mardi 31 mai 2016

CHILI - DE LA MARÉE ROUGE À LA MARÉE HUMAINE OU CINQ RAISONS DU MOUVEMENT SOCIAL DE CHILOÉ

On suppose qu’il s’agit d’un phénomène naturel entraîné par la prolifération incontrôlée de micro-algues qui contiennent des toxines et qui, consommées par des mollusques et ces derniers, éventuellement, par des humains, sont potentiellement mortelles.

Différentes organisations chilotes et nationales mettent en doute le caractère naturel du phénomène, considérant que le déversement, il y a quelques mois, par les pêcheries industrielles de saumon, de 5 tonnes de déchets – saumons et truites en décomposition – qui génèrent des sulfures hydriques à haut risque, aurait altéré significativement l’écosystème et aurait sinon produit pour le moins aggravé profondément les effets de la marée rouge.

Ce qui se passe actuellement au Chili est loin d’être un simple épisode et on peut entrevoir, sans crainte de se tromper, que la rébellion chilote du mois de mai marquera un point d’inflexion dans l’histoire politique récente de l’archipel. De façon générale, pour expliquer cette manifestation on peut avancer 5 raisons pour lesquelles rien ne sera jamais plus pareil à Chiloé. L’île sera toujours une île mais ne sera jamais plus un strict sujet politique, compte tenu de ce que les mobilisations ont mis en évidence.

Première raison : La collusion de l’État avec les pêcheries industrielles de saumon

Durant la crise des pêcheries industrielles du saumon occasionnée par le virus ISA, le premier gouvernement de la présidente Bachelet a fait office de garant pour que les chefs d’entreprises puissent contracter des prêts auprès de la banque privée pour un total de 450 millions de dollars. Cela additionné à d’autres bénéfices mirobolants et des programmes d’aide. C’est ainsi qu’en dépit des préjudices économiques, sociaux, écologiques occasionnés par cette crise et sous la pression de l’industrie, en 2011 et 2012, le Système d’évaluation d’impact environnemental (SEIA, Sistema de Evaluación de Impacto Ambiental) de la Région des lacs a remis un rapport favorable de qualification environnementale (RCA) à 4 projets pour que l’industrie de la pêche puisse augmenter jusqu’à 16 fois sa production, à proximité de Isla Guar, dans le golfe du Seno de Reloncaví.

À cette même époque, en revanche, le ministre de l’économie offre aux pêcheurs, aux mareyeurs et à leurs familles une maigre compensation de 100 000 pesos mensuels pour qu’ils survivent dans des conditions humiliantes. Le ministre Jorge Burgos se moque des réclamations des pêcheurs en disant que le gouvernement n’est pas une « planche à billet » alors que lui gagne mensuellement 9 millions de pesos en tant que ministre de la défense et que – antérieurement – les gouvernements de la Concertation n’ont jamais investigué comment étaient dépensés les ressources provenant de la Loi de réserve du cuivre (Ley Reservada del Cobre) [1]. Dans ce cas la planche à billet a fonctionné sans problème pour les diverses branches de l’armée qui ont commis de graves délits de corruption : les cas de Milicogate, l’achat des frégates par la Marine, la contrebande d’armes avec la Croatie, le cas des avions Mirages, la constitution d’un patrimoine considérable par l’ancien commandant en chef de l’armée, le général Juan Miguel Fuente-Alba, pour ne citer que quelques exemples.

Deuxième raison : Le terrorisme environnemental et la discrimination environnementale

En mars, l’État a donné son aval, par le biais de ses institutions – la Marine et Sernapesca, par exemple – au déversement dans la mer de saumons en décomposition, fortement toxique. Ce n’est pas tout : durant des dizaines d’années, l’État a accordé des concessions aux pêcheries transnationales du saumon qui ont pollué les côtes intérieures de la province de Chiloé. Plus encore la mono-pisciculture intensive a poussé à l’extrême les processus de production qui entraînent une pollution importante pour les côtes, les lacs et les fjords. Le Chili est devenu le second producteur et exportateur de saumon dans le monde mais les bénéfices profitent aux multinationales, dans ce cas essentiellement norvégiennes, tandis que les travailleurs – majoritairement en sous-traitance – travaillent dans des conditions précaires. Ici, le milieu naturel est victime d’un terrorisme environnemental et ceux qui y vivent de discrimination environnementale : les Huilliche [2], leur Ñuke Mapu (Terre-mère) et leur Lafken ancestral [3], n’ont droit à aucun respect. La situation est identique pour le territoire mapuche historique : 70% des décharges sont situées sur les terres de leurs communautés. Le terrorisme et la discrimination environnementale sont une violation des droits de la nature, des droits humains et des droits collectifs des peuples indiens.

