à « gagner son combat contre la conspiration communiste dirigée et soutenue de l’extérieur ». En langage clair, cela signifiait que Hanoï et le FNL du Sud-Vietnam étaient considérés comme dirigés et soutenus par une conspiration communiste fomentée par la Chine et l’Union soviétique. La CIA à Saïgon avait une opinion différente : les véritables racines des forces du FLN se trouvaient dans le Sud-Vietnam. McNamara organisa le transfert de cinq cent cinquante mille soldats américains pendant la présidence de Johnson.
« Les Américains ne reconnaissent pas leur culpabilité »
« Après les accords de paix, rappelle Mme Binh, de nombreux livres ont été écrits sur le Vietnam, surtout américains et français, mais ils ne racontent pas toute la vérité. Ils reconnaissent leur erreur dans la guerre, mais pas leur culpabilité. » Dans le film documentaire d’Errol Morris, The Fog of War (Brumes de guerre, 2003), à la question : « Reconnaissez-vous votre culpabilité ? » McNamara répond : « Je refuse de répondre. La question est trop complexe. La guerre est tellement complexe que la raison humaine est incapable de comprendre toutes ses variables. (…) La guerre est dans la nature de l’homme. Nous tuons des gens inutilement. Nous sommes rationnels, mais la raison a ses limites. » Dans cette brume illusoire, McNamara tentait de dissimuler sa culpabilité et sa responsabilité.
L’offensive du Têt constitua le tournant de la guerre : le FNL et la République démocratique du Vietnam (RDV) organisèrent une rébellion dans une quarantaine de villes du Sud-Vietnam pendant la nuit de la nouvelle année vietnamienne en 1968, attaquèrent des objectifs militaires et administratifs et occupèrent notamment l’ambassade américaine à Saïgon. « Avant, vous vous plaigniez que l’ennemi était invisible, maintenant il est partout ! » s’écria, choqué, le président Johnson, qui se rendait compte que tous les rapports optimistes de Saïgon avaient été mensongers. Il congédia le général William Westmoreland, commandant en chef des forces américaines au Vietnam, et le secrétaire à la défense McNamara, déclara un arrêt partiel des bombardements sur le Nord, proposa l’ouverture de négociations de paix avec Hanoï et annonça son retrait de la course présidentielle.
Richard Nixon (1969-1974) gagna l’élection contre la promesse de retirer les troupes américaines du Vietnam. Finie la doctrine des dominos de Johnson. Le nouveau président formula une nouvelle illusion : le retrait avec « honneur et dignité ».
Ce qui, aujourd’hui encore, fait rire Mme Binh : «Personne ne comprenait comment cette équation allait fonctionner, encore moins le régime de Saïgon qui avait réalisé qu’il ne pouvait vaincre la RDV et le GRP sans la poursuite du soutien des troupes américaines. » Pour la résoudre, Nixon engagea comme conseiller à la sécurité nationale le politologue Henry Kissinger. Celui-ci constata que le manque de succès des négociations de paix quadripartite à Paris était dû à un blocage entre « les idéologues fanatiques de Hanoï et les idéalistes inexpérimentés de Washington. » Il reprit les négociations avec un membre du politburo de Hanoi, Lê Duc Tho. Les entretiens secrets débutèrent à Paris en février 1969 [[Daniel Roussel y a consacré un documentaire — avec des archives inédites —, qui a reçu le prix du jury au Festival international du film de Pessac en 2014, lequel devrait être diffusé sur Arte — nous y reviendrons). L’accord de paix entre Washington et Hanoï fut paraphé en octobre 1972. Mais le président Thieu, du gouvernement de Saïgon, refusa de signer un accord qui stipulait le retrait de toutes les troupes américaines du Sud-Vietnam. Sans ces troupes, Thieu ne pouvait pas survivre !
« Le premier ministre suédois compare
l’administration Nixon aux nazis »
Nixon et Kissinger prirent une décision fatale qui allait complètement surprendre les Vietnamiens et étonner le monde entier : les bombardements de Noël sur Hanoï et Haïphong. Des vagues de B-52 bombardèrent cette zone pendant douze jours et nuits entre Noël 1972 et le nouvel an. La gare ferroviaire de Hanoï, l’hôpital « suédois » de Bach Maï, des pagodes et des églises furent indistinctement touchés par un déluge de bombes. Plus de mille six cent civils furent tués.
