jeudi 21 avril 2016

BRÉSIL : « CE SONT 300 VOLEURS QUI ONT VOTÉ LA DESTITUTION » DE ROUSSEFF

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«LUÍS INÁCIO (300 PICARETAS)» (LUIZ INÁCIO L’A DIT, LUIZ INÁCIO A PRÉVENU / CE SONT TROIS CENTS PICARETAS AVEC DES TITRES DE DOCTEUR.)   INTERPRÉTÉE PAR LES «OS PARALAMAS DO SUCESSO». CHANSON ÉCRITE ET COMPOSÉ PAR HERBERT VIANNA, AVEC LA PARTICIPATION SPÉCIALE DE JAIRO CLIFF, DE LA BANDE DE REGGAE LORD MARACANÃ.
LICENCE YOUTUBE STANDARD  
DURÉE : 00:03:18 

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DILMA ROUSSEFF ET UN COUP D’ÉTAT POLITICO-MÉDIATIQUE
Argent, pouvoir, trahisons. La dernière télénovela brésilienne tourne mal pour Dilma Rousseff. Dimanche soir, la chambre des députés a voté à une majorité écrasante la destitution de la présidente. L'impeachment l'a emporté par 367 voix, 25 de plus que les 342 requises, seuls 137 députés ont voté contre. Une majorité simple de sénateurs sera suffisante lors du vote au Sénat, prévu au mois de mai, pour écarter Dilma Rousseff pour un maximum de 180 jours de la présidence, en attendant le verdict final.
 L'Obs
Laurent Delcourt, historien, auteur du livre «Le Brésil de Lula : un bilan contrasté » et chargé d’étude au CETRI (Centre tricontinental, Louvain-la-Neuve, Belgique), dénonce un acharnement de l’opposition contre le Parti des travailleurs (PT) de Dilma Rousseff et un coup d’état politico-médiatique. Interview.

Etes vous surpris par l’issue du vote de dimanche soir ?

Argent, pouvoir, trahisons. La dernière télénovela brésilienne tourne mal pour Dilma Rousseff. Dimanche soir, la chambre des députés a voté à une majorité écrasante la destitution de la présidente. L'impeachment l'a emporté par 367 voix, 25 de plus que les 342 requises, seuls 137 députés ont voté contre. Une majorité simple de sénateurs sera suffisante lors du vote au Sénat, prévu au mois de mai, pour écarter Dilma Rousseff pour un maximum de 180 jours de la présidence, en attendant le verdict final.

Laurent Delcourt, historien, auteur du livre "Le Brésil de Lula : un bilan contrasté" et chargé d’étude au CETRI (Centre tricontinental, Louvain-la-Neuve, Belgique), dénonce un acharnement de l’opposition contre le Parti des travailleurs (PT) de Dilma Rousseff et un coup d’état politico-médiatique. Interview.


Etes vous surpris par l’issue du vote de dimanche soir ?

- Je ne suis absolument pas surpris étant donné que le vote émanait d’un parlement qui n’a jamais été aussi conservateur et qui est composé des forces politiques les plus rétrogrades du pays. On dit d’ailleurs que le congrès est dominé par le lobby du BBB pour "Boi, Biblia e Bala", c’est-à-dire "propriétaires terrien, Bible, et défenseurs des armes à feu".

Le parlement a voté la destitution de Dilma pour prendre le pouvoir qu’ils n’ont pas réussi à obtenir par la voie électorale. Cependant, je m’attendais à plus d’abstention. Certains députés avaient annoncé qu’ils allaient s’abstenir et ont changé d’avis à la dernière minute. On les accuse d’avoir été payés par des entreprises. Il y a sûrement eu des formes d’achat de vote, c’est très classique au Brésil.

Quelles sont les chances de Rousseff lors du vote au Sénat au mois de mai ?

- Le vote au Sénat m’apparaît comme une simple formalité : ils vont accepter la destitution parce que le Sénat est dominé par le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), c’est-à-dire les mêmes qui sont à la chambre des députés.