Troisième raison :L’existence d’une démocratie contrainte par la force ou d’une «démocradure»

Comme c’est le cas généralement face à des revendications sociales, le gouvernement répond par des menaces, que ce soit dans les discours ou dans les actes, refusant de dialoguer, à moins que les mobilisations ne s’arrêtent. C’est-à-dire en privant ainsi les organisations sociales du droit élémentaire de manifester ou d’exprimer leurs revendications et leurs exigences. Finalement, face à la résistance des secteurs mobilisés, décidés à poursuivre leur action, les autorités se voient dans l’obligation d’entamer des négociations à des conditions fixées par elles. C’est une limitation de la démocratie qui est renforcée en même temps par l’envoi de contingents de Forces spéciales de carabiniers transportés vers l’île par les avions ou les hélicoptères de l’armée. C’est ce qu’on peut appeler la démocratie contrainte par la force : la démocradure.

Quatrième raison : Le rôle de la communauté

Une des caractéristiques les plus significatives du mouvement social chilote est le rôle assumé par la communauté dans le déroulement de la manifestation, la construction du discours et l’activation de la mobilisation, ces jours derniers. À l’instar d’autres mouvements en Amérique latine c’est une logique plus horizontaliste, moins hiérarchisée et moins sectaire qui a plutôt prévalu. Ce n’est certes pas une communauté homogène, une sorte de modèle idéal, mais une conjonction de secteurs sociaux, économiques, d’organisations, venant des quartiers, des collines, de la campagne, de la mer, des ports, des villages, qui se réunissent dans un espace communautaire et qui, soit se sont affirmés, soit tentent de s’affirmer en tant que communauté identitaire, culturelle, sociale, grâce à des revendications communes. La communauté s’est retrouvée, a recouvré son énergie, sa vision tellurique, sa mémoire ancestrale. Cela a permis que le mouvement s’étende du canal Chacao jusqu’à Quellón et que les Chilotes aient eu la capacité de bloquer les accès des villages, ce qui a empêché le passage de la police et déconcerté le gouvernement. En outre, la force de mobilisation, qui a été bien au-delà des demandes de compensations économiques temporaires pour les familles affectées par la marée rouge, a discrédité un certain dirigeant qui avait négocié avec les autorités pour « une poignée d’argent sale », comme il l’a reconnu lui-même.

Cinquième raison : La territorialisation du mouvement et la politisation des revendications

Le mouvement chilote a ancré dans un territoire sa revendication et sa mobilisation ; ce qui veut dire, que non seulement il est passé de la mer à la terre, avec la revendication de pêcheurs artisanaux comme déclencheur, mais que la revendication a acquis une spécificité chilote. Elle n’est plus seulement une revendication économique, juste et légitime mais elle a gagné en orientation et en contenu politique, pour deux raisons au moins. La première raison : territorialiser les revendications du mouvement implique beaucoup plus que d’étendre les mobilisations géographiquement par des coupures de routes, blocus, barricades, manifestations localisées. Cela signifie aussi concevoir le territoire comme un espace social qui se construit et auquel on confère une charge culturelle. C’est un espace symbolique, identitaire, qui contient une mémoire, une histoire, et une possibilité d’avenir collectif. C’est un espace de pouvoir à conquérir. Par conséquent, le mouvement chilote, qu’il le revendique ou non, qu’il l’explicite ou pas, est un mouvement politique.

La deuxième raison : le processus de territorialisation des mouvements en Amérique latine s’est manifesté fondamentalement à partir de la décennie des années 90 et il est non seulement en relation avec la terre, les peuples originels ou paysans, mais aussi avec la récupération des territoires, que ce soit dans les secteurs ruraux ou urbains. Il se manifeste également de façon embryonnaire au Chiloé, avec la participation de pêcheurs, de plongeurs, de professeurs, de membres des communautés, de commerçants, de professionnels, de récoltants d’algues, d’organisations non gouvernementales, de villages et de communes, comme Ancud, Castro, Cucao, Chonchi, Curaco de Vélez, Achao, Dalcahue, parmi d’autres.

La territorialisation des revendications s’exprime par un ancrage territorial et dans le cadre d’une problématique spécifique : la crise environnementale dans l’archipel provoquée par l’industrie du saumon. Mais elle est, en outre, politique car elle remet en question la responsabilité de l’État et le modèle économique qui a rendu viable le pillage environnemental.

La politisation des revendications du mouvement chilote se manifeste dans la rue par l’exigence d’un pouvoir territorial même si dans le Petitorio de la Mesa Provincial de Chiloé (Requête de la représentation provinciale de Chiloé) les 15 revendications se réfèrent principalement à des problèmes environnementaux. Le 14e point dit clairement « Nous exigeons que le représentant que nomme le gouvernement vienne remettre sa réponse à Castro, capitale provinciale de l’archipel de Chiloé ». En d’autres termes le mouvement social de Chiloé est en train de se forger une autonomie, avec ou sans autorisation, la marée rouge se transformant en une marée humaine.

Le Dr. Tito Tricot est sociologue, directeur du Centre d’études de l’Amérique latine et de la Caraïbe (CEALC).

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[1] Loi qui permet de destiner les fonds de la vente du cuivre, principal produit d’exportation du Chili, à l’armée chilienne pour l’achat d’équipements et d’armements.

[2] Un des groupes du peuple mapuche, vivant dans la partie australe du Chili.


[3] En langue mapuche : zone protégée de mer et de terre, plantée d’alerces (cyprès de Patagonie).