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Par une matinée ensoleillée, au cœur de l’été austral. Le marché bat son plein, la pêche du jour déborde des étals instables : coquillages, oursins, algues, poissons divers… Dans un panier tressé, Maria présente quelques belles scies fumées que son mari a capturées au large. Le sourire franc, les mains abîmées par le travail, elle interpelle les badauds : « 2 000 pesos la pièce ! » Soit 2,90 euros par poisson. Comme la veille, l’avant-veille ou le jour d’avant, elle devra se contenter d’une recette d’une dizaine d’euros — sans parvenir au salaire moyen, d’environ 450 euros par mois. « Ici, tout le monde travaille dur, explique-t-elle. La pêche, ce n’est plus ce que c’était : il y a de moins en moins de poisson. » Pourtant, pour les habitants de Lota (et d’une partie du littoral chilien), depuis un an le coût de la vie a considérablement augmenté. C’est que, sourit Maria, « après le tremblement de terre, il faut bien reconstruire ! ».
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Le 27 février 2010, un violent séisme secouait le Chili. Quelques heures plus tard, un raz de marée balayait plusieurs centaines de kilomètres des côtes du Sud. Bilan : cinq cent cinquante morts, d’importants dégâts matériels et près de huit cent mille sinistrés. Notamment dans les régions les plus pauvres du pays, dont celles de Maule et de Biobío, où se trouve la ville de Lota. Ici — malgré les efforts de la mairie — comme à Concepción (capitale régionale), de nombreux gravats jonchent encore le sol et entravent la circulation routière. Des édifices, lézardés de toutes parts, menacent de s’effondrer sur les passants. Le 13 avril 2010, le président Piñera (élu en janvier de la même année) proclamait pourtant : « Notre tâche principale et la mission de notre gouvernement, c’est de travailler à l’unité nationale, à la reconstruction du pays, de faire face à l’urgence et d’aider les victimes du séisme. »
Le couteau de Maria virevolte. Elle a reposé ses scies pour passer à la préparation d’un (succulent) ceviche, une marinade de fruits de mer. Les promesses du gouvernement ? « Leur plan de reconstruction, c’est du bla-bla ! Ils nous ont abandonnés. » Mais n’observe-t-on pas, ici et là, des chantiers et travaux en cours ? Entendant la conversation, deux hommes s’approchent et pointent du doigt une colline : « Les nouvelles constructions que vous voyez là-bas sont destinées à la vente, pas aux victimes du tremblement de terre. Ceux qui ont perdu leur maison vivent comme des mendiants, les uns sur les autres dans de minuscules maisons. La plupart n’ont pas l’électricité, ni l’eau courante. »
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Six mètres par trois, des panneaux de bois pour toute protection contre les intempéries : les « logements d’urgence » ressemblent davantage à des cabanes. Prévus pour quatre personnes, ils sont en général surpeuplés. Lors de la visite, une question s’impose : comment des milliers de personnes pourront-elles passer l’hiver dans de telles conditions ? Nul n’a la réponse. « Pendant ce temps, ajoute Maria, une poignée de gens très riches ne savent que faire de leur argent. »
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LE PRÉSIDENT CHILIEN, LE MILLIARDAIRE CONSERVATEUR SEBASTIÁN PIÑERA, EST MEMBRE D'UNE FAMILLE ORIGINAIRE DES ASTURIES (ESPAGNE), IL EST LE FILS DE JOSÉ PIÑERA CARVALLO, AMBASSADEUR CHILIEN EN BELGIQUE PUIS AUX NATIONS UNIES SOUS LA PRÉSIDENCE D'EDUARDO FREI MONTALVA (1964-1970). PHOTO GALERIE SEBASTIAN PIÑERA CHEZ FLICKR.
«MA PREMIÈRE FAMILLE. MON PÈRE, JOSÉ PIÑERA, MA MÈRE, MAGDALENA ECHENIQUE, ET MES FRÈRES GUADALUPE, JOSÉ, PABLO ET MOI.» |
Un président qui n’est pas issu du sérail
Officiellement, le plan de reconstruction a été un succès. Pourtant, les laissés-pour-compte manifestent leur colère. Alors que le gouvernement a annoncé deux cent vingt mille subventions, il s’agit, dans l’immense majorité des cas, d’aides à la remise en état des maisons, pas de nouvelles constructions. Seules douze mille cinq cent trois habitations avaient été achevées fin février 2011. Quant aux familles réparties dans des campements de fortune, M. Francisco Irarrázaval, l’un des secrétaires exécutifs du ministère du logement, admet que 40 % d’entre elles (soit mille sept cents) « pourraient ne pas se voir offrir de solution (1) ». Une histoire classique ? Effectivement. Et c’est en cela que la catastrophe naturelle révèle la nature du projet du président chilien, censé reposer sur l’avènement d’une « nouvelle droite », « en rupture avec l’époque de la dictature (2) » d’Augusto Pinochet (1973-1990).