Les Vietnamiens rompirent les négociations mais les reprirent au début de l’année suivante. Un accord de paix fut signé entre les quatre parties à Paris, le 27 janvier 1973. Quinze jours après la signature, Kissinger se rendit à Hanoi, invité par Lê Duc Tho pour discuter de l’aide américaine à la reconstruction (promise par Nixon mais stoppée par le Congrès). Dans ses mémoires, Kissinger se dit déçu que « pas un seul État allié de l’OTAN ne nous ait soutenus ou n’ait fait preuve de compréhension pour notre position — particulièrement douloureux de la part de pays comme le Danemark, la Belgique et les Pays-Bas qui fondent leur propre défense sur une stratégie qui implique des attaques américaines massives contre des objectifs civils. »
Lorsque Kissinger fait le compte des gouvernements étrangers qui condamnèrent les bombardements de Noël, il mentionne en premier le gouvernement suédois qui « compara l’administration Nixon aux nazis. » Dans l’énumération du premier ministre d’alors Olof Palme, parmi les sept noms de lieux associés aux atrocités de l’histoire moderne figurait Treblinka, (le camp d’extermination nazi en Pologne en 1942-1943), auquel il ajouta « Hanoï — Noël 1972. » Kissinger punit la Suède en rétrogradant avec effet immédiat les relations diplomatiques à un niveau sans ambassadeurs.
Par la suite, Kissinger écrivit que Nixon n’avait pas d’autre alternative que de bombarder Hanoi pour que Thieu signe l’accord. Une excuse étonnante ! Une alternative naturelle eut été que Nixon révoque Thieu et installe un nouveau président prêt à signer l’accord et à dire adieu aux troupes américaines. Le Sud-Vietnam se serait ainsi épargné sa propre guerre civile dévastatrice entre 1973 et 1975.
L’agent orange poursuit ses ravages
Mme Binh rappelle : « La guerre américaine continue aujourd’hui pour la quatrième génération de Vietnamiens. Les nouveau-nés sont touchés par l’herbicide agent orange/dioxine, qui se transmet de génération en génération par les gènes. Quinze jours seulement après sa prise de fonction en 1961, Kennedy approuva la demande de l’armée d’utiliser l’agent orange pour défolier la forêt où se cachait la guérilla. Répandue dans les rivières et les rizières, la dioxine fut utilisée plus tard contre la population. (…) plus de trois millions de Vietnamiens en ont été victimes. Toutes les demandes d’indemnisation ou d’aide économique aux familles touchées ont été refusées par les États-Unis. »
Le poison contaminait par inhalation, par la peau, l’ingestion de nourriture et d’eau. Il a provoqué des décès et de graves blessures physiques et mentales. Malgré les protestations internationales pour arrêter d’utiliser cette arme chimique de destruction massive en violation du droit international, Johnson et Nixon continuèrent de l’employer jusqu’en 1971, c’est-à-dire pendant dix ans !
Dans la pagode Chua Thien Mu à l’extérieur de Hué, le siège du bouddhisme au Vietnam, le leader bouddhiste Thich Hai An me reçoit, vêtu d’une longue robe gris clair : « En raison de notre position apolitique durant la révolte bouddhiste contre Diem, le peuple a eu confiance en nous. Nous n’étions ni communistes ni catholiques, nous n’avions aucun intérêt à préserver, seulement la volonté morale que la violence cesse, ce que souhaitait aussi la population. Nous étions considérés comme une troisième force. Nous n’agissons pas politiquement, mais nos actes peuvent avoir, comme ce fut le cas, une signification politique. »
Quelle était la proportion de bouddhistes pratiquants dans la population ? « Peut-être jusqu’à 70 %, mais il y a aussi tous les bouddhistes passifs dont la foi est tissée dans les croyances traditionnelles que sont le taoïsme et le confucianisme. Si l’on tire sur un fil, toute la trame se défait. (…) Le culte des ancêtres comme créateurs de la famille et de la communauté villageoise est toujours présent chez les Vietnamiens» ajoute Thich.
L’escalier qui mène au ciel
M. Kissinger résume ses souvenirs de la guerre du Vietnam par ces mots : « Il ne nous reste plus qu’à espérer que le Vietnam tombe dans l’oubli de notre conscience nationale. » Et c’est un professeur d’histoire qui s’exprime ! Apparemment il espère oublier — et l’Amérique avec lui — sa coresponsabilité dans les atrocités commises au Vietnam. Au contraire, il est de notre devoir de révéler la vérité historique avant que nous-mêmes disparaissions de l’histoire.
Un Vietnamien témoigne de la profonde réalité de la guerre du Vietnam par ces trois vers :
La maison de Grand-Mère bombardée
Il n’en reste que l’escalier
qui mène au Ciel.
Kaj Falkman était chargé des affaires vietnamiennes au ministère suédois des affaires étrangères entre 1968 et 1973. Son dernier ouvrage s’intitule Ekot från Vietnam (L’Echo du Vietnam, en suédois), Carlsson Bokförlag, Stockholm, 2014.