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À QUINTERO, UNE HABITANTE DE LA RÉGION MONTRE LES LÉSIONS CUTANÉES DE SA FILLE, VRAISEMBLABLEMENT CAUSÉES PAR L’INTOXICATION AU GAZ. PHOTO MARTIN BERNETTI. AFP |
Plus de 1 600 personnes ont subi des émanations de gaz dans les localités de Quintero et Puchuncaví. Mais depuis deux mois, les habitants en proie à la pollution industrielle sont confrontés à l’inaction des autorités.
Le 21 août, dans le collège de Quintero où travaille Joshua Cadima, plusieurs élèves se plaignent de maux de tête, de nausées… Ce professeur d’arts est chargé de les emmener à l’hôpital de la ville. Sur place, la salle d’attente et les couloirs sont saturés : «Il y avait une soixantaine d’enfants intoxiqués, sous perfusion, et des enfants continuaient d’arriver. Certains ne pouvaient pas marcher», se souvient-il, encore marqué par la scène. Un mois plus tard, son fils de 14 ans présente les mêmes symptômes, et vomit plusieurs fois. «Il avait des fourmis dans les jambes, très intenses, et ne répondait pas aux tests de réflexes. La médecin a tout de suite écarté l’hypothèse d’une indigestion, et a dit "c’est une intoxication à cause d’un gaz"», décrit Joshua Cadima. Ces dernières semaines, «une ou deux personnes arrivent chaque jour à l’hôpital, avec les mêmes symptômes», assure María Araya, présidente du Conseil des usagers de l’hôpital de Quintero, une instance qui regroupe habitants, salariés et direction de l’hôpital. Mais après plus de 1 600 cas établis, ni le gaz ni l’entreprise responsables de ces intoxications n’ont été identifiés.
Cuivre
Quintero et Puchuncaví, une commune voisine, 50 000 habitants à elles deux, n’avaient jamais connu une intoxication au gaz de cette ampleur. Mais les deux villes sont coutumières des épisodes de pollution : depuis la plage de Quintero, déserte en ce jour nuageux du printemps austral, on aperçoit clairement de grandes usines installées le long de la baie. Juan Suárez, pêcheur et père d’une enfant intoxiquée en août, pointe du doigt les cheminées, les conduites d’hydrocarbures et les cuves de stockage blanches : «C’est là-bas que commence la zone industrielle, pile entre les deux communes. Voyez les usines, les unes à la suite des autres, dix-huit au total», énonce ce petit homme, membre du syndicat de pêcheurs S-24, fondé après une marée noire dans la baie.
Quintero est ce qu’on appelle au Chili une «zona de sacrificio», une zone sacrifiée à cause de la pollution. Une fonderie-raffinerie de cuivre, quatre centrales électriques à charbon, des terminaux pétroliers et gaziers, et des usines chimiques s’y sont installés progressivement depuis les années 50, avec le soutien de l’État. 43 % des hydrocarbures importés chaque année dans le pays arrivent ici.
«Le nombre de cas d’intoxication diminue les jours fériés et le week-end», observe Hernán Ramírez, chercheur à la fondation environnementale chilienne Terram. «Pour nous, il n’y a pas de doute : cela vient des usines, et l’État n’a pas pris de mesures suffisantes pour établir quels sont les polluants responsables», ajoute cet ingénieur, originaire de Quintero.
Le lendemain du premier pic d’intoxications, fin août, le ministère de l’Environnement envoie à Quintero un nouvel appareil, qui permet de mesurer près de 120 substances, et qui détecte dans l’air trois produits dangereux pour la santé : du toluène, du nitrobenzène et du méthylchloroforme, un gaz pourtant interdit au Chili et dans de nombreux autres pays, pour son effet négatif sur la couche d’ozone. Mais pour l’instant, la ou les entreprises à l’origine de leur émission n’ont pas été identifiées, et aucun lien n’a pu être établi entre ces substances et les intoxications. Dans les jours qui suivent, les autorités suspendent les cours. Le président Sebastián Piñera, de droite, se rend sur les lieux. Peu après, un hôpital de campagne vient renforcer les services de l’hôpital local, et une alerte environnementale est lancée, pour réduire l’activité des industries quand le vent n’est pas suffisant pour disperser les polluants.
«Fermez les usines, pas les écoles», répondent les habitants et les associations. Un slogan repris par Joshua Cadima, dont les enfants ont perdu près d’un mois de cours. Aujourd’hui, il s’interroge sur l’action des autorités, car son fils n’a été soumis à aucun examen pour établir les causes de l’intoxication. «Réaliser des examens toxicologiques requiert l’autorisation du secrétaire régional ministériel à la santé [nommé par le gouvernement, ndlr], affirme María Araya. Mais pour le moment, il n’a pas donné d’instructions à ce sujet.»
