vendredi 8 avril 2016

MICHEL BAUWENS : « UBER ET AIRBNB N’ONT RIEN À VOIR AVEC L’ÉCONOMIE DE PARTAGE»

MICHEL BAUWENS
Ancien chef d’entreprise, Michel Bauwens étudie depuis une dizaine d’années l’économie collaborative et ses réseaux qui s’organisent pour créer des outils partagés et mutualiser les savoirs et le travail. Auteur de « Sauver le monde, vers une société post-capitaliste avec le peer-to-peer » (Les Liens qui libèrent), il est l’un des théoriciens des « communs », un modèle économique et politique d’avenir selon lui, et une réponse à la crise écologique et de civilisation liée à la raréfaction des ressources. À condition que l’État joue pleinement son rôle de régulateur.

Comment analysez-vous la crise que provoque en France l’installation de plateformes telles qu’Uber?

Il faut faire attention au vocabulaire qu’on emploie. L’«économie de partage» que j’appelle «pair-à-pair», où les individus s’auto-organisent pour créer un bien commun, a un potentiel émancipatoire important. Mais Uber ne relève pas de cette «économie collaborative » ou « de partage ». Il s’agit plutôt d’une mise sur le marché de ressources qui, jusque-là, n’étaient pas utilisées. La différence entre une production pair-à-pair et Uber, c’est le morcellement du travail, la mise en concurrence entre les travailleurs pour obtenir un service, sans qu’ils aient accès à ce service, ce « bien commun », en l’occurrence l’algorithme contrôlé par la firme. Cela entraîne des déséquilibres, et avec eux la précarité. Quand Uber s’installe à Paris, les profits vont à ses actionnaires de la Silicon Valley. Ces entreprises sont compétitives car elles concurrencent les hôteliers et les taxis en parasitant l’infrastructure déjà existante. Elles n’ont pas à investir dans la construction d’automobiles ou d’hôtels. Cela leur donne un énorme avantage car elles captent une plus-value du fait de cette efficacité. Il y a là un vrai danger, en raison de la façon dont ce phénomène est encadré.

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« DES TEMPS DIFFICILES, CERTES.
MAIS UN SUPERBE ESPRIT D'ADAPTATION ! »

On parle beaucoup d’«économie de partage» ou d’«économie collaborative» mais, dans les faits, on s’aperçoit que les échanges sont monopolisés par des plateformes qui concentrent les données. N’y a-t-il pas contradiction ?

Pour bien comprendre le phénomène, il faut se pencher sur l’Histoire des « biens communs » qui ont toujours existé. Au Moyen Age, les paysans cultivaient des terres communes. Chacun contribuait à les entretenir et il existait des règles pour user des fruits et ne pas épuiser la terre. Ce qui change aujourd’hui, c’est qu’avec les moyens technologiques, on peut créer de grands communs de la connaissance, des logiciels, du design, à une échelle planétaire et qui permettent à toute l’humanité d’y contribuer et d’y puiser. C’est un tournant dans l’Histoire car c’est la première fois qu’une agrégation d’individus peut constituer de tels réseaux et contourner des institutions puissantes. Or ce phénomène est pour le moment dominé par l’économie politique du capitalisme. Chez Uber ou Airbnb, rien n’est partagé !

Justement, peut-on réguler et comment ?

Il faut accompagner cette évolution, réguler pour protéger les consommateurs et les travailleurs dont les positions sont affaiblies face à ces nouveaux monopoles. Mais réguler, cela ne veut pas dire protéger les taxis professionnels. On le voit, ces nouveaux services sont utiles et si une société les interdit, elle ne va pas être crédible. Une bonne régulation doit protéger les utilisateurs et les travailleurs contre une puissance potentiellement monopolistique sans pour autant protéger l’ancien modèle contre l’innovation. De nouvelles solutions sont à imaginer.

Lesquelles par exemple ?