Les partisans de Dilma Rousseff parlent d’un coup d’État. Cette tentative de destitution est-elle comparable aux autres coups d’État qu’a connu le Brésil ?

- Oui, il s’agit bien d’un coup d’État. La plupart des organisations de défense des droits de l’homme qui agissent en Amérique latine le disent comme Luis Almagro, le secrétaire général de l’Organisation des États américains.

Il s’agit là du mode opératoire du courant réactionnaire qu’on retrouve à plusieurs reprises dans l’histoire du Brésil. En 1954, Getulio Vargas, qu’on appelait le père des pauvres, a été évincé par l’armée. Dix ans plus tard, Joao Goulart a été écarté par une junte militaire en raison de ses politiques sociales. Aujourd’hui, il s’agit d’un coup d’État institutionnel.


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Quels sont les enjeux derrière cette destitution?

- Les véritables enjeux sont la suppression des acquis du lulisme, la diminution des aides à la sante et à l’éducation, l'étouffement de certaines affaires de corruption et, un enjeu dont on parle très peu, celui de la privatisation des ressources pétrolières brésilienne en haute mer. C’est la raison pour laquelle les marchés réagissent très bien aux annonces de destitution. C’est aussi pour cette raison que la Fédération patronale des industries de Sao Paulo (FIESP) a soutenu les manifestants pro-impeachment. Les gros canards en plastique utilisés lors des manifestations sont le symbole de cette fédération patronale.

Quelles sont les accusations portées contre la présidente ?

- On veut destituer Dilma Rousseff pour une affaire presque anodine : on lui reproche le "pédalage fiscal". Il s’agit d’un recours passager à l’emprunt auprès d’institutions publiques pour financer les dépenses publiques notamment les dépenses sociales et le report de l’enregistrement de ces dépenses. C’est une pratique courante de tous les gouvernements depuis les années 90 et la pratique est toujours utilisée par certains États brésiliens. Et aujourd’hui, c’est devenu un prétexte pour destituer la présidente.

Il faut savoir que Dilma Rousseff n’a jamais été inquiétée dans les affaires de corruption ou de détournement. Quand elle est arrivée au pouvoir en 2011, elle a elle-même destitué sept de ses ministres soupçonnés de corruption. En revanche, sur les 65 membres de la commission parlementaire chargée d’autoriser le vote sur la destitution, 36 avaient été inquiétés pour des affaires de malversation.

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EDUARDO CUNHA,L'«ALI BABA» BRÉSILIEN
PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
PHOTO UESLEI MARCELINO  
Au Brésil, c'est lui qui tire les ficelles de la procédure de destitution de la présidente depuis le début. Eduardo Cunha, le président de la Chambre des députés. Inculpé pour corruption, il a juré la perte de Dilma Rousseff. Hier, le conseil d'éthique du Congrès s'est vu limité dans ses investigations concernant Eduardo Cunha. Une décision qui montre encore une fois à quel point cet homme a du pouvoir. 
Né de parents italiens à Rio de Janeiro, il entre en politique en 2001 après avoir travaillé dans les assurances et dans plusieurs entreprises publiques. À 57 ans, le député évangélique et ultraconservateur du PMDB est le principal opposant de Dilma Rousseff. Cunha lui déclare la guerre quand le conseil d'éthique commence à enquêter sur son rôle dans l'affaire Petrobras et sur ses comptes en Suisse. Le même jour, il accepte d'ouvrir la procédure de destitution.*


Plus de 300 membres sur les 513 que compte le congrès brésilien font l’objet d’une enquête ou ont déjà été condamnés pour corruption, fraude électorale, utilisation de travailleurs forcés dans des plantations de soja et même de kidnapping ou de meurtre. Ce sont donc 300 voleurs qui ont voté la destitution d’une présidente plutôt honnête. Et ce sont eux qui vont reprendre les rênes du pays pour échapper à la justice.

