jeudi 22 février 2018

POUR LE DÉFENSEUR DES DROITS « LE DEMANDEUR D’ASILE EST MAL TRAITÉ » PAR LE PROJET DE LOI SUR L’IMMIGRATION


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 PHOTO LA PROVENCE
Le Défenseur des droits estime, dans un entretien au « Monde », que le texte présenté le 21 février en conseil des ministres ne constitue pas la bonne approche du sujet.
[Le projet de loi « pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif », qui a été présenté le 21 février 2018 en conseil des ministres, et sera discuté en avril au Parlement, vise à trois buts :

  • La réduction des délais d’examen de la demande d’asile à six mois, contre quatorze mois aujourd’hui. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides et la Cour nationale du droit d’asile devront raccourcir leurs délais de traitement des dossiers. Par ailleurs, les requérants auront quinze jours au lieu d’un mois pour déposer leur recours.
  • L’allongement de la rétention en centre de rétention administrative pourra monter à cent trente-cinq jours, contre quarante-cinq, et la retenue administrative passera de seize à vingt-quatre heures. Des mesures facilitant la prise d’empreintes et punissant les refus entrent dans la loi.
  • La facilitation du séjour avec octroi d’une carte de quatre ans pour les titulaires de la protection subsidiaire et d’une carte « recherche d’emploi » ou « création d’entreprise » pour les étudiants étrangers ­ qui veulent rester en France.]


Entretien. Défenseur des droits depuis 2014, Jacques Toubon suit de près le traitement réservé aux migrants durant les premiers mois de leur séjour en France. Un sujet que l’ex-garde des sceaux trouve symptomatique du sort que l’État réserve aux plus fragiles. A ses yeux, la loi asile et immigration va réduire les droits des demandeurs d’asile.


Présenté en conseil des ministres, le projet de loi asile et immigration sera discuté en avril à l’Assemblée. Une nouvelle loi était-elle selon vous nécessaire ?

Ce sera le 20ème texte, au moins, depuis la fin des années 1970. La loi du 29 juillet 2015 réformait l’asile, celle du 7 mars 2016 le séjour des étrangers. Et comme le Conseil d’État le relève dans son avis sur le projet de loi, une partie des articles de ces deux textes n’était même pas encore mise en œuvre.

Nous devons la vérité au pays : la situation n’appelle pas de loi nouvelle. Le solde migratoire reste le même depuis des années, comme le montrent les données de l’INED et de l’Insee. Le nombre d’entrées et de sorties varie légèrement d’une année sur l’autre, mais ne s’apparente en rien à une « crise » qui nécessiterait de légiférer rapidement. Ce qui m’oblige à conclure que ce texte n’a pas été écrit par un besoin de la société mais pour répondre à l’opinion publique, qui veut sans cesse alimenter de carburant législatif ou réglementaire la chaudière de l’exaspération.

L’argumentaire de la loi établit pourtant qu’elle était nécessaire parce que la France connaît, depuis 2015, les conséquences d’une crise migratoire…

C’est bien la preuve que nous sommes dans un cercle d’irrationalité. Les politiques élaborent des textes dont la motivation première est de se rapprocher de la demande de l’opinion publique et non pour répondre à un besoin de terrain. Nous nous retrouvons face à des textes de loi qui ne correspondent pas à la réalité.

Qu’entendez-vous par « irrationalité » ?

Cette politique n’est pas menée pour changer le réel. Quand le chef de l’État dit, le 27 juillet à Orléans, qu’il ne veut plus de gens qui dorment dehors, il a envie, à juste raison, de modifier cette réalité. Mais ce n’est pas la nouvelle loi qui opérera ce changement. Ce qui m’intéresse, moi, Défenseur des droits, c’est que la manière dont les plus fragiles sont traités soit conforme aux droits fondamentaux, qu’on reconnaisse leurs droits humains universels. Et pour y parvenir, il faut engager une politique de terrain, sereine et délibérée, qui ne nécessite pas de nouveaux outils légaux.

La future loi n’est-elle donc pas adaptée à la situation que connaît la France aujourd’hui ?

Mardi, j’ai visité le centre de premier accueil destiné aux familles migrantes à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) [géré par Emmaüs Solidarité et ouvert en janvier 2017]. C’est un lieu qui évite les nuits à la rue à des gens qui ont parcouru les chemins de l’exil, depuis l’Afghanistan souvent. Là, ils se posent, récupèrent. Leurs enfants sont scolarisés et leurs droits vont être étudiés.