M. Piñera n’est pas tout à fait issu du sérail de la droite. « Quand il a décidé de se lancer en politique, observe le journaliste Ernesto Carmona, il a tout d’abord frappé à la porte du Parti démocrate-chrétien (PDC) », un parti conservateur plutôt centriste, dont son père fut l’un des fondateurs. « Il ne manquait pas de raisons pour cela : il avait voté “non” à Augusto Pinochet lors du plébiscite de 1988 [proposant le maintien au pouvoir du dictateur jusqu’en 1997]. Pendant un temps, Piñera a eu un pied dans le PDC, où il n’avait pas grand espace, et un autre au sein de la droite, qui lui offrait de meilleures opportunités (3). » Il opte finalement pour le parti Rénovation nationale (RN), la frange ultralibérale de l’échiquier politique, plutôt que pour l’Union démocrate indépendante (UDI), proche de l’Opus Dei et regroupant les fidèles du régime militaire. Mais la distance entre M. Piñera et la dictature demeure somme toute assez relative. L’occupant de la Moneda apparaît en 1989 comme conseiller de M. Hernán Büchi, l’ancien ministre des finances du général Pinochet. En outre, l’Alliance pour le changement, au nom de laquelle il se présente, se compose des libéraux, mais aussi des catholiques conservateurs de l’UDI.
Conseil des ministres ou
conseil d’administration ?
D’ailleurs, si M. Piñera déclarait le 8 janvier 2010, dans le quotidien La Nación, que « ce n’est pas un péché » d’avoir travaillé pour le régime de Pinochet, c’est peut-être parce que cette période lui a plutôt réussi. Il s’est enrichi pendant ces « années noires » en investissant dans l’immobilier, le bâtiment, puis la banque. Profitant du soutien de son frère aîné — lui-même ministre du travail du régime et artisan de la privatisation des fonds de retraite —, il évite la prison pour une importante fraude bancaire à l’origine d’une partie de sa fortune (4). Viennent l’achat de parts de la compagnie d’aviation civile Lan Chile (qu’il présidera) et, enfin, l’investissement dans des domaines lui permettant de se forger une visibilité de premier plan : entre 2005 et 2006, il achète le très populaire club de football Colo-Colo et la chaîne de télévision Chilevisión. Désormais, M. Piñera compte parmi les cinq cents premières fortunes du monde. La revue américaine Forbes le considère comme le 51e homme le plus puissant de la planète. D’ailleurs, son compte en banque n’a pas souffert de son arrivée à la présidence. Il s’est étoffé de quelque 200 millions de dollars en un an, pour atteindre 2,4 milliards. Certains esprits chagrins crient au mélange des genres. M. Piñera répond que seuls « les morts et les saints » ignorent les conflits d’intérêts (5).
Devenu riche durant la dictature et parvenu à la présidence avec le soutien de l’UDI, M. Piñera professe néanmoins la rupture. D’abord parce que, pour la première fois depuis 1958, la droite est arrivée au pouvoir par les urnes. Ensuite, parce qu’il entend changer la façon de faire de la politique et diriger l’Etat comme une entreprise. L’une des siennes.
Son « gouvernement des meilleurs » ressemble davantage à un conseil d’administration qu’à un cabinet. Plus de la moitié de ses membres sont issus du privé, avec peu (ou pas) d’expérience politique préalable. Le ministre des affaires étrangères Alfredo Moreno, par exemple, a acquis son expérience « diplomatique » en tant que… membre du directoire de la chaîne de grande distribution Falabella, lors de son expansion dans les pays voisins. M. Juan Andrés Fontaine, nouveau ministre de l’économie, est directeur du Centre d’études publiques (CEP), l’un des centres de réflexion de la droite libérale, et lié au groupe Matte (industrie forestière, télécommunications, finance), propriété de l’une des familles les plus riches du pays.
M. Piñera entend tout contrôler personnellement, en imposant à ses collaborateurs le rythme effréné dicté par sa surexposition médiatique. Pendant plusieurs semaines, il envoûte le pays, et une bonne partie de la planète, grâce au sauvetage de trente-trois mineurs bloqués dans la mine de San José (désert d’Atacama). Une opération qu’il estime « sans égale dans l’histoire de l’humanité (6) ».
