vendredi 24 avril 2015

LE PORTUGAL, L'EMPIRE OUBLIÉ

LES COLLECTIONS 
DE L'HISTOIRE
N°63, 10 AVRIL 2014
C'est un coup d'État militaire qui, le 25 avril 1974, renverse la dictature. Parce qu'elle fut pacifique et incroyablement rapide, cette «Révolution des Œillets» déchaîna l'enthousiasme des gauches européennes. Les observateurs s'intéressent davantage aujourd'hui à la transition démocratique qui, elle, fut plus chaotique et qui dura deux ans.

YVES LÉONARD 
Il y a quarante ans, le 25 avril 1974, le Portugal passait de l'ombre à la lumière, projeté sous les feux de l'actualité internationale en une seule journée, O Dia Inicial comme l'immortalisa la poétesse Sophia de Mello Breyner : « C'était l'aube que j'espérais, le jour initial entier et propre, où nous avons émergé de la nuit et du silence 1. »

En quelques heures, le régime salazariste, au pouvoir depuis près d'un demi-siècle, « disparaissait, comme s'il n'avait jamais existé », pour reprendre le constat, à chaud, de l'éditorialiste du Times, Bernard Levin. Un coup d'État militaire, fomenté par de jeunes officiers idéalistes et téméraires, devenait révolution, et ouvrait la voie au rétablissement de la démocratie: le cas est exceptionnel dans l'histoire du XXe siècle.

Depuis 1961 - « l'année horrible » pour Salazar, ponctuée notamment par le début de l'insurrection en Angola, en février, et la perte de Goa, Daman et Diu annexés par l'Inde après leur invasion en décembre , la question centrale au Portugal est celle des guerres coloniales menées sur trois théâtres d'opérations militaires : l'Angola, la Guinée (depuis 1963) et le Mozambique (depuis 1964). Mais Salazar demeure intransigeant sur la préservation de ce qu'il reste de l'empire, à laquelle il conditionne la survie du régime. Les guerres outre-mer absorbent en 1973 - trois ans après sa mort - le quart des dépenses de l'État ; 140 000 soldats sont mobilisés.

Le service militaire est passé de deux à quatre ans et les jeunes Portugais sont de plus en plus nombreux à tenter de s'y soustraire. Quelque 100 000 d'entre eux y parviennent, comme déserteurs ou réfractaires, mais au prix d'un exil clandestin, « a salto », le plus souvent vers la France. S'y ajoute une émigration massive engendrée par la pauvreté - 100 000 départs par an au début des années 1970. L'économie portugaise, privée de main-d'oeuvre, est affaiblie. « Même la voix de la mer devient exil », écrit Sofia de Mello Breyner. « Le dernier qui quitte le pays éteint la lumière », murmure-t-on loin des oreilles des bufos, les indics de la police politique.

Salazar est victime en septembre 1968 d'un accident vasculaire cérébral. Se pose dans l'urgence la question de sa succession, question que le dictateur, au pouvoir depuis 1928, avait toujours pris soin d'éluder. C'est finalement Marcello Caetano, un professeur de droit considéré comme le père du droit administratif portugais, âgé de 62 ans, qui est nommé président du Conseil par le chef de l'État, l'amiral Américo Tomas. Homme du sérail, commissaire de la Jeunesse portugaise à la fin des années 1930, ministre des Colonies dans les années 1940, Caetano était recteur de l'Université de Lisbonne lors de la révolte étudiante de 1962. Une fois nommé, il s'efforce d'incarner « une évolution dans la continuité », non sans chercher, au cours des premiers mois, à s'émanciper de la tutelle de Salazar - celui-ci meurt finalement en juillet 1970.
DANS UNE AMBIANCE PRINTANIÈRE, LA RÉVOLUTION DES ŒILLETS PROJETTE LISBONNE POUR DIX-HUIT MOIS SUR L'AVANT-SCÈNE INTERNATIONALE. LE PORTUGAL DEVIENT UN LIEU DE PÈLERINAGE ET UN LABORATOIRE D'EXPÉRIMENTATIONS POLITIQUES POUR LES GAUCHES EUROPÉENNES, TRAUMATISÉES PAR LE COUP D'ÉTAT QUI, EN SEPTEMBRE 1973, A RENVERSÉ LE PRÉSIDENT ALLENDE AU CHILI(7). « C'EST LE CHILI AU BOUT DE L'AUTOROUTE DU SUD », IRONISE LE FIGARO LE 5 AOÛT 1975.
LE DÉCLENCHEUR COLONIAL