On fait donc au Brésil en ce moment le procès de l’honnêteté plutôt que celui de la corruption?

- Non, parce que le Parti des Travailleurs (PT) a été inquiété dans l’affaire Petrobras. À son arrivée au pouvoir, le parti de Lula était le centre de l’éthique et de la lutte anti-corruption face à un congrès de voleurs, et finalement il a fini par tomber à son tour dans ce travers. Cependant, quand on examine les accusations dans l’affaire Petrobras, on se rend compte que le PT est un acteur mineur par rapport aux autres partis.



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MICHEL TEMER, VICE-PRÉSIDENT DU BRÉSIL, PRENDRAIT LE POUVOIR INTÉRIM. 
PHOTO EVARISTO SA  

Comment expliquez l’impopularité de Dilma Rousseff ?

 - Dilma Rousseff n’est soutenue que par 10% de la population brésilienne ; c’est une présidente très impopulaire qui passe mal dans les médias. Elle est cassante et n’a pas hésité à exclure certains ministres. Dilma Rousseff a laissé travailler la justice dans les affaires de corruption alors que ses prédécesseurs l’ont toujours entravé. C’est aussi une personne qui n’a pas le talent de négociation de Lula. En revanche, le vice-président Temer, son probable successeur, n’a même pas 1% d’opinions favorables, et le président du Congrès des députés, Eduardo Cunha, qui mène la bataille contre la présidente est soupçonné d’avoir détourné des millions. Son nom est d'ailleurs cité dans les Panama Papers.

Quelle est actuellement la position de l’opinion publique brésilienne ?

- Il y a une grande division de classes dans la société brésilienne. La plupart des pauvres de régions comme le Nordeste, qui ont beaucoup profité des politiques sociales mises en place par Lula et Rousseff, sont contre la destitution. Pour eux, même si Lula a volé, il a amélioré les conditions des pauvres.

Ceux qui défilent dans la rue sont issus des classes moyennes supérieures, ont des diplômes universitaires et des revenus au-delà de dix salaires minimums. Ils appartiennent à l’élite. Parmi eux, il y a un ras le bol généralisé des affaires de corruption mais aussi le refus des politiques de redistribution. Dans leurs slogans, on retrouve le rejet de l’impôt et des propos haineux à l’encontre des pauvres accusés d’avoir été entretenus par le PT.

En cas de destitution, peut-on s’attendre à d’autres révoltes de la part des populations défavorisées ?

- Tout dépend des politiques qu’on va mener. Michel Telmer a déjà négocié un programme politique nommé "Pont vers le futur" qui remet en cause certains acquis sociaux de Lula, notamment les budgets destinés à la santé et à l’éducation. Pour l’instant, les réactions de la part des partisans du PT sont assez contenues. Mais la société brésilienne s’est fortement fracturée ces derniers temps. Le Brésil va probablement basculer dans une période de chaos politique suivie de beaucoup d’autres manifestations.

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Comment jugez-vous la couverture de cette crise dans les médias européens ?

- Les médias européens se sont tous alignés sur les grands titres de la presse brésilienne. Ils ont repris les unes des journaux brésiliens sans distance politique. Depuis un an, les médias brésiliens n’ont pas ménagé leurs efforts pour aiguiller l’opinion publique contre Dilma Rousseff. Ils sont complètement silencieux par rapport aux affaires de corruption de certains députés qui ont voté la destitution. Il faut savoir que 117 parlementaires au Brésil sont liés directement ou indirectement à des entreprises de presse.

Seuls les journaux "Der Spiegel" et le "New York Times" ont fait un travail critique et ont parlé des dangers représentés par cette destitution pour la démocratie brésilienne. Les autres ont présenté cette crise comme l’indignation de tout un peuple contre la corruption alors qu’elle n’était qu’un prétexte.

Propos recueillis par Sevin Rey-Sahin