Bientôt, on parle de « piñérisme » : le « changement » aurait donc bien eu lieu. D’ailleurs, les caciques de la droite traditionnelle — sur lesquels repose son soutien parlementaire — ne se disent-ils pas irrités ? Certains câbles de l’ambassade des Etats-Unis à Santiago, révélés par WikiLeaks, fourmillent d’anecdotes sur la guerre fratricide entre la « vieille garde » et le « magnat ». Et l’ouverture du « staff » présidentiel à certains dirigeants politiques — tels M. Andrés Allamand (RN) et Mme Evelyn Matthei (UDI), respectivement aux ministères de la défense et du travail — ne suffit pas à apaiser les esprits.
C’est que, au-delà du style, certaines des politiques publiques du nouveau président agacent ses alliés : bourses universitaires destinées à former de nouveaux professeurs, restriction des attributions de la justice militaire, extension du congé postnatal à six mois, mesures en faveur de l’assurance-maladie des retraités, appel au respect du salaire minimum des employés de maison, relocalisation partielle d’un projet thermoélectrique à la suite de mobilisations écologistes, proposition d’accorder le droit de vote aux Chiliens résidant à l’étranger, inscription automatique sur les listes électorales et, le 11 mars dernier, instauration par un (maigre) transfert de ressources d’un « revenu éthique familial » destiné à un demi-million de personnes vivant dans la pauvreté extrême. Sur le plan international, M. Piñera reconnaît l’Etat palestinien — « libre, souverain et indépendant » —, dans le sillage de plusieurs dirigeants latino-américains, souvent de gauche (7).
« J’ai voté pour Piñera car il a bien réussi dans la vie »
Pour M. Rodrigo Hinzpeter, fidèle du patron président et ministre de l’intérieur, c’est cela, la « nouvelle droite » : « sociale et démocratique », elle « prend en compte de nouvelles préoccupations », notamment « l’engagement en faveur des droits de l’homme, le lien entre développement et environnement, l’équilibre entre l’économie et la justice sociale » (8). Un programme qui ne fait qu’approfondir la crise de l’opposition parlementaire, incapable de formuler des contre-propositions. A tel point que les députés de la Concertation (coalition de sociaux-démocrates, de socialistes et de démocrates-chrétiens, au pouvoir de la fin de la dictature à 2010) appuient régulièrement les projets du gouvernement.
Rupture avec la droite et continuité avec le centre-gauche, en somme ? « Maintenir la plupart des politiques mises en œuvre par la Concertation », c’est en effet ce que M. Piñera promettait lors de la campagne présidentielle. Le consensus était d’ailleurs tel entre M. Piñera et ses prédécesseurs que l’hebdomadaire britannique The Economist concluait, le 19 décembre 2009 : « Au niveau pratique, [une victoire de M. Piñera] n’aurait qu’un impact réduit. » Mais faut-il lire dans cette harmonie une dérive à gauche de la « nouvelle droite » chilienne ? Peut-être pas, car, depuis des années, la gauche — à commencer par le Parti socialiste — s’inscrit elle-même dans la… continuité.
Cette mutation néolibérale lui a assuré les louanges d’analystes aussi peu suspects d’idolâtrie marxiste que le Français Guy Sorman. Au Chili, expliquait celui-ci en 2008, le libre-échange — imposé par des économistes formés aux Etats-Unis et inspirés par Milton Friedman (les « Chicago boys ») à partir du coup d’Etat de 1973 — s’est montré si « efficace » que, « de Pinochet, chef de l’Etat de 1973 à 1990, jusqu’à Michelle Bachelet incluse, présidente socialiste depuis 2005, le Chili n’a guère modifié ses règles économiques (9 ) ». MM. Ernesto Ottone et Sergio Muñoz Riveros — tous deux anciens militants communistes devenus conseillers de la Concertation — analysent la conversion de la gauche chilienne au « réalisme économique » : « A force de se heurter à la réalité, elle a compris qu’elle devait abandonner ses anciennes croyances sur la malignité du système capitaliste. (…) Même si on a du mal à l’admettre, il faut concéder que, sur certaines questions relatives au fonctionnement de l’économie moderne, [les bons professeurs] se trouvaient sur “le trottoir d’en face”(10). »
En « traversant la rue », cette gauche a aidé à transformer la terre de Salvador Allende en modèle pour la finance mondiale. Dans le classement sur la « liberté économique » publié annuellement par The Wall Street Journal et la Heritage Foundation, le Chili apparaît depuis longtemps dans le peloton de tête (11e place sur 179 pays), loin devant la France (64e) et juste derrière les Etats-Unis. Fiscalité accueillante, fonds de pension généralisés, services collectifs — dont l’éducation et la santé — largement marchandisés, traités de libre-échange avec les Etats-Unis ou la Chine : « Le Chili laisse derrière lui le sous-développement et s’achemine à pas déterminés vers la constitution d’une nation développée », se réjouissait l’ancienne présidente, Mme Bachelet, le 11 janvier 2010. Flanquée de son ministre des finances, la militante socialiste tenait entre ses mains un précieux sésame : l’adhésion de son pays à l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE). Fondée en 1961, celle-ci regroupe trente-quatre pays qui cherchent à stimuler « la démocratie et l’économie de marché ». Le Chili était le premier pays sud-américain à intégrer ce club très sélect.