Quelques réformes cosmétiques en 1969 et l'organisation d'élections législatives marquées par l'émergence, en trompe l’œil, d'une « aile libérale » révèlent vite les limites du « printemps marceliste ». Un profond désenchantement se fait jour dans l'opinion, tandis que Caetano se trouve de plus en plus isolé face aux ultras du régime, regroupés autour d'Américo Tomas2. Son indécision, le décès de son épouse début 1971, ses soucis de santé compliquent encore sa tâche, alors que la situation économique ne cesse de se détériorer, plombée par le coût de guerres coloniales sans issue politique. La contestation monte, notamment dans les milieux étudiants où de nouvelles organisations d'extrême gauche se mettent en place3, alors que l'opposition, souvent en exil, tente, malgré la police politique et la censure, de se faire entendre.

C'est finalement la question coloniale qui déclenche la révolution. À l'origine, des revendications corporatistes des officiers d'active : leur pouvoir d'achat est en 1973 inférieur de 45 % à celui de 1960 ; les effectifs diminuent. De jeunes officiers, majors ou capitaines, s'organisent à partir de l'automne 1973. Tous ont combattu outre-mer ; ils ont compris que les guerres coloniales se trouvaient enlisées dans une impasse militaire, qu'il fallait y mettre un terme. Otelo Saraiva de Carvalho, Ernesto Melo Antunes et Vitor Alves sont leurs figures de proue.

Ces jeunes capitaines s'appuient, pour leurs revendications, sur le prestige de deux figures emblématiques en rupture de ban : le général chef d'état-major Costa Gomes et son adjoint, le général au monocle Antonio de Spinola, ancien commandant en chef en Guinée. Ce dernier appelle de ses voeux en février 1974, dans Le Portugal et son avenir, à la formation autour du Portugal d'une fédération d'États autonomes, inspirée du Commonwealth. Il est destitué, en même temps que son chef. Le 16 mars, un régiment se mutine à Caldas da Rainha. La contestation est là facilement éteinte. Mais elle monte au sein de l'armée.

Pourtant, rares sont ceux qui imaginent alors que la dictature peut tomber. En exil à Paris depuis 1970, le socialiste Mario Soares se trouve le 24 avril 1974 à Bonn, en Allemagne fédérale, à l'invitation du chancelier Willy Brandt et du SPD. Nous sommes à la veille de la révolution... « Je les ai avertis que les choses allaient se précipiter, racontera Mario Soares, et qu'ils devraient nous aider pour empêcher le déferlement d'une vague communiste. Ils m'ont dit : "Mario, tu es un idéaliste. Tu n'es pas réaliste. Tu vas être obligé de passer encore beaucoup d'années en exil." J'ai insisté sur ma certitude, mais ils ont fait état d'informations qu'ils détenaient de l'Otan et des Américains selon lesquelles il ne se passerait rien au Portugal4... »

« SEUL LE PEUPLE COMMANDE »

Unité de temps, de lieu et d'action : la règle des trois unités est respectée pour la révolution qui éclate ce 25 avril 1974 dans les rues de Lisbonne, mais sans tragédie ni effusion de sang. Tout commence par un coup d'État. A la manoeuvre : le major Otelo Saraiva de Carvalho, officier de 37 ans qui a servi en Angola, puis en Guinée auprès du général Spinola. L'action, préparée comme une opération militaire, doit être concentrée à Lisbonne : occupation de la radio, de la télévision, du Quartier général, de l'aéroport et des ministères situés place du Terreiro do Paço.