Le professeur de médecine Andrei Tchernitchin reçoit dans son laboratoire de l’université du Chili, à Santiago. Il s’est rendu à Quintero fin septembre afin de réaliser un rapport sur les intoxications en cours dans la commune, pour le compte de l’Ordre des médecins dont il préside le département de l’environnement. «C’est incompréhensible qu’après plus de deux mois, la cause des intoxications n’ait toujours pas été établie, s’emporte-t-il. La seule chose que l’organisme chargé de gérer ce type d’urgence a faite, c’est de venir dire aux habitants : "Tout est sous contrôle, ne vous inquiétez pas ." Alors qu’en présence d’un gaz qui produit ce genre de symptômes, il aurait fallu au minimum évacuer les jeunes enfants et les femmes enceintes, car les substances chimiques détectées peuvent laisser des séquelles chez le fœtus.»
«Dignité»
Depuis fin septembre, les cours ont repris, sauf dans certains lycées occupés par les élèves en signe de protestation. Des perquisitions ont aussi été menées par la police et les services de l’environnement dans différentes usines de la zone industrielle, sans trouver l’origine des gaz toxiques détectés dans l’air fin août. «Cette situation nous met très en colère», insiste Sebastián Santos, jeune porte-parole des associations et des habitants qui occupent depuis des semaines la place principale de Quintero, qu’ils ont rebaptisée «place de la dignité». «On a peur aussi, parce qu’à tout moment on se dit que quelqu’un peut mourir», précise-t-il, pendant que quelques habitants et militants préparent le dîner sous un abri de fortune. Ils s’apprêtent à passer une nouvelle nuit sur la place, dans des tentes, et affirment vouloir rester tant que leurs revendications ne seront pas satisfaites. Ils demandent notamment à ce que le Chili adopte des normes environnementales conformes à celles recommandées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), «l’arrêt des activités de la zone industrielle jusqu’à ce que les responsables soient trouvés, […] la fermeture des centrales électriques à charbon aujourd’hui obsolètes et de la fonderie de cuivre», ou encore l’embauche de médecins spécialistes à l’hôpital local.
ALEJANDRO CASTRO, L’UN DES LEADERS DE LA CONTESTATION, A ÉTÉ RETROUVÉ MORT PHOTO FACEBOOK ALEJANDRO CASTRO |
Passé
De l’autre côté de la zone industrielle, la commission d’enquête parlementaire sur la pollution et les intoxications dans la baie de Quintero siège ce jour-là à Puchuncaví. Pour s’y rendre, il faut longer les usines, les cheminées, et des dunes de charbon stocké à ciel ouvert. Dans une modeste salle communale, les députés auditionnent la secrétaire régionale ministérielle à l’Environnement, Victoria Gazmuri. Les maires des communes concernées n’ont pas fait le déplacement. «Nous avons renforcé les contrôles et multiplié par trois ou quatre le nombre d’inspecteurs», se défend-t-elle, avant d’évoquer la question de la présence de méthylchloroforme dans l’air : «Lors des premières mesures réalisées, l’appareil n’avait été utilisé qu’une seule fois auparavant, au moment de la formation des fonctionnaires […], et apparemment, du méthylchloroforme aurait été détecté», dit-elle avant de mettre en doute ces mesures, le gaz ayant été détecté en quantité trop faible selon elle.
«Invoquer cette raison pour justifier le fait de ne pas réaliser de contrôles dans les entreprises et sanctionner ceux qui l’utiliseraient nous semble aussi ridicule que le niveau de négligence de l’État» concernant la pollution dans la zone, tranche Diego Ibañez, député de la coalition d’opposition Frente Amplio (gauche) et président de la commission d’enquête.
L’annonce de la détection de ce gaz, fin août, nourrit en tout cas les soupçons des habitants mobilisés contre la pollution : Oxiquim, une entreprise chimique de la zone industrielle, produisait ce gaz dans le passé. Le président du directoire de la firme, un avocat, a défendu le président, Sebastian Piñera, dans plusieurs affaires, et a longtemps été l’associé du mari de la ministre de l’Environnement.
Lors de sa visite dans la commune en septembre, le chef de l’Etat a promis un plan de «dépollution» à partir de 2019, pour négocier avec les usines une baisse de leurs émissions, aujourd’hui mesurées par les entreprises elles-mêmes. Le plan précédent, adopté sous le gouvernement de la socialiste Michelle Bachelet, avait été retoqué par la Contraloría, une instance de contrôle administratif, car il aurait permis aux entreprises d’augmenter les émissions polluantes. «On a déjà attendu cinquante ans, on ne veut pas attendre cinquante années de plus, résume Juan Suárez, du syndicat de pêcheurs S-24. On sait que les entreprises ne vont pas partir, mais au moins qu’elles investissent dans des technologies plus propres.»