Gauche néolibérale et droite de rupture ? En l’absence d’alternative réelle, le changement a pu s’incarner sous les traits de M. Piñera aux yeux d’une partie des classes populaires. Iván, la trentaine, est vendeur ambulant dans le centre de la capitale. Au milieu du smog de l’Alameda (la principale artère de Santiago) et de la cacophonie des micros (bus collectifs), il vend des friandises, des cigarettes à l’unité. « Vous savez, pour moi, ce gouvernement ne change pas grand-chose. Si j’ai voté pour Piñera, c’est qu’au moins il a bien réussi dans la vie. Et j’espère qu’il fera pareil avec le pays afin que nous en profitions un peu. »
Pourtant, le discours du réformisme sociétal du président ne l’a pas empêché de radicaliser un peu plus son néolibéralisme. Comme l’a démontré sa gestion des conséquences du tremblement de terre. Le processus de reconstruction du littoral, quand il n’est pas l’objet de clientélisme politique avéré (11), semble s’inspirer de la « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein (dans son ouvrage du même nom, paru en 2008). L’annonce d’une augmentation temporaire des impôts sur les entreprises et de la redevance de certaines grandes compagnies minières, destinée à réunir plus de 3 milliards de dollars en quatre ans, a été accueillie avec scepticisme. En définitive, le mécanisme a fait déchanter ceux qui croyaient à un improbable tournant keynésien. Les compagnies minières (souvent multinationales) qui versent, sur la base du volontariat, cette contribution supplémentaire de deux ans se sont vu garantir le prolongement d’une des redevances les plus faibles du monde jusqu’en 2025 ! Parallèlement, le besoin d’argent frais a fourni l’occasion rêvée de recommander de nouvelles privatisations de biens « non indispensables » dans le secteur de l’énergie (la compagnie d’électricité Edelnor) et de l’assainissement de l’eau (Aguas Andinas). Une loi de flexibilisation du travail ainsi que de nouvelles concessions de mines au capital étranger sont envisagées dans la foulée. Au final, selon l’économiste Hugo Fazio, « le fonds de reconstruction servira de prétexte pour affaiblir l’Etat et livrer certains éléments du patrimoine public aux intérêts privés (12)».
La législation antiterroriste
toujours en vigueur
Malgré quelques protestations de la « vieille droite », la « nouvelle » ne maltraite pas vraiment sa base sociale. « Ce gouvernement est le gouvernement des entreprises. » Mme Viviana Uribe ne croit pas aux fables de la droite sociale et démocratique. « C’est la loi du marché qui régule tout et, si on ne l’accepte pas, la répression est immédiate », accuse-t-elle. La présidente de la Corporation de défense et promotion des droits du peuple, affiliée à la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, sait de quoi elle parle. Les traits tirés, entre deux cigarettes elle épingle la politique défaillante qui a suivi le tremblement de terre ; les montages policiers contre une partie du mouvement libertaire ; l’état d’un système carcéral qui a abouti à la mort de quatre-vingt-un prisonniers lors d’un incendie à la prison San Miguel ; le peu d’engagement pour faire avancer la justice en faveur des victimes des militaires. Et, toujours, la criminalisation du peuple indigène mapuche.
Dernièrement, le bourg de Cañete, dans le sud du pays, a vu se dérouler un procès emblématique de la politique de la « nouvelle droite » dans le Wallmapu (pays mapuche) : dix-sept comuneros y étaient accusés de vol, incendie criminel, terrorisme… sur la base d’une législation d’exception — dite loi « antiterroriste » — datant de la dictature. A rebours de toute norme internationale, celle-ci permet de faire valoir des « preuves » issues de témoins occultes à la solde de la magistrature (13). Au terme de trois mois et demi de mobilisations et d’une interminable grève de la faim (quatre-vingt-six jours), la plupart des accusés ont été libérés. Mme Natividad Llanquilleo est porte-parole des « prisonniers politiques mapuches » (deux de ses frères sont derrière les barreaux). A vingt-six ans, cette étudiante en droit incarne la nouvelle génération revenue vers sa communauté pour défendre « la cause ». Selon elle, si la grève de la faim n’a pas eu tous les effets escomptés, elle a au moins permis que « les gens commencent à comprendre ». Et, surtout, M. Piñera a dû négocier.