A 22 h 55, la chanson E Depois de Adeus (« Et après l'adieu ») de Paulo de Carvalho est diffusée sur Radio Clube Português. Puis, à minuit vingt, sur les ondes de Radio Renascença, c'est Grandola, Vila Morena : « Grandola, ville brune/ Terre de fraternité/ Seul le peuple commande/ Dans ton enceinte, ô cité. » Chantée par José (« Zeca ») Afonso, opposant au régime emprisonné quelques semaines au printemps 1973, elle a été enregistrée en France en octobre 1971, au château d'Hérouville, en Normandie. C'est le signal du déclenchement de l'insurrection. A peine 150 officiers et 2 000 soldats sont de la partie. Aucune force aérienne ou navale n'est impliquée. Dans des conditions normales, les chances de réussite de l'opération auraient été bien faibles. Mais les responsables militaires sont préoccupés avant tout par la formation et l'envoi des troupes outre-mer.

Dès 4 heures du matin, les premiers objectifs sont atteints. A 4 h 26, un Mouvement des forces armées, « MFA », demande à la population dans un communiqué à la radio de rester chez elle, au calme. Les communiqués suivants confirment qu'une « série d'actions en vue de libérer le pays du régime qui le domine depuis trop longtemps » sont menées depuis l'aube. Depuis son poste de commandement, Otelo Saraiva de Carvalho (« Oscar ») coordonne les mouvements des insurgés. Les forces de police sont appelées à ne pas intervenir pour éviter un bain de sang. Et les oppositions sont effectivement bien rares.

Le capitaine Salgueiro Maia, un jeune officier qui n'a pas 30 ans, commande les hommes et blindés de l'École pratique de cavalerie de Santarem. Ils doivent prendre possession du Terreiro do Paço, le centre névralgique du pouvoir où se trouvent notamment les ministères de l'Intérieur et de la Défense. Face à la détermination du capitaine Maia5 et à l'évocation du nom du général Spinola, caution militaire du coup d'État, les troupes envoyées à leur rencontre renoncent à engager le fer.

Dès 6 heures, Marcelo Caetano s'est réfugié à la caserne du Carmo, sous la protection de la Garde nationale républicaine. Maia négocie sa reddition : le président du Conseil remet sa démission au général Spinola, « pour que le pouvoir ne tombe pas dans la rue ». A 19 h 30 un blindé le conduit à l'aéroport pour être exfiltré vers Madère, puis le Brésil - où il mourra en 1980.

Très vite, des oeillets rouges - c'est la saison et le marché aux fleurs de Lisbonne en regorge - fleurissent au bout des fusils. Incrédule et surprise, sinon méfiante au début, la foule, composée de jeunes - étudiants, lycéens -, fraternise avec les soldats, dans une ambiance printanière. Massée place du Carmo, devant la caserne où s'est réfugié Caetano, juchée sur les cabines téléphoniques, elle encourage les troupes du capitaine Maia qui, plus tard, s'avouera surpris d'un tel engouement populaire. Le coup d'État militaire, décidément, est pacifique. Seuls moins d'une dizaine de morts et quelques blessés sont à déplorer, tombés sous les tirs des agents de la police politique, devant le siège de la DGS (la « Direction générale de la sécurité ») où quelques centaines de manifestants se rassemblent dans la soirée. Aucun militaire n'est tué ni blessé.