À Séoul, en Corée du Sud, la municipalité de gauche a choisi d’interdire Uber, non pas pour protéger les taxis mais pour développer des applications locales, parce qu’il n’y a aucune raison qu’une société américaine gère les trajets d’une ville asiatique. Cela peut se faire avec une coopérative d’usagers ou une coopérative municipale qui permet de stimuler l’économie locale, et où la valeur reste équitablement répartie. Il faut développer l’imaginaire social et juridique ! Il existe des groupes de juristes en France comme Share Lex qui travaillent à transformer les lois en faveur de l’économie du partage, à créer une jurisprudence du commun. Les chartes sociales telles que celle de Wikipedia, l’encyclopédie collaborative par exemple, sont déjà de bons exemples de chartes du commun.

Au cœur de cette évolution, la question des données est centrale. A qui appartiennent-elles selon vous ?

Il s’agit de passer d’un capital extractif, qui capte la valeur des communs sans rien reverser, à un capital génératif où ceux qui contribuent à ce commun créent leur propre économie éthique.

Aujourd’hui les échanges sont dominés par de grandes firmes privées qui captent les données. Or, c’est à chacun de décider de ce qu’il veut partager. On pourrait imaginer que les usagers s’unissent pour créer des coopératives de données, des plateformes non plus capitalistiques comme aujourd’hui, mais collectivistes, où chacun serait propriétaire ou copropriétaire de ses données et du revenu qu’elles génèrent. Une plateforme vide n’a aucune valeur. Ce sont les utilisateurs qui co-créent sa valeur et pourtant trop souvent 100 % de cette valeur d’échange est captée par les propriétaires de l’outil. Il s’agit de passer d’un capital extractif, qui capte la valeur des communs sans rien reverser, à un capital génératif où ceux qui contribuent à ce commun créent leur propre économie éthique.
Chacun peut maintenant échanger, créer par lui-même. Va-t-on vers une société d’entrepreneurs ?

On vit dans une société où le salariat diminue et où l’activité indépendante est en croissance. De plus en plus de personnes quittent le salariat par choix, par désir d’autonomie et de sens, et de plus en plus de salariés sont aussi chassés de l’entreprise. Les deux phénomènes sont concomitants. Le problème, c’est que les investisseurs déroulent le tapis rouge seulement à ceux qui créent une start-up. Pour ceux qui veulent agir dans le cadre d’une économie solidaire et juste, il n’existe pas d’incubateur, d’accélérateur pour les aider. Il y a là un déséquilibre. Le monde de l’économie coopérative, sociale et solidaire, est en retard par rapport à la compréhension de ce potentiel et de ces nouvelles modalités.


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DESSIN MICHAEL DE ADDER

Qui peut investir dans un projet qui ne lui rapporte pas personnellement ?

L’absence de brevet pose en effet un problème pour les investisseurs qui hésitent à investir s’il n’y a pas monopole, donc profits. Par exemple, une voiture comme Wikispeed, construite par une communauté sur un modèle OpenSource, et qui consomme 5 fois moins d’essence au kilomètre qu’une voiture industrielle, a du mal à trouver des investisseurs car le modèle n’est pas breveté puisqu’il s’agit d’un design ouvert. Mais parallèlement on voit apparaître des initiatives nouvelles, comme Gotéo en Espagne, une plateforme de financement participatif orientée vers le commun. Elle finance les projets à condition qu’ils produisent un bien commun et ancrent la communauté dans le processus de financement. Ce modèle, développé dans un esprit collaboratif, me semble intéressant du point de vue social et écologique, même s’il reste minoritaire aujourd’hui.

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WIKISPEED, LA PREMIÈRE VOITURE OPEN-SOURCE

En quoi la culture du bien commun peut-elle être bénéfique du point de vue écologique ?

Toute la production capitaliste est fondée sur le principe de l’obsolescence programmée. L’avantage de la production pair-à-pair, c’est qu’elle ne s’inscrit pas dans cette dynamique de rareté. Concevoir un produit ou un service en communauté, pour l’utilité sociale, signifie automatiquement qu’il n’y a pas de privatisation. Les 26 voitures OpenSource qui existent aujourd’hui sont toutes conçues pour être durables. Lorsque autour du bien commun se développe une économie éthique qui permet de vivre de ces contributions, on entre dans un autre type de société.

De quoi vit-on dans une économie du pair-à-pair?

