Manifestation du 30 juin 2011 à Valparaiso, Chili.
Ces jours-ci, à Santiago du Chili, ce ne sont pas les habituelles liesses de supporters qui animent l'Alameda, la rue principale. Tout aussi festifs, les étudiants défilent, entre marionnettes géantes de Pinochet – l'ex dictateur – ou Sebastian Piñera –l'actuel président–, et fausses pleureuses, accompagnant le cortège de la défunte éducation. Autour du cou des manifestants, des pancartes annoncent des chiffres mirobolants : « Je dois 20,000,000 pesos (30 600 euros environ). Et toi ? ».Depuis le mois de mai, les étudiants chiliens paradent pour réclamer une éducation publique, gratuite et de qualité. Si « en France, l’éducation s’achète collectivement et est considérée comme un bien social, qui doit être assumé par tous, au Chili, c’est aux individus de financer leurs études » explique Juan Pablo Pallamar, ancien président des Jeunes socialistes chiliens.
Car quel que soit leur statut, public ou privé, les universités sont toutes payantes. Et pour financer leurs études, les jeunes, ou leur famille, s'endettent.
Ces mobilisations ont été initiées par la génération des étudiants ayant fini leur cursus et qui doivent désormais rembourser leur prêt bancaire. Le problème, dénonce Juan Pablo, c'est qu' « une fois payé le loyer et la nourriture, il ne reste rien ! Alors les indemnités de retard s’accumulent, c’est un cercle vicieux. »
L'ÉDUCATION, UNE MARCHANDISE
À la fin du secondaire, comme dans beaucoup d'autres pays, les jeunes Chiliens passent une épreuve déterminante pour la suite de leurs études et de leur budget. Du nombre de points obtenus à ce long QCM dépend l'université où ils iront. Et donc le nombre de zéros au montant de leur dette.
Les universités chiliennes sont classées en deux catégories. Celles qui ont obtenu le label « traditionnelles », datant de la dictature, et les autres, privées et autonomes, qui ne reçoivent pas de fonds de l'Etat et sont encore plus chères. C’est pourtant dans ces dernières que se dirigent les élèves aux résultats moyens, souvent issus de milieux défavorisés. Chaque mois de cours coûte entre 250 et 500 euros. Quand on sait que le revenu minimum est de 264 euros/mois au Chili, cela représente des sommes astronomiques.
D'autant que, selon les manifestants, ces frais contribueraient plus à alimenter les rendements des investisseurs qu'à améliorer la qualité des formations peu reconnues sur le marché international du travail. « Assez de profits ! » crient les étudiants chiliens.
Les gouvernements de centre gauche qui sont succédés depuis la restauration de la démocratie n'ont jamais nationalisé l'éducation. Ils ont seulement rendu disponibles à tous les outils d'endettement.
Les familles, qui financent 80% des frais de scolarité, peuvent désormais recourir à un crédit garanti par l'État, avec un taux d’intérêt de 5,8 %. Felipe, dont la famille ne peut payer les 5400 euros annuels pour sa formation de vétérinaire, en a bénéficié au nom des critères économiques requis. Pour les autres, les banques et les universités proposent une variété de prêts sur 10 à 20 ans et avec des taux d’intérêts encore plus élevés.
UN CONTEXTE EXPLOSIF
Ce n’est pas la première fois que les « pingouins », étudiants du secondaire reconnaissables à leur uniforme, se révoltent. En 2006, ils avaient déjà fortement ébranlé le gouvernement de Michelle Bachelet. Depuis cette date, ces mouvements suscitent une vraie solidarité de la part de la société chilienne.
Mais ce qu'il se passe en ce moment n’a pas de précédent. Ces manifestations de 100 000 personnes dans la capitale, 500 000 dans le pays, doivent être rapportées aux quelques 16 millions de Chiliens qui peuplent le territoire. Juan Pablo Pallamar se souvient : « Il y a quelques années, quand on rassemblait 10 000 personnes, c’était la révolution ! »
Si ce sont les étudiants, du collège à l’université, ainsi que les parents et les professeurs qui défilent, l’opinion publique est majoritairement derrière eux. Aujourd'hui, 81,9% des Chiliens soutiennent leurs revendications. Jusqu’à la Conférence épiscopale chilienne qui, dans un communiqué du 23 juin, appelait le gouvernement à écouter le « mal être de la société » et les « justes demandes » du peuple.
Le contexte est par ailleurs explosif, malgré une croissance forte. Les derniers mois ont été marqués par un ensemble de polémiques, notamment contre le projet « Hydroaysen » de barrages hydroélectriques en Patagonie.
Sebastian Piñera, qui s’était fait fort de son image de sauveur lors de l’accident des 33 mineurs, recueille désormais 60% d’opinion défavorable et fait face à une véritable crise politique. Ses tentatives pour désamorcer la question étudiante — négociations, promesses a minima et vacances avancées— n’ont fait qu’altérer sa crédibilité.
UN VIRAGE IDÉOLOGIQUE
Au delà de la popularité du gouvernement Piñera, c'est le consensus social hérité du renversement de la dictature qui est ébranlé. Pour Juan Pablo Pallamar, ce mouvement qui trouve son origine dans l’éducation est d'ailleurs « surtout idéologique ». Le système scolaire est critiqué parce qu’il s’agit d’une éducation de marché qui reproduit les fortes inégalités au sein de la population chilienne. Ces manifestations traduiraient donc un choix de société : le refus du tout libéral tel qu’il a été porté au Chili depuis Pinochet.
Rodrigo enseigne l'espagnol et espère « qu’enfin le Chili est en train de changer de cap », renonçant aux « fondements néolibéraux hérités de la dictature et qui n’ont pas été abandonnés pendant toutes ces années de supposée démocratie. » Professeur, il dit marcher ces jours-ci avec le sourire aux lèvres dans Santiago et regarder avec espoir et admiration l’avenir des nouvelles générations. « Chaque jour je crois un peu plus que ma fille pourra vivre dans un pays meilleur ».
13 juillet 2011