A 20 h 05, dans un communiqué radiodiffusé, le MFA annonce la chute du régime. Il déclare également vouloir remettre, dès que possible, le pouvoir aux civils : « Le Mouvement des forces armées, qui vient d'accomplir avec succès la plus importante des missions civiques des dernières années de notre histoire, proclame devant la nation son intention de mener à bien, jusqu'à sa complète réalisation, un programme de sauvetage du pays et de restitution au peuple portugais les libertés civiques dont il a été privé. À cette fin, il confie le gouvernement à une junte de salut national. » Le programme du MFA tient en trois D : décoloniser, démocratiser, développer. Le 26 avril, à 1 h 30, le général Spinola prend la parole à la télévision. Président de cette « junte de salut national » composée d'officiers supérieurs issus des différentes forces armées, il annonce l'élection prochaine au suffrage universel d'une Assemblée nationale constituante et d'un président de la République. Vingt-quatre heures tout juste se sont écoulées depuis la diffusion de Grandola, Vila Morena. Une journée aura suffi pour renverser la dictature.

Au matin du 26 avril, des parachutistes prennent, sans résistance des agents de la DGS, le contrôle de la forteresse de Caxias. Dans l'après-midi, les premiers prisonniers politiques sont libérés, suivis, le lendemain, par ceux de la forteresse de Peniche. La censure est abolie et la police politique supprimée. Le 1er mai, les premières manifestations libres depuis un demi-siècle défilent dans tout le pays aux cris de «MFA, MFA, le peuple est avec le MFA». À Lisbonne, plus de 500 000 personnes en liesse fêtent le rétablissement de la démocratie, le succès du « peuple uni qui ne sera jamais vaincu » et le retour des grands exilés politiques, le socialiste Mario Soares et le communiste Alvaro Cunhal, ovationnés.

LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE

Le premier acte est terminé : un coup d'État est parvenu, en une journée, à renverser la dictature. Reste à instaurer la démocratie : ce second acte va durer, lui, dix-huit mois. C'est ce qu'on a appelé le « Processus révolutionnaire en cours » (PREC).

Qui, des militaires ou des partis politiques, mène la barque sur cette mer agitée du PREC, sous un ciel plombé par la crise économique, les tensions sociales et la décolonisation ? Le MFA se veut « le moteur, il donne la direction, le projet du changement », comme le déclare en octobre 1974 l'une de ses figures de proue, Vitor Alves. Mais ce leadership apparent ne cesse d'être contesté par les différentes forces politiques et par une société civile revitalisée au sortir de la longue nuit salazariste. Cette tension entre les différentes composantes civiles et militaires va parcourir l'ensemble du processus révolutionnaire6.

Le 15 mai 1974 le général Spinola est nommé président de la République ; Vasco Gonçalves est son Premier ministre à partir de juillet. Mais les deux hommes s'opposent de plus en plus ouvertement, Gonçalves étant soutenu par le Parti communiste qui joue un rôle trouble, tenté d'imposer sa loi et de faire du Portugal une « démocratie populaire » alignée sur le grand frère soviétique. Spinola finit par se retirer à la fin du mois de septembre 1974, impuissant à mobiliser la « majorité silencieuse ».

Le MFA engage alors une politique de « dynamisation culturelle » destinée à conforter l'alliance du peuple et de l'armée, par-delà les partis. Mais le 11 mars 1975, une tentative de putsch contre-révolutionnaire convainc le MFA d'accélérer le processus législatif. Les élections à l'Assemblée constituante, organisées le 25 avril, rencontrent une participation supérieure à 90 %. A la surprise générale, le Parti socialiste arrive largement en tête avec près de 38 % des voix, suivi par le Parti populaire démocratique (centre droit, plus de 25 % des suffrages), qui distance le Parti communiste (12,5 %). Dès mai cependant, l'occupation du journal socialiste Republica par des ouvriers à la solde du PC, avec la complicité du MFA, conduit le Parti socialiste à quitter le gouvernement, après avoir dénoncé une « manœuvre totalitaire ».

