vendredi 2 novembre 2018

ITALIE. UN CALENDRIER MUSSOLINI DANS LES KIOSQUES, COMME SI DE RIEN N’ÉTAIT


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DISEGNO DI DORIANO SOLINAS
Un matin, l’écrivain Paolo Giordano tombe nez à nez, dans un kiosque, avec un calendrier à l’effigie du Duce. Si la question d’un retour du fascisme resurgit régulièrement dans le débat italien, il lui semble qu’elle se pose aujourd’hui avec une acuité nouvelle. Quand, et comment, la présence d’un tel calendrier est-elle devenue pire qu’acceptable : anodine ?
CALENDRIER MUSSOLINI 
CORRIERE DELLA SERA
Dimanche, gare de Rome-Termini, huit heures du matin. Les gens ont l’air plus dispos que d’habitude. L’effet du passage à l’heure d’hiver, peut-être. J’entre dans un kiosque pour acheter de l’eau et des journaux. Il y a un peu d’attente à la caisse.

Dans un premier temps, je le remarque sans vraiment le reconnaître, comme si mon esprit se refusait à enregistrer cette anomalie. C’est un mécanisme cérébral assez courant, qui fait que l’on se refuse à voir les choses quand elles apparaissent là où l’on ne s’attendrait jamais à les voir.

Et pourtant cela ne fait pourtant aucun doute, il est bien là : entre le calendrier de la Juventus et celui de Mission impossible, mais bien en vue au-dessus des autres, le calendrier 2019 de Benito Mussolini est en vente. De là-haut, il me fixe de ses petits yeux noirs. Je me dis qu’il doit s’agir d’autre chose, d’une revue d’histoire un peu clinquante ou d’une nouvelle collection sur le XXème siècle. Je regarde d’un peu plus près. À côté du portrait et du nom en lettres dorées, il y a une citation manuscrite, mais je suis trop loin pour la déchiffrer ; j’arrive en revanche parfaitement à lire la signature, présentée comme un autographe de star.
CALENDRIER MUSSOLINI 

C’est bien un calendrier Mussolini. Et il est bel et bien en vente au kiosque à journaux de la gare Rome-Termini, par un matin d’octobre. En 2018.

“C’est la grande distribution qui nous l’envoie”

Je suis de nature plutôt timide et je lie difficilement conversation avec les inconnus, mais au moment où je me retrouve devant la jeune vendeuse, c’est plus fort que moi : “Vous vendez vraiment des calendriers Mussolini ?” Prise de court, elle ne répond pas tout de suite. Visiblement, je suis le premier à lui poser la question. Elle me dévisage, cherchant peut-être à deviner ce que j’ai derrière la tête, puis elle lâche : “C’est la grande distribution qui nous l’envoie.

Son ton n’est ni courtois ni désagréable. Il est parfaitement neutre. Les gants de latex bleu, qu’elle porte pour manipuler l’argent et les marchandises, accentuent cette sensation d’indifférence à l’égard de tout ce qui l’entoure. “D’accord, mais vous, vous les exposez.” À ce moment-là, elle détourne le regard. “C’est compliqué”, tranche-t-elle. J’insiste : “Vous ne pouvez pas faire ça, ça choque beaucoup de monde” – mais elle est déjà passée au client suivant.

Je m’éloigne du kiosque et je me dirige vers les quais, avec ma bouteille d’eau, mon journal et un léger tremblement dans les bras, comme cela m’arrive à chaque fois que je m’accroche avec quelqu’un. Je ressens le même mélange d’effarement, de dégoût et d’impuissance que si je venais d’assister à un accident de la route.

À quel moment est-ce arrivé ? Quand a commencé l’amnésie ? Quand avons-nous baissé la garde au point de tolérer que Mussolini devienne un poster à accrocher dans sa chambre ? On ne vend pas de calendriers de Franco dans les kiosques de Madrid. À Berlin, on ne trouve pas de souvenirs à la gloire du nazisme.

Désinvolture obscène

Pour me rassurer, je me dis qu’on a peut-être toujours vendu des calendriers de Mussolini en Italie, que le marché imbécile a pris soin de satisfaire jusqu’à cet infime segment du public. Ce qui est sûr, c’est que je ne me serais jamais attendu à en voir un exposé avec une désinvolture aussi obscène. Et si, jusqu’à présent, ils étaient enfouis sous des piles d’autres papiers, relégués dans les coins comme les revues pornos, comment interpréter qu’on les trouve maintenant étalés à tous les regards ? Peut-être ce segment du public n’est-il plus aussi infime que cela.

Des heures ont passé et cette phrase continue de me trotter dans la tête : “C’est la grande distribution qui nous l’envoie.” Je sens monter une légère nausée, et je ne sais plus si c’est à cause du calendrier lui-même ou du détachement, de la lassitude et de l’ignorance avec laquelle la jeune femme, qui doit avoir à peu près mon âge [35 ans], s’en est lavé les mains, toutes gantées de bleu qu’elles étaient.

Ou bien si c’est pour autre chose encore : pour ne pas avoir grimpé au rayonnage et arraché cette abomination du mur, pour ne pas avoir tourné les talons en abandonnant la bouteille d’eau et le journal – qu’ils les vendent à quelqu’un d’autre. À cause de cette indulgence polie, la mienne, la nôtre, un peu incrédule, un peu désemparée, que nous conservons tandis que s’installe autour de nous la catastrophe.
Paolo Giordano