Assez habilement, d’ailleurs. Là encore, il a tenu à se distinguer en demandant la non-application de la loi antiterroriste contre les Mapuches et la fin de la double mise en examen, au militaire puis au civil. Ces annonces médiatiques n’ont pourtant pas empêché, dans les faits, la poursuite de ce que Mme Llanquilleo qualifie de « procès politique » et la condamnation de quatre militants de la Coordination de communautés en conflit Arauco-Malleco (CAM), dont son leader, M. Hector Llaitul, qui pourrait passer vingt-cinq ans en prison.
La direction du travail reconnaît par ailleurs que le secteur privé a perdu l’équivalent de trois mille trois cents jours de travail pour faits de grève en 2010, soit une augmentation de 192 % par rapport à 2000. Selon la Centrale unitaire des travailleurs (CUT), principale confédération syndicale, cette première année de la « nouvelle droite » est « perdue pour les travailleurs, les citoyens, pour l’approfondissement de la démocratie (14) ». La CUT regrette les hausses de prix à répétition et l’absence d’une augmentation substantielle du salaire minimum. La question du prix du gaz est particulièrement sensible. Elle a provoqué, en début d’année, le soulèvement entier de la province de Magallanes durant une semaine, obligeant l’exécutif à reculer. En février 2011, une enquête de l’agence Adimark suggérait que 49 % de la population désapprouvait la gestion de M. Piñera. Cependant, rien ne laisse encore présager un front social et politique assez puissant pour faire trembler un président qui prépare déjà les élections de 2014 (où il ne peut se représenter), mettant en avant ses ministres les plus populaires, avec en ligne de mire un nouveau mandat en… 2018.
Figure de la gauche, M. Manuel Cabieses est un grand gaillard jovial de plus de 75 ans. Dans son bureau de la rue San Diego, où il dirige contre vents et marées la revue Punto Final, il critique le gouvernement des « héritiers de la dictature » et appelle à la construction d’une « nouvelle gauche », indépendante de la Concertation. Il est conscient des difficultés à surmonter : « Nous vivons une période encore plus dure que celle j’ai vécue dans ma jeunesse, attribuable à vingt ans de dépolitisation et de fragmentation sociale. Notre défaite du 11 septembre 1973 est toujours là. »
Franck Gaudichaud
Maître de conférences à l’université Grenoble-III et coprésident de l’association France Amérique latine (FAL).
(1) Centro de investigación periodística.
(2) « S. Piñera : la nueva derecha que se desprende de la dictadura », El Mundo, Madrid, 16 janvier 2006.
(3) Ernesto Carmona, Yo, Piñera, Mare Nostrum, Santiago, 2010.
(4) Ana Verónica Peña, « La historia no contada de los orígenes de la fortuna de Sebastián Piñera », La Nación, Santiago, 19 avril 2009.
(5) « Piñera : “Sólo los muertos y los santos no tienen conflicto de intereses” », Clarín, Buenos Aires, 9 avril 2010.
(6) « Au Chili, derrière l’euphorie médiatique, les hommes », La valise diplomatique, 14 novembre 2010.
(7) Lire Maurice Lemoine, « L’Amérique latine s’invite en Palestine », Le Monde diplomatique, février 2011.
(8) « Hinzpeter : sus definiciones y la nueva derecha », Capital, Santiago, novembre 2010.
(9) Guy Sorman, L’économie ne ment pas, Fayard, Paris, 2008.
(10) Ernesto Ottone et Sergio Muñoz Riveros, Après la révolution. Rêver en gardant les pieds sur terre, L’Atalante, Nantes, 2008.
(11) Mme Jacqueline Van Rysselberghe (UDI), intendante de la région de Biobío, a dû démissionner en avril dernier pour avoir favorisé lors de la reconstruction un groupe d’habitants non sinistrés (Radio Cooperativa, 3 avril 2011).
(12) Hugo Fazio, « La “fórmula” de Piñera para reducir el Estado », édition chilienne du Monde diplomatique, mai 2010.
(13) Cf. le dossier d’Amnesty International Chili : « Conflicto Mapuche / Ley antiterrorista ».
(14) « La CUT frente al primer año de Piñera », 11 mars 2011.