La crise atteint son paroxysme au cours de l'été 1975 - « l'été chaud » - où éclatent au grand jour les contradictions internes au sein du MFA entre communistes, tiers-mondistes, gauchistes et socialistes. Les communistes vont-ils tenter un coup de force ? Fin juillet, Otelo de Carvalho, commandant du Copcon (la structure de commandement militaire incarnant l'avant-garde révolutionnaire), est accueilli dans la liesse au retour d'un voyage à Cuba où il a été reçu par Fidel Castro. Cette crainte s'estompe toutefois début août avec la signature des accords d'Helsinki, consacrant la détente entre l'Est et l'Ouest, sous l'égide de la CSCE (Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe).

Dans le nord du pays, en revanche, une réaction contre-révolutionnaire est alimentée par l'Église catholique et des notables, amplifiée par une offensive anti-gauchiste d'éléments de la droite et de l'extrême droite. Alors que les occupations d'usines, les campagnes de « dynamisation culturelle » et la mise en route de la réforme agraire suscitent des réactions de peur, le gouvernement de Vasco Gonçalves perd le contrôle de la situation. Lâché par le Parti communiste, de plus en plus isolé, il est contraint de démissionner début septembre.

Le 25 novembre 1975, l'extrême gauche orchestre une ultime tentative confuse de coup d'État militaire. Son échec sonne le glas du PREC et du MFA. Les officiers modérés et les partis favorables à la démocratie pluraliste prennent les rênes de l'exécutif. La promulgation d'une nouvelle Constitution le 2 avril 1976, les élections législatives le 25 avril, remportées par le Parti socialiste, enfin l'élection en juin, au suffrage universel, du général Eanes à la présidence de la République consacrent l'effacement des militaires et l'instauration d'une démocratie parlementaire européenne. Deux ans seulement se sont écoulés depuis le « 25 avril ».

LE CHILI AU BOUT DE L'AUTOROUTE

Dans une ambiance printanière, la révolution des œillets projette Lisbonne pour dix-huit mois sur l'avant-scène internationale. Le Portugal devient un lieu de pèlerinage et un laboratoire d'expérimentations politiques pour les gauches européennes, traumatisées par le coup d'État qui, en septembre 1973, a renversé le président Allende au Chili7. « C'est le Chili au bout de l'autoroute du Sud », ironise Le Figaro le 5 août 1975.

En 1974 et 1975, nombreux sont les exilés, principalement d'Amérique latine, révolutionnaires et intellectuels qui s'établissent un temps à Lisbonne, «nouveau havre de paix pour le gauchisme mondial»8. Particulièrement accueillante, la révolution des Œillets constitue un point de passage obligé pour la « génération 68 » - Daniel Cohn-Bendit s'installe quelques mois à Lisbonne -, l'un des ultimes moments de l'utopie soixante-huitarde, le « dernier spasme romantique révolutionnaire européen » selon l'intellectuelle Annie Cohen-Solal.

De retour d'un séjour d'une quinzaine de jours au Portugal, Jean-Paul Sartre livre dans Libération (22-26 avril 1975) des impressions mitigées sur cette révolution singulière. « L'essentiel, souligne-t-il cependant, c'est le pouvoir populaire qui est en train de se former. » Nombre d'intellectuels vivent à Lisbonne un remake de mai 1968, avec cette révolution aux allures qualifiées d'«exotiques» par Jean-Claude Guillebaud et, pour Serge July, ce «Mouvement des forces armées, qui est un peu la même chose que le mouvement du 22 mars ».

Pour de nombreux militants, le Portugal est un «laboratoire, un test grandeur nature, en direct, de nos débats en matière d'orientation stratégique révolutionnaire », comme le relève Gérard Filoche, alors militant de la Ligue communiste révolutionnaire. Ancien trotskiste, envoyé spécial du Monde, Dominique Pouchin qualifie la révolution des Œillets de « dernière pièce léniniste », « Cuba en Europe du Sud ». À travers le pèlerinage à Lisbonne, ce sont des réponses aux convulsions politiques du temps que viennent chercher des milliers d'Européens. Les tensions entre gauche non communiste et PC alimentent ainsi des comparaisons entre d'une part Mario Soares et François Mitterrand, qui s'est rendu au Portugal dès les premiers jours de la révolution, et d'autre part Alvaro Cunhal et Georges Marchais. « Ce qui se passe à Lisbonne retentit sur tous nos débats à l'intérieur de l'Union de la gauche », relève alors Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur.

