mardi 9 mars 2010

A Concepcion, la vie reprend après le séisme

De sa residencial, la pension de famille qui, avec ses douze chambres, la faisait vivre depuis trente ans, il ne reste que la façade, couleur vert pomme, et son écriteau : "Locations au mois et à la journée. Avec ou sans repas". Le tremblement de terre du 27 février a éventré cette vieille maison dont les murs ont chuté côté jardin. Cette nuit-là, Maria et ses deux clients ont pu sortir à temps sans la moindre écorchure.
Au carrefour des rues Freire et Lincoyan, des carabiniers recherchent, à l'aide de chiens renifleurs, quatre cadavres enfouis sous la structure effondrée du magasin Polar. Une tâche difficile dans cette masse d'éboulis. Un peu plus loin, une pelleteuse libère une rue de ses gravats.
Avec plus de 500 000 habitants, Concepcion est la grande ville du sud, la deuxième du Chili après Santiago. L'épicentre du séisme se trouvait à 115 km de là. Elle a pris de plein fouet le cataclysme qui a fait, selon un bilan national provisoire, au moins 452 morts - mais certains évoquent 800 victimes. Le coeur historique et commercial de la cité autour de la place d'armes est le quartier le plus meurtri.
Des dizaines d'immeubles sont partiellement ou totalement détruits, isolés par des cordons de sécurité qui avertissent les passants. La majorité des rues sont barrées derrière des écriteaux avertissant du "Danger", "à cent", "deux cents" ou "trois cents mètres".
Certaines sont obstruées par des barricades de décombres. Les fils électriques et ceux du téléphone pendent, entremêlés, d'un trottoir à l'autre, au bout de leurs poteaux effondrés. Des conduites d'eau ont éclaté. Au coin des rues, des collines d'ordures commencent à exhaler des relents nauséabonds.
Violeta, une architecte, est en tournée d'inspection. Coiffée d'un casque de chantier, un gros cahier sous le coude, elle examine au porte-à-porte l'état des immeubles avec l'aide de quatre techniciens, et pour le compte de l'armée. Elle constate, d'un oeil expert : "Il y a un peu moins de dégâts par ici que dans le centre."
Là-bas, la cathédrale a tenu le choc. Le bâtiment de la municipalité, moderne et laid, beaucoup moins. Ce qui frappe la population, c'est de voir à quel point des immeubles d'habitation récents, voire quasiment neufs, ont souffert. La "Tour Higgins", tout juste achevée et pas encore habitée, a perdu une partie de sa façade. Les tours "Centro Mayor" - dix-sept étages - et "Imagina" - vingt et un étages -, devenues trop dangereuses, ont été évacuées. La mairie a, d'ores et déjà, décrété leur destruction.
Les anciens occupants ont trop peur des répliques pour envisager d'y remettre les pieds. On en a ressenti une dizaine au cours des dernières 48 heures. Les plus faibles ont fait trembler les tables ou les miroirs aux murs. Les plus fortes font sursauter le jour et réveillent la nuit. "On en a marre des répliques. On est fatigués, angoissés. On ne va pas passer notre temps à prier", observe Roberto, un concierge d'immeuble, avant d'ajouter : "Je sais bien qu'on ne peut rien faire contre la nature."
L'immeuble Alto Rio offre le spectacle le plus incongru. Avec ses quinze étages, il s'est effondré de façon atypique, sur le dos, son parking sous-terrain se dérobant sous lui. Les sauveteurs en ont retiré une quinzaine de corps. Certains habitants y ont survécu par miracle.
Un jeune couple, Ricardo et Karen, qui dormait au douzième étage, a raconté comment, après la secousse qui brisa horizontalement l'immeuble en trois, ils se sont retrouvés au sol, indemnes, protégés par un matelas, conscients et presque en colère de devoir mourir asphyxiés au lieu d'avoir été tués sur le coup.
Les pompiers les ont libérés quatre heures plus tard, en entendant leurs cris. Ils s'étaient installés dans leur appartement, il y a moins d'un mois. La nuit du 27 février était la deuxième qu'ils y passaient, au retour de leurs congés. "Vous vous rendez compte, peste Ricardo, nous avions loué une petite maison de vacances en pisé qui est intacte. Cet immeuble neuf s'est écroulé en trente secondes."
D'autres habitants de Concepcion ont une expérience moins dramatique. Jorge Palou vend des oeufs et des poulets qu'il produit à la campagne. Il a fait oeuvre de pionnier, dimanche 7 mars, en rouvrant sa boutique "bio", dans une ville où tous les petits commerces restent fermés.
Le 27 février, à 3 h 34, lorsque la terre a commencé de trembler, il était au Casino, actionnant un bandit-manchot : "C'était plein. Pensez-vous, le dernier week-end du mois, les gens avaient touché leur salaire. Les machines à sous se sont agitées comme des folles. On entendait les pièