lundi 5 septembre 2016

LE LINGE SALE DE LA DICTATURE CHILIENNE


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« ASSEZ DE DICTATURE ! »

On connaissait la responsabilité du général Augusto Pinochet dans les ordres donnés pour arrêter, détenir et exécuter ses opposants. Le 28 novembre 2004, le gouvernement chilien a ajouté à l’horreur en rendant public un document accablant révélant l’ampleur de l’utilisation de la torture - 35 000 cas - pendant la dictature. En revanche, ce qu’on a longtemps ignoré, c’est que, pendant vingt-cinq ans, le « probe » dictateur a tissé un réseau financier complexe qui lui a permis de mettre à l’abri au moins 13 millions de dollars sur des comptes secrets.
« Chacun lutte férocement pour sa vie, sa pauvre vie désespérée et animale, cette dernière mérite à ses yeux qu’on doive lui sacrifier la vie de tous les autres. Cette mort morale, cette dérision de tout sens de la solidarité, cet oubli de la dignité humaine, sont beaucoup plus tristes que la mort physique.» Luciana Nissim Momigliano
par José Maldavsky
GRAFFITI « VOLEUR »
Nous. La voix de nos tortionnaires, dans les 
locaux de la police secrète du général Pinochet. Leur ton péremptoire et grossier. La peur. La honte d’avoir à enlever ses vêtements et de rester nus pendant plusieurs heures par jour, les yeux bandés, devant un groupe d’inconnus s’acharnant, insultant, rouant de coups, martyrisant nos testicules avec force décharges électriques.

Et moi... Que me reprochaient ces inconnus ? D’avoir écrit que la répression ciblait les journalistes, les juristes, les hommes politiques, les étudiants, les enfants de la rue et les paysans. Que le caractère systématique des violations des droits humains empêchait le développement de toute vie communautaire ou coopérative dans les villes et les campagnes. Que les personnes arrêtées, aux mains de soldats sans formation et incapables de mener une enquête, subissaient souvent la torture. Que se banalisaient le recours aux gifles violentes sur les oreilles pouvant provoquer la perforation des tympans, les bastonnades, la ligature des chevilles autour d’un bâton, d’autres horreurs. Et surtout d’avoir révélé « un charnier où des cadavres de personnes tuées par balles avaient les mains liées derrière le dos ».

Avoir la chance de survivre. Respirer l’odeur nauséabonde d’une prison, après avoir subi tant de violence, peut apparaître comme un cadeau. Plus tard, être resté en vie semblera aberrant, et surtout injuste pour tous les camarades morts dans la résistance...

Pendant très longtemps, les chefs de l’armée ont soutenu que les tortures, disparitions et assassinats commis sous la dictature s’expliquaient par des «excès » relevant de «  responsabilités individuelles ». Le général Ricardo Izurieta, qui prit la tête des forces armées après le général Augusto Pinochet, estimait ainsi, en 1999 : « Ce serait une erreur de dire que, durant le régime militaire, personne n’a commis d’erreurs, mais de là à penser qu’il y a eu une politique institutionnalisée de violations des droits humains, c’est modifier les faits. »

Il a fallu attendre le 5 novembre 2004, plus de trente et un ans après le coup d’Etat qui a renversé Salvador Allende, pour que soit pris un tournant spectaculaire [1]. Dans un document officiel, intitulé « Armée chilienne : la fin d’une vision », le commandant en chef de l’armée, le général Juan Emilio Cheyre, a annoncé : « L’armée chilienne a pris la dure mais irréversible décision d’assumer les responsabilités qui lui reviennent comme institution dans les faits punissables et moralement inacceptables du passé. »

Le 28 novembre, le gouvernement du président socialiste Ricardo Lagos rendait public à son tour le rapport de la « Commission prison politique et torture », mise en place à sa demande. Le document accablant sur les arrestations illégales et les tortures sauvages pratiquées par les agents du régime militaire pendant les dix-sept années de dictature (1973-1990) confirme la responsabilité du général Pinochet dans 3 000 assassinats et disparitions, ainsi que dans 35 000 cas de torture - les noms de 28 000 victimes, authentifiées, ont été publiés dans tous les journaux du Chili. Plus de 800 centres de détention et de torture et plus de 3 600 tortionnaires ont été répertoriés.

Retrouver son nom inscrit noir sur blanc dans cette longue liste de personnes torturées donne la chair de poule. Car, sans reconnaissance, point de réparation. Et sans réparation, impossible de vivre en paix : certains survivants du génocide nazi, comme Primo Levi, faute d’avoir surmonté leur traumatisme, n’ont-ils pas fini par se suicider ? En reconnaissant enfin ses crimes, l’« ennemi » d’hier permet à ses anciennes victimes de commencer à apaiser leur douleur, voire leur humiliation.

Le général Cheyre affirme que les crimes de la dictature ne peuvent se justifier, malgré le contexte de confrontation politique que vivait le Chili à l’époque. Selon lui, l’armée chilienne n’a pas pu échapper au « tourbillon sans appel » de la guerre froide. « Ce scénario de conflit mondial excuse-t-il les atteintes aux droits humains qui ont eu lieu au Chili ?, interroge le militaire. Ma réponse est sans ambiguïté : “non”. Les violations des droits humains ne peuvent jamais et pour personne avoir de justification. »

Cette prise de position intervient alors que les tribunaux chiliens poursuivent 161 militaires, accusés de violations des droits de la personne. L’ancien dictateur Augusto Pinochet lui-même est mis en cause. Le juge Juan Guzmán Tapia a décidé de le poursuivre, en se fondant sur l’expertise médicale et psychologique ordonnée pour déterminer si le vieux général, qui a fêté ses 89 ans le 25 novembre dernier, pouvait être jugé. En 2002, une « démence subcorticale légère » causée par des micro-hémorragies lui avait permis d’échapper à un premier procès pour des disparitions et assassinats d’opposants politiques. Cette fois, la plus haute juridiction chilienne - la Cour suprême de justice - a validé les décisions du juge Guzmán : l’inculpation de M. Pinochet pour un homicide et neuf enlèvements perpétrés dans le cadre de l’opération « Condor » [2], un programme conjoint des dictatures militaires sud-américaines, dans les années 1970 et 1980, pour éliminer leurs opposants.

Augusto Pinochet, putschiste... et voleur

Pour la première fois, d’anciens collaborateurs civils et militaires du général prennent leur distance vis-à-vis de celui qui fut leur chef. Beaucoup plus que la mise au jour des violations des droits humains, celle, en juillet 2004, de l’existence de fonds secrets de l’ex-dictateur déposés à la banque Riggs de Washington a provoqué une débandade dans leurs rangs. Clin d’œil ou effet boomerang de l’histoire, c’est de l’ancien allié qu’est venu le coup de grâce quand, aux Etats-Unis, une commission du Sénat a rendu publique une inspection du Bureau du contrôleur de la monnaie. Dans le cadre du Patriot Act, de la lutte contre le terrorisme (pas d’Etat, celui-là !) et du durcissement de la législation sur le blanchiment de l’argent douteux, cette institution s’est intéressée à la banque Riggs, a constaté l’absence de pièces justifiant les sommes déposées par le général Pinochet ainsi que les transferts opérés pour son compte entre les Etats-Unis, l’Espagne, le Royaume-Uni et le Chili, avec l’aide de deux sociétés écrans installées aux Bahamas [3].

Les sommes en possession de l’ex-dictateur - elles pourraient atteindre plus de 13 millions de dollars déposés sur 125 comptes et placements financiers (28 auprès de la banque Riggs et 97 dans d’autres établissements bancaires américains) - ont déclenché une autre enquête judiciaire au Chili. Et ces nouvelles charges ont détruit l’image de probité dont bénéficiait le régime militaire auprès de ses partisans, notamment au sein de l’armée de terre.

M. Ricardo Lagos a qualifié le document du général Cheyre d’« avancée historique » et expliqué que cette claire condamnation par l’armée des violations des droits humains le remplissait « d’orgueil et de satisfaction en tant que président du Chili ».

Toutefois, la nouvelle orientation du général Cheyre ne fait pas l’unanimité au sein des forces armées. Ainsi le commandant en chef de la marine, l’amiral Miguel Angel Vergara, celui des forces aériennes, le général Osvaldo Saravia, et celui des carabiniers, le général Alberto Cienfuegos Becerra, refusent de reconnaître la responsabilité collective de leurs institutions dans les crimes perpétrés pendant la dictature. L’ancien chef de la direction du renseignement national (DINA, police secrète de M. Pinochet), le général Manuel Contreras, a même accusé le général Cheyre de « trahison » - il est vrai que M. Contreras vient d’être condamné, avec ses collaborateurs les plus proches, à de lourdes peines de prison pour l’assassinat d’opposants politiques.

À l’inverse, l’association des ex-prisonniers politiques a dénoncé le caractère « incomplet et insuffisant » du rapport du gouvernement sur les droits humains en déclarant que celui-ci « ne satisfaisait pas ses attentes de vérité, de justice et de réparation intégrale ». Selon elle, les 35 000 personnes nommées dans le dossier « ne représenteraient que 10 % des victimes d’exactions » : elle annonce « la publication des noms de tortionnaires contre lesquels une série de plaintes devrait être déposée bientôt devant les tribunaux ». L’association regrette également « la confidentialité garantie par la loi pour une durée de cinquante ans, ne contribue pas à l’établissement total de la vérité et consacre l’existence de l’impunité ». Sans compter les indemnités, qu’elle qualifie de « dérisoires », accordées aux victimes (112 euros par mois). « Il est honteux, poursuit la déclaration, que l’Etat octroie une indemnité “antistress” aux militaires tortionnaires » et qu’il accorde 10 % des revenus provenant des ventes du cuivre aux forces armées [4], « malgré la connaissance de la situation des victimes et des ravages socio-économiques que le modèle néolibéral provoque dans les secteurs les plus démunis de la population chilienne ».

Les dictatures se nourrissent de la peur qu’elles sèment. Celle du général Pinochet hante encore, malgré tout, les Chiliens, et il convient de rester vigilant. « Les pinochétistes - affirme Volodia Teitelboim - ambitionnent toujours de reconquérir le pouvoir. » Ecrivain et dirigeant communiste, il fait allusion à M. Joaquín Lavín, ancien haut fonctionnaire du gouvernement Pinochet, qui a obtenu près de 49 % des votes lors de la dernière présidentielle en l’an 2000 et qui vient de se porter candidat pour l’élection de 2006. Toutefois, en dévoilant le rapport explosif de la « Commission prison politique et torture », en permettant au Chili d’affronter son passé, le président Lagos a fait preuve d’un courage politique qui pourrait changer la donne dans la perspective de ce prochain scrutin.

Sans doute est-il trop tôt pour affirmer que la réconciliation entre Chiliens a vraiment commencé [5]. Mais le signe le plus évocateur du nouveau « climat », ce sont les remords exemplaires de la journaliste chilienne Maria Angelica de Luigi, une des plumes les plus renommées du grand quotidien El Mercurio, l’adversaire le plus farouche du régime de Salvador Allende. Elle vient de publier un impressionnant mea culpa : « Je rêvais de choses simples : de la tendresse, un peu d’érotisme, une maisonnette, d’un bon collège pour mon fils... Mes plaisirs : écrire bien, poser des questions intelligentes, mettre dans l’embarras mes interlocuteurs... Quelqu’un a-t-il eu l’idée de faire, dans El Mercurio, un reportage dans les centres de torture de la DINA ? Personne, pas même moi. Je ne peux mettre personne en cause. Je n’ai jamais été censurée. J’étais une chienne. Et pendant ce temps, il y avait des Chiliennes à qui ils défonçaient le vagin avec des animaux, des bouteilles, de l’électricité, avec des coups de poing ; et ils tuaient leurs enfants et leurs parents. Au même moment, moi, je lisais des contes à mon fils, j’avais un petit copain, j’allais à la plage avec mes amis journalistes. Demander pardon à tous, à personne ? Je préfère personnifier : je te demande pardon à toi, journaliste, Olivia Mora, qui portait le drapeau d’Allende, toi la gauchiste, qui a joué sa vie pour sa cause sans tomber dans les sectarismes. Tu n’as jamais voulu tuer personne, mais réaliser la justice sociale... Olivia, pardonne-moi, car je n’ai rien fait pour casser la chaîne d’horreur qui a emporté l’un de tes enfants. »

COUP D'ETAT, VERSION RAYMOND ARON

RAYMOND ARON
« La vie et la mort du président Allende forcent également le respect . Jusqu'au bout fidèle à son serment constitutionnel, il n'a ni renoncé à son projet socialiste ni supprimé les libertés publiques. C'est l'armée finalement, et non la coalition de gauche, qui a proclamé l'état de siège et suspendu le fonctionnement d'une démocratie longtemps donnée en exemple aux pays d'Amérique latine. Si la qualité des âmes pouvait suppléer à la qualité des idées, si un chef d'Etat n'était comptable que de ses intentions, l'histoire du Chili s'écrirait en noir et blanc : les démons en armes abattent la vertu du pouvoir. 
Il suffit de se reporter aux dépêches qu'envoyaient depuis plusieurs semaines tous les correspondants de presse pour se convaincre que le coup d'Etat attriste plus qu'il ne surprend. Des deux côtés, on se préparait à l'épreuve de force ; des deux côtés, on s'organisait pour un combat que l'opinion prévoyait et redoutait tout à la fois. Inflation galopante, pénurie des produits de première nécessité, rationnement, marché noir, queues devant les magasins, épuisement des réserves de change : tel se présentait aux ménagères des villes le bilan économique du socialisme à la chilienne. 
Je ne déteste rien tant que les coups d'Etat militaires, même ceux que les circonstances et l'art permettent de dissimuler sous des apparences légales. Mais, en septembre 1973, ce que le commentateur ne peut ni ne doit oublier c'est que l'armée chilienne passait pour respectueuse des institutions, qu'elle le fut effectivement au cours des deux premières années du régime d'unité populaire, qu'elle sauva même le président Allende quand plusieurs chefs militaires acceptèrent d'entrer au gouvernement. L'armée ne rompit finalement avec sa tradition et ses principes qu'à un moment où l'échec du président Allende était consommé. Elle n'intervint pas pour arrêter les progrès du socialisme - le président, face aux passions déchaînées et à une économie dégradée, ne songeait plus qu'à durer - mais pour prévenir une guerre civile. » (Raymond Aron, « La tragédie chilienne », Le Figaro, 14 septembre 1973.)
Notes :

[1] Lire Tomás Moulian, « Le rêve brisé de Salvador Allende », Le Monde diplomatique, septembre 2003.
[2] Le général Pinochet pourrait aussi être jugé par contumace à Paris. Selon Me William Bourdon, un des avocats des familles de Français disparus au Chili - René Chanfreau, Etienne Pesle, Georges Klein et Jean-Yves Claudet-Fernandez -, son renvoi devant une cour d’assises serait « imminent ». Le parquet du tribunal de grande instance de Paris a bouclé son réquisitoire définitif le 15 octobre 2004.
[3] Pour éviter un procès sur les comptes secrets de l’ex-général, la banque Riggs a accepté de verser près de 6,9 millions d’euros aux victimes de la dictature.
[4] Cette dîme de 10 % a été octroyée aux militaires, dès le début de la dictature, par le général Pinochet. Le Chili est le premier producteur de cuivre du monde.
[5] Le 29 novembre 2004, en Argentine, à la demande d’Interpol Chili, M. Sergio Galvarino Apablaza Guerra - « Commandant Salvador » - a été arrêté. Dirigeant du Front patriotique Manuel Rodríguez, il est accusé d’être l’« auteur intellectuel » de l’assassinat de Jaime Guzmán, un sénateur d’extrême droite ayant étroitement collaboré avec la dictature. Le 28 décembre, la Cour suprême du Chili a validé la demande d’extradition.