Intellectuels et hommes politiques sont chaleureusement conviés au Portugal. Pierre Mendès France se rend à Lisbonne au mois de décembre 1974, invité par Mario Soares au premier Congrès du Parti socialiste portugais, puis y retourne en juillet 1975 pour un colloque sur les « problèmes de la construction du socialisme ». Il y croise notamment Michel Rocard, Jean-Pierre Chevènement, Jacques Attali, Edmond Maire et Jean-Pierre Cot. La situation du pays lui rappelle celle que « la France a connue immédiatement après la Libération en 1944 ».

Le Portugal révolutionnaire, par sa proximité géographique et son caractère pacifique, met la révolution à portée de tous, notamment des étudiants auxquels il offre rencontres, soleil et fêtes. Pour Philippe Gloaguen, créateur en 1973 du Guide du routard, il s'affirme comme l'une des destinations incontournables des « globe-trotters de l'Internationale ». « Lisbonne est devenu le Katmandou du gauchisme », assure un journaliste de L'Aurore (28 juillet 1975).

Le reflux s'opère après le 25 novembre 1975, quand la situation se banalise. L'engouement des premiers mois laisse place au désenchantement chez les intellectuels, que l'instauration d'une démocratie parlementaire ne fait guère rêver. « Personne ne se soucierait de Cuba si Fidel Castro avait créé une démocratie représentative et pluraliste pro-occidentale », relève Raymond Aron dans ses Mémoires.

Avec quelques années de recul, Serge July déplorera dans Libération (« Le traumatisme portugais », 25 avril 1979) l'instrumentalisation des œillets d'avril : « L'Europe gauchiste et contestataire, mais aussi l'Europe centriste et libérale, l'Europe communiste, l'Europe socialiste et l'Europe fasciste ont défilé à Lisbonne, intriguant et pesant sur les événements, cherchant leurs militaires et leurs partis respectifs dans la tourmente d'un processus révolutionnaire dont justement l'Europe se croyait immunisée. Une multitude de stratégies européennes se sont alors croisées et affrontées sur les bords du Tage, pas toujours, loin de là, au profit des Portugais qui avaient hérité, en plus de leurs difficultés, des fantasmes européens, des théories des uns et des autres. »

« GRANDOLAR »

Printemps 2013 : manifestant contre la politique d'austérité menée par les autorités portugaises, la foule, toutes générations confondues, reprend à l'unisson les paroles de l'hymne de la révolution des Œillets, Grandola, vila morena. Par leur ampleur, ces manifestations sont les plus importantes depuis le 25 avril 1974. A l'Assemblée, le Premier ministre Pedro Passos Coelho doit interrompre son discours de politique générale lorsque quelques dizaines de manifestants entonnent Grandola. Le néologisme «Grandolar» passe alors dans le vocabulaire, pour mieux rappeler les valeurs du 25 avril 1974 et tourner en dérision ceux qui les oublient.

La mémoire de la révolution des Œillets reste vivante, symbole d'une lutte intemporelle contre les injustices, contre cette situation dramatique vécue aujourd'hui par une majorité de Portugais, plongés dans la précarité et de nouveau contraints à l'exil. Mais l'histoire savante de cette révolution est longtemps restée dans les limbes, avec pour souvenir écran « O 25 de Abril », à la fois événement - aussi sacralisé que banalisé, comme journée de fête nationale commémorative - et processus de transition à la démocratie.

