lundi 5 septembre 2016

UN 11 SEPTEMBRE ENTRE DEUX FÊTES


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VIGNETTE DE LA
FÊTE DE L'HUMANITÉ 1973

Le jour de l'élection de Salvador Allende et le jour de sa mort, j'étais à Paris. En 1970, je venais de finir mes études de journalisme dans une école attachée à la Sorbonne. En 1973, envoyé spécial du journal El Siglo, organe officiel du Parti communiste chilien, à la Fête de l'Humanité, je partageais, ému, la solidarité grandissante, mais aussi l'inquiétude du monde entier pour le devenir du gouvernement de l'Unité populaire au Chili. Et c'est à la Fête que j'appris qu'un coup d'État venait de le renverser.
À deux reprises, j'ai pris l'avion à la hâte pour rentrer chez moi. La première fois, en 1970, j'ai mis dix-huit heures pour traverser l'Atlantique ; la seconde, en 1973, bien plus de temps encore pour atteindre Santiago clandestinement.

L'aéroport était entouré de soldats armés jusqu'aux dents, les passagers fouillés de la tête aux pieds. Un énorme cahier permettait au policier de la douane de vérifier si le visage qui lui faisait face était interdit de séjour. J'étais sur la liste.

Un faux passeport, un peu de sang-froid et la peur, surtout : c'est ce qu'il fallait pour vivre presque huit ans de clandestinité au pays de Pinochet, dans lequel j'étais rentré définitivement en 1975, après un dernier aller-retour.

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VIGNETTE DE LA
FÊTE DE L'HUMANITÉ 2004
Mais Santiago n'était plus la ville que j'avais quittée quelque temps auparavant. Le chauffeur du taxi qui me mena au centre-ville n'était pas très bavard. Les kiosques à journaux affichaient seulement des titres rendant hommage au régime militaire. Les gens parlaient de tout et de rien, sauf de politique, véritable sport pratiqué auparavant par les Chiliens de tous bords. Les habitants de la première des innombrables maisons qui m'ont accueilli pendant toutes ces années ne disaient que du bien de Pinochet avec un geste de mépris, mais ils pâlissaient à la simple évocation du nom d'Allende.

Or, il ne faudrait pas se méprendre. Une majorité silencieuse de la population ignorait, ou faisait mine d'ignorer, ce qui se passait dans le pays et, en réalité, ne regrettait pas la chute d'Allende. Les files d'attente provoquées par le blocus économique contre le gouvernement de l'Unité populaire, et associé dans les esprits à un phénomène typique des pays de l'Est, avaient disparu. Les marchandises abondaient de nouveau dans les magasins. La répression était ciblée, et le Chili, en apparence, redevenait normal.

Apprendre à vivre en dictature : regarder à droite et à gauche cent fois par jour, changer d'adresse aussi souvent que possible. Se méfier de tous, même des anciens amis. Ne jamais se laisser prendre en photo. Éviter le couvre-feu, se coucher tôt. Apprendre par les journaux et par la télévision la mort de centaines de proches devenus des « terroristes ».

En fait, j'avais laissé trois enfants dans les bras de ma femme et j'étais parti pendant sept ans dans le labyrinthe de la clandestinité, côtoyant souvent mon chez-moi sans assumer entièrement mes responsabilités de père de famille, sûr et certain d'être dans mon bon droit : résister à la dictature et l'attaquer par les mots et par l'image.

Le régime militaire ne se rendait pas compte qu'une partie de son histoire s'écrivait dans nos petits écrans, malgré lui. Ironie du libéralisme économique de la dictature : caméras vidéo, magnétoscopes et cassettes circulaient librement au Chili, véhiculant, à l'insu de la répression, les témoignages d'un combat mené par des femmes et des hommes recherchés.

L'autre partie de l'histoire se faisait à petits pas et s'écrivait dans l'ombre, face à l'histoire officielle. Les caméras cachées étaient les outils d'un film tourné malgré tout. Les vidéos clandestines, véritables contre-actualités, se faufilaient dans les villes et les bidonvilles où les magnétoscopes occupaient une place privilégiée.