Un centre comme celui-là dispose, selon les dirigeants d’Emmaüs, d’un budget de fonctionnement de 8 millions d’euros annuels [financés par la Ville de Paris et l’État]… Si on en fait 10, avec 80 millions, on aura déjà changé l’accueil et l’orientation. On ne verrait plus chaque jour à la télévision des images dramatiques qui provoquent des réactions stéréotypées. Et si on veut mettre les moyens sur l’accueil, on a besoin seulement de crédits supplémentaires. L’organisation que j’ai vue est à rebours de ce que l’on fait aujourd’hui.

Il s’agit d’organiser les parcours migratoires et cela exige, avec courage, de reconnaître la réalité de la migration. Cela signifie qu’il faut arrêter de faire croire qu’on est capable de « maîtriser les flux migratoires », comme on le dit depuis 1974, pour s’atteler au vrai sujet : construire une politique publique qui organise les parcours migratoires.

Mais l’argumentaire du ministère de l’intérieur, qui estime que favoriser l’accueil ferait monter le Front national, ne vous convainc pas ?

Je connais cet argument de longue date. Je réponds : faisons 8 ou 10 centres de premier accueil comme ceux de la Chapelle, au nord de Paris, ou Ivry, nous risquons d’être surpris de voir combien cela fait baisser la pression. Je répète depuis plus de trente ans que ce n’est pas en s’alignant sur les thèmes du Front national qu’on va faire reculer ses votes.

La vraie réponse est rationnelle et effective. Il faut parvenir à ce que le discours sur l’identité soit de nouveau supplanté par un discours sur l’égalité. D’où l’intérêt du rapport que le député Aurélien Taché a remis lundi 19 février au premier ministre sur l’intégration des étrangers arrivant en France. Investissons sur ce thème et luttons contre la relégation.

Quelle lecture faites-vous des mesures contenues dans le projet de loi ?

Globalement, une courte partie du projet de loi propose une extension de droits pour quelques catégories de migrants. Ce sont des mesures que nous avions préconisées et que nous soutenons, qu’il s’agisse de l’extension de durée des titres de séjour pour les titulaires d’une protection subsidiaire ou de la sécurisation du séjour pour les victimes de violences familiales et les parents d’enfants réfugiés, ainsi que des cartes dédiées pour les étudiants.

Estimez-vous que le demandeur d’asile ressort gagnant de ce texte censé mieux le protéger ?

Contrairement au discours qui veut que tout soit fait en faveur du demandeur d’asile, il est en fait mal traité par ce projet. Il s’y retrouve pris dans des procédures tellement accélérées qu’elles confinent à l’expéditif. On va lui imposer des délais impossibles à tenir, notamment pour déposer un recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui risquent de lui faire perdre ses droits au recours. En plus, les garanties sont amoindries par des recours non suspensifs de plus en plus fréquents.

On cherche manifestement à donner une préférence à la prétendue efficacité plutôt qu’à la prise en compte du contradictoire et des droits fondamentaux. Or, rester accroché à l’ensemble des droits fondamentaux n’est pas discutable. Je suis chargé d’en demander le respect…

De plus, pour faciliter l’éloignement, on va désormais pouvoir placer en rétention administrative des personnes qui sont en situation régulière et ne font pas l’objet de mesures d’expulsion, ce qui porte atteinte à la liberté d’aller et de venir.

Que nous dit le traitement des exilés sur notre société ?

Ce traitement nous permet de mesurer à quelle distance nous nous trouvons des droits fondamentaux. La population des étrangers et des migrants n’est pas une minorité à part, elle incarne les plus faibles d’entre nous tous.

Evidemment, je ne souhaite pas mettre en accusation ce gouvernement. Ce serait d’autant plus injuste que le traitement réservé aux étrangers en France résulte de décisions successives prises depuis plus de vingt ans. Ce qui est certain, c’est que ce texte s’inscrit dans un mouvement global de restriction de l’accès aux droits et pose la question, que je refuse, de la proportion de laissés-pour-compte que notre société est prête à admettre. Au fond, cela relève de la conception que se fera demain la France du rapport entre l’État et la société.