Y a-t-il un Chilien qui, en voyant La Nana (La bonne), ne se dit pas que c'est son film ? Bon gré mal gré, que le résultat lui plaise ou non, ce n'est pas là le film d'un réalisateur, d'un scénariste, de quelques acteurs (tous excellents, soit dit en passant), mais celui d'un pays ou, du moins, d'une génération. Une histoire que nous connaissons tous de si près - de si terriblement près - qu'il nous est difficile de la regarder sans frémir d'horreur. C'est comme Le Parrain ou Cent Ans de solitude, un film et un roman qui existaient avant même d'être créés, légendes en quête d'auteur - auteur qu'elles trouvèrent précisément en quelqu'un dont personne ne s'attendait qu'il puisse les raconter : un réalisateur sophistiqué qui jamais n'avait vu un revolver de sa vie et un écrivain colombien jusque-là spécialisé dans les êtres solitaires à qui on n'envoie pas de carte postale.
Sebastián Silva et son scénariste, Pedro Peirano, savent qu'ils avancent sur un territoire dont chacun se sent propriétaire. Avec un courage rare, ils pénètrent dans la chambre de l'employée, qui à la fois fait partie et ne fait pas partie de la maison. Ils racontent une histoire qui est celle de beaucoup de gens, et ils le font avec soin, avec précision, avec honnêteté. Ils le font - et c'est ce dont on leur est le plus reconnaissant - sans occulter leur propre place dans l'histoire. Ce n'est pas la bonne qui raconte son histoire, pas plus que ce n'est l'histoire de toutes les bonnes, ni du système d'exploitation des employé(e)s de maison au Chili : c'est l'histoire de la bonne dans cette maison-là. La caméra part du salon des patrons pour pénétrer derrière toutes les portes. Si elle ne le faisait pas, si elle n'allait pas au-delà de ce qui lui est permis, il n'y aurait pas de film. Le ton de farce, la volonté de naturel sont autant de façons de demander petit à petit la permission d'explorer cet espace intime qui se niche en secret dans un autre espace intime.
Les esprits amers, critiques de gauche par leur rhétorique mais finalement de droite comme ses patrons, veulent savoir si Raquel est la victime ou le bourreau. Ils ne supportent pas ce qui rend précisément ce film si enchanteur, l'incohérence de la vérité, sa subtilité, mais aussi sa frénésie. Il leur faudrait des explications, car cela leur épargnerait justement la triste besogne de chercher à voir ce qu'elle voit, à comprendre ce qu'ils sont en train de regarder. Ils veulent savoir si Raquel (interprétée avec un talent remarquable par Catalina Saavedra) n'est qu'une folle ou si elle est seulement le symbole de l'exploitation du lumpen-prolétariat.
Sebastián Silva et son scénariste, Pedro Peirano, savent qu'ils avancent sur un territoire dont chacun se sent propriétaire. Avec un courage rare, ils pénètrent dans la chambre de l'employée, qui à la fois fait partie et ne fait pas partie de la maison. Ils racontent une histoire qui est celle de beaucoup de gens, et ils le font avec soin, avec précision, avec honnêteté. Ils le font - et c'est ce dont on leur est le plus reconnaissant - sans occulter leur propre place dans l'histoire. Ce n'est pas la bonne qui raconte son histoire, pas plus que ce n'est l'histoire de toutes les bonnes, ni du système d'exploitation des employé(e)s de maison au Chili : c'est l'histoire de la bonne dans cette maison-là. La caméra part du salon des patrons pour pénétrer derrière toutes les portes. Si elle ne le faisait pas, si elle n'allait pas au-delà de ce qui lui est permis, il n'y aurait pas de film. Le ton de farce, la volonté de naturel sont autant de façons de demander petit à petit la permission d'explorer cet espace intime qui se niche en secret dans un autre espace intime.
Les esprits amers, critiques de gauche par leur rhétorique mais finalement de droite comme ses patrons, veulent savoir si Raquel est la victime ou le bourreau. Ils ne supportent pas ce qui rend précisément ce film si enchanteur, l'incohérence de la vérité, sa subtilité, mais aussi sa frénésie. Il leur faudrait des explications, car cela leur épargnerait justement la triste besogne de chercher à voir ce qu'elle voit, à comprendre ce qu'ils sont en train de regarder. Ils veulent savoir si Raquel (interprétée avec un talent remarquable par Catalina Saavedra) n'est qu'une folle ou si elle est seulement le symbole de l'exploitation du lumpen-prolétariat.
Un mauvais film, chilien ou américain, aurait proposé un récit, fait par Raquel, de ses traumatismes, de ses douleurs, de sa vie. Mais cela n'a pas d'importance ici. Ses douleurs, prévisibles, connues, interchangeables, nous importent peu, au contraire de ce qui fait que cette maison tout entière, cette vie tout entière, vit de l'évitement de cette question, de l'occultation de cette douleur. Existe-t-il plus sévère dénonciation de l'injustice du Chili que celle-ci, qui ne crie pas, ne ment pas, qui se contente d'appuyer là où ça fait mal, sur ces corps nus qui à 7 heures du matin reçoivent comme une punition l'eau de la douche ?
Aux bonnes ce gouvernement [de la présidente Michelle Bachelet] n'a pas apporté la libération du joug qu'est le travail mal payé. A nous les patrons il n'a pas offert d'autre solution que de perpétuer cette injustice autour de laquelle tourne toute notre vie domestique. La Concertación [coalition au pouvoir au Chili] n'a pas brisé les chaînes de l'exploitation coloniale, mais elle a su prêter l'oreille. Les esprits superflus peuvent estimer cela superflu, l'extrême gauche et la droite (toujours extrême au Chili) peuvent juger cela dérisoire. Cela peut paraître rien du tout, mais c'est pourtant le début de tout changement important et précieux : le fait de considérer l'autre comme un interlocuteur et non comme un client, un employé ou un bénéficiaire.