Autour des biens communs se développent des services à valeur ajoutée qui créent une économie. Prenez l’exemple de Linux, un logiciel libre disponible et partageable par tous. Les trois quarts des développeurs de Linux sont payés. Quand un développeur travaille sur Linux, il peut l’utiliser comme il l’entend, et en échange, il contribue à améliorer le commun partagé. Personne ne lui est redevable puisqu’il s’agit d’un échange. Une étude américaine estime qu’un sixième du PIB est déjà partagé, ce qui représente 17 millions de travailleurs.
Vous évoquez dans votre livre une société « post-capitaliste », mais pour le moment, les outils collaboratifs servent plutôt le capitalisme.

Au regard de l’Histoire, quand un nouveau mode de civilisation émerge, il sert d’abord l’ancien système. Mais on voit bien aujourd’hui la contradiction entre le capitalisme et la raréfaction des ressources. A terme, je ne crois pas en un système de croissance infinie dans un monde qui lui est fini, où il faut régénérer les ressources. Dans une société en déclin, les individus inventent d’autres modèles. La production pair-à-pair apporte une réponse à cette fausse abondance matérielle. Elle renverse les valeurs. En ce sens, c’est une réponse à notre crise de civilisation.

Quel peut être le rôle des États face à ces évolutions ?

L’État a un rôle central à jouer dans l’organisation des biens communs. Il a le choix entre plusieurs voies possibles : freiner leur développement, comme en Espagne où le gouvernement se positionne contre la production d’énergie solaire par les particuliers par le biais de taxes, ou impose des lois contraignantes au financement participatif pour protéger les banques. Il s’agit d’une volonté politique de frein, voire de répression. Une autre façon de faire, c’est le pair-à-pair de droite comme aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne, où l’État se désengage sous prétexte que «puisque vous pouvez le faire vous-même, on ne va plus s’en occuper». Cette politique est aussi dangereuse car il faut des infrastructures pour la collaboration.

Quelle est la troisième voie ?

PLUTÔT QUE D’ÊTRE DANS UNE TRANSMISSION DE HAUT EN BAS EN CONSIDÉRANT LES CITOYENS COMME DES CONSOMMATEURS, UNE VILLE OU UN ETAT PEUT DEVENIR UN PARTENAIRE ET FACILITER L’AUTONOMIE SOCIALE ET INDIVIDUELLE
La troisième voie est à mon sens celle de Bologne où la ville, à travers The Bologna Regulation for the Care and Regeneration of Urban Commons, mène une politique facilitatrice, elle crée les infrastructures pour permettre aux gens d’exercer leur autonomie, met en place une régulation municipale pour le soin des biens communs : la loi autorise les habitants à proposer des changements pour leur quartier et s’engage à les aider à réaliser ces projets, avec un processus d’évaluation à la clé. Plutôt que d’être dans une transmission de haut en bas en considérant les citoyens comme des consommateurs, une ville ou un Etat peut devenir un partenaire et faciliter l’autonomie sociale et individuelle. C’est une source de progrès social. Plusieurs projets vont en ce sens en Italie.

Et en France, de telles initiatives ont-elles les conditions de se développer ?

Il en existe un grand nombre, la plupart promus par la Société civile. Des éco-agriculteurs ont ainsi créé une plateforme de création d’outils agricoles en OpenSource au sein de l’association « Atelier paysan » et aident aujourd’hui des paysans dans plusieurs pays à créer leur propre atelier de machines agricoles. C’est un modèle très intéressant qui pourrait être appliqué plus largement. Dans la plupart des grandes villes, de jeunes entrepreneurs sociaux se fédèrent pour mutualiser leur activité, créer leurs mutuelles, au sein de tiers lieux comme la Coroutine ou Mutualab à Lille, dans une dynamique naissante de culture collaborative. Le beau projet «Encommun.org» s’est donné pour objectif de créer une cartographie de tous les biens communs physiques et immatériels comme les flux et la mobilité. Cette culture peut apporter une réponse à l’individualisme et à la fragmentation propres à la postmodernité, en reliant les individus. C’est en ce sens que ce modèle est une réponse à la crise de civilisation et écologique que traverse l’Occident. D’ailleurs, c’est en Occident que cette culture se développe, parce que c’est ici qu’on en a le plus besoin.

Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Thomas Piketty, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment réguler Internet ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? 

Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.