samedi 10 novembre 2018

COMMENT LA CRIMINALITÉ GANGRÈNE LES ÉCONOMIES D’AMÉRIQUE LATINE


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IMAGE "VIOLENCE À LA MARGE URBAINE"
PHOTO OXFORD UNIVERSITY PRESS
La violence endémique nourrit le malaise de la population et pèse sur l’économie. La criminalité coûte aux pays de la région et des Caraïbes 3,5 % de leur PIB par an. Deux fois plus que dans les pays développés.
DESSIN DE BOLIGÁN 
C’est un compte Twitter à l’intitulé sans fioritures : «Où se passe la fusillade-Rio de Janeiro » (Onde Tem Tiroteio-RJ). Entre six et sept heures du matin, mercredi 7 novembre, ce fil suivi par plus de 900 000 abonnés avait déjà posté pas moins de huit messages signalant des coups de feu dans divers faubourgs de la cité brésilienne. Le début d’une journée comme tant d’autres dans l’une des zones les plus sanglantes de la planète. Quelque 5 200 morts violentes ont été recensées depuis le début de l’année dans le seul État de Rio, bien plus que les 3 438 personnes tuées en 2016 dans tout l’Afghanistan.

Les homicides ne sont pas l’unique symptôme de cette dérive. Ainsi, pour les camions de transport de marchandises, les axes conduisant à la métropole carioca sont semés d’innombrables chausse-trapes. Les vols de cargaison perpétrés par des gangs armés s’y multiplient, à raison d’un assaut toutes les cinquante minutes en 2017, et au prix de pertes qui se chiffrent en dizaines de millions de dollars par an. Rio résume jusqu’à la caricature la trajectoire d’un Brésil gangrené par la violence, avec 30,3 homicides pour 100 000 habitants, contre une moyenne mondiale de 6,2. Une escalade qui a joué dans la victoire, à la présidentielle du 28 octobre, du candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, un nostalgique de la dictature militaire ayant juré de donner la chasse aux criminels.

Depuis des années, l’insécurité nourrit le malaise de la population et pèse sur l’économie. En amont des élections, la Confédération des industriels brésiliens (CNI) a publié un rapport pour tirer la sonnette d’alarme sur un fléau qui « réduit la productivité des travailleurs » et « affecte la compétitivité du Brésil ». Selon cette enquête, il en coûterait au pays 5,5 % du produit intérieur brut (PIB), ou 365 milliards de reais (84,5 milliards d’euros) par an. « C’est presque autant que ce que nous dépensons pour notre système éducatif public, souligne Ursula Peres, professeur à l’université de Sao Paulo et spécialiste de ces problématiques. Et le plus tragique est toute cette population dont les forces vives nous échappent car elle se fait tuer, mettre en prison ou enrôler dans les organisations criminelles. »

Entrave au développement économique

DESSIN BOULON
La virulente campagne électorale a mis le Brésil sous le feu des projecteurs. Mais la première puissance d’Amérique du Sud n’est pas une exception. Tout le sous-continent souffre d’une épidémie de violence. L’Amérique latine et les Caraïbes n’hébergent que 8 % de la population mondiale mais concentrent un tiers des meurtres commis à travers la planète. Sur les 50 villes les plus violentes dans le monde, 47 sont situées dans la région, selon l’institut Igarape, un groupe de réflexion sur l’insécurité installé au Brésil.

Le tableau n’est pas homogène. Certains pays échappent à cette spirale comme le Chili (3,5 homicides pour 100 000 habitants). Mais le phénomène atteint des proportions inouïes au Venezuela, au Brésil, en Colombie, au Mexique et dans toute l’Amérique centrale, comme en témoigne la « caravane » de migrants qui tentent de rejoindre la frontière des États-Unis pour fuir l’insécurité. Au Salvador (6,6 millions d’habitants), 3 954 homicides ont été comptabilisés en 2017. Un chiffre à rapporter aux 5 351 enregistrés dans toute l’Union européenne (511 millions d’habitants) en 2016, selon l’ONU.

« Plusieurs pays connaissent des situations de violence qu’on associe normalement à des zones de guerre, fait remarquer Robert Muggah, patron de l’institut Igarape. Et au contraire de presque l’ensemble du reste du monde, l’Amérique latine ne cesse de voir grimper son taux d’homicides. » Au cours de la dernière décennie, l’augmentation du nombre de meurtres a été trois fois plus rapide que la croissance de la population. Cette tendance s’est poursuivie même lorsque les conditions socio-économiques s’amélioraient. Depuis le début du siècle, l’extrême pauvreté a été divisée de plus de moitié en Amérique latine. Notamment au Brésil, où le supercycle des matières premières combiné à la « Bolsa Familia » (la Bourse famille) lancée par l’ancien président Luiz Inacio Lula da Silva ont sorti des millions de familles du grand dénuement.

« On a pensé que cela permettrait de venir à bout du problème mais ce n’était pas suffisant », soupire Samira Bueno, directrice du Forum brésilien pour la sécurité publique. Tragique ironie : non résolue par l’amélioration du niveau de vie, la violence n’entrave pas moins lourdement le développement économique. Selon une enquête de la Banque interaméricaine de développement publiée en 2017, la criminalité coûte aux pays d’Amérique latine et des Caraïbes 3,5 % de leur PIB par an. Soit une addition deux fois plus élevée que dans les pays développés, et six fois plus importante que les budgets consacrés aux programmes sociaux au Mexique ou au Brésil. Elle équivaut à ce que la région dépense chaque année dans les infrastructures, notent les auteurs du rapport.

Crime organisé

Et la moyenne cache d’importantes variations. Au Honduras, le poids financier de la violence est presque multiplié par deux (6,5 % du PIB). Enfin, l’estimation est restrictive : seuls sont couverts un ensemble de coûts directs, telles que les pertes de revenus enregistrées par les victimes d’incidents violents, les frais de sécurités engagés par les entreprises et les particuliers pour se protéger ou les dépenses publiques affectées à la police, aux tribunaux ou aux prisons. Or la criminalité laisse d’autres séquelles difficiles à mesurer, comme ces investissements qui ne seront jamais réalisés ou les coûts socio-psychiques d’une population qui se voit forcée de restreindre ses déplacements. Selon l’ONU, la moitié des Latino-Américains dit avoir renoncé à sortir le soir, par peur de l’insécurité.

Comment les choses ont-elles tant dégénéré ? La prolifération du crime organisé dans une zone qui demeure la seule au monde à produire de la cocaïne joue un rôle certain. Mais le problème est plus large. « La nature de cette violence est multidimensionnelle et les causes, souvent, s’entremêlent », souligne Andrea Morales, chercheuse à l’Agence française de développement (AFD). Coordinatrice d’une étude à paraître sur les violences en villes, elle cite l’urbanisation accélérée du sous-continent, avec des cités qui ont « grandi de façon anarchique », en à peine deux générations. Certains quartiers poussant à toute allure ont été oubliés de l’État et des services publics, créant des poches d’exclusion.

À ce tableau se greffent des inégalités qui ont résisté aux années de croissance faste. La région Amérique latine et Caraïbes est celle où les disparités de revenus sont les plus marquées dans le monde, selon le coefficient de Gini. Elle affiche aussi un taux de chômage des jeunes préoccupant. Quelque 21 millions des 15-24 ans – soit 8 % de la jeunesse – appartiennent à la catégorie des « ninis » : ni éducation ni travail. Et parmi ceux qui détiennent un emploi, ils sont deux fois plus nombreux dans le secteur informel.

Un sentiment d’impunité règne

Résultat, la criminalité, loin d’être généralisée à l’échelle des territoires, se concentre dans certains quartiers. Les auteurs comme les victimes d’actes de violence sont en majorité de jeunes hommes, peu qualifiés et de milieux défavorisés. « Si vous vivez dans une favela, le choix peut être vite fait entre trimer du matin au soir pour presque rien ou adhérer à la bande de votre voisin trafiquant qui se promène avec une chaîne en or autour du cou », résume l’économiste brésilienne Cristina Terra, professeur à l’Essec.

D’autres facteurs s’ajoutent, comme la circulation massive d’armes à feu dans des pays où la législation reste lâche. Qui plus est, un sentiment d’impunité règne, avec moins de 10 % de cas d’homicides « résolus » dans certains pays de la région, contre 80 % en Europe. Quant à la police, elle est souvent moins perçue comme un garant de la sécurité que comme une force d’oppression.

Il y a pourtant des raisons d’espérer. Ainsi en Colombie, la violence a connu une décrue spectaculaire ces dernières années. Une tendance particulièrement nette à Medellin, ancien terrain d’affrontement entre cartels de la drogue devenue, selon le magazine Forbes, l’« une des dix villes les plus cool de la planète » et un pôle high-tech. La trêve entre bandes criminelles y est sans doute pour quelque chose. Mais aussi la mise en place, par la municipalité, de politiques publiques visant une meilleure prévention, une prise en charge de la jeunesse et un désenclavement des quartiers périphériques, symbolisé par le métrocable qui connecte le centre avec les hauteurs de la ville.

« L’approche dure ne suffit pas, estime la chercheuse de l’AFD, Andrea Morales. Face à un phénomène aux causes multiples, il faut concevoir une réponse intégrale. » Le contraire du credo sécuritaire de M. Bolsonaro, le nouvel homme brésilien et ex-capitaine d’infanterie se contentant de clamer qu’« un bon bandit est un bandit mort ».
 Marie de Vergès
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« UN BON BANDIT EST UN BANDIT MORT »
ILLUSTRATION MOSKA SANTANA