Si le salazarisme a suscité une « querelle des historiens » à l'été 20129, portant sur les risques de banalisation de Salazar et de la dictature, la révolution des Œillets fait l'objet de questionnements renouvelés, notamment l'analyse de sa dimension internationale. L'Américain, auteur du Choc des civilisations, Samuel Huntington en a fait le coup d'envoi d'une troisième vague de démocratisation10, marquant de son empreinte les transitions démocratiques en Espagne (1975), en Tchécoslovaquie (1989) et jusqu'en Tunisie (2010-2011).

« Transition inattendue, que personne n'aurait pu anticiper »11, la révolution des Œillets offre des images contrastées et contradictoires. A la fois exemplaire par l'absence d'excès sanglants et de guerre civile, exaltante et foisonnante par son cheminement qui, à partir d'un improbable coup d'État militaire et en l'espace de deux ans, aboutit à l'instauration d'une démocratie à l'européenne, elle est aussi un « miroir aux alouettes »12 pour une partie de la gauche, par les faux espoirs et les méprises qu'elle a suscités. Coup d'envoi d'une nouvelle vague de démocratisation, exemplaire en un sens mais irréductible à toute forme de modélisation, la révolution des Œillets reste ce moment d'une exceptionnelle singularité, ce « miracle de la liberté reconquise à l'aube lumineuse d'un matin d'avril »13.


Par Yves Léonard



NOTES

1. 25 de Abril, poème de Sophia de Mello Breyner Andresen publié dans O Nome das Coisas , Lisbonne, Moraes Editores, 1977. O Dia Inicial est également le titre du livre de Otelo Saraiva de Carvalho consacré à l'histoire « heure par heure » du 25 avril, Lisbonne, Editora Objectiva, 2011. 

2. Cf. J. M. Tavares Castilho, Marcello Caetano. Uma Biografia Politica , Coimbra, Edições Almedina, 2012. 

3. Cf. G. Accornero, « A mobilização estudantil no processo de radicalização política durante o Marcelismo », Analise Social n° 208, 3e trimestre 2013, pp. 572-591. 

4. Interview de Mario Soares, 15 juillet 2006, Lettre n° 16, Institut François Mitterrand. 

5. Le beau film de Maria de Medeiros, Capitaines d'avril , tourné dans les rues de Lisbonne en 1999 et projeté en salles en 2000, fait du capitaine Maia le héros, modeste et courageux, de ce 25 avril. 

6. Cf. Maria Inacia Rezola, 25 de Abril. Mitos de uma Revolução , Lisbonne, A Esfera dos Livros, 2007, pp. 111-113. 

7. Cf. « Chili 1973. Anatomie d'un coup d'État », dossier, L'Histoire n° 391, septembre 2013, pp. 36-62. 

8. Cf. V. Pereira, « Pèlerinage au Portugal révolutionnaire : les intellectuels français et la révolution des Œillets », A. Dulphy et Y. Léonard (dir.), De la dictature à la démocratie : voies ibériques , Bruxelles, Peter Lang, 2003, p. 343. 

9. Cf. F. Ribeiro de Meneses, « Slander, Ideological Differences or Academic Debate ? The "Verão Quente" of 2012 and the State of Portuguese Historio-graphy », e-Journal of Portuguese History , vol. 10, n° 1, été 2012, pp. 62-77. 

10. S. Huntington, The Third Wave. Democratization in the Late Twentieth Century , Norman, University of Okhlahoma Press, 1991. 

11. T. Bruneau, « Portugal's unexpected transition », K. Maxwell et M. Haltzel (dir.), Portugal : Ancient Country, Young Democracy , Washington, The Woodrow Wilson Center Press, 1989, p. 9. 

12. E. Lourenço, « Révolution avortée ou impossible?», Esprit , janvier 1979, p 26. 

13. O. Saraiva de Carvalho, O Dia Inicial , op. cit. , p. 201.


25 avril 1974 : les œillets font la démocratie Le Portugal, l'empire oublié - par Yves Léonard dans collections n°63 daté avril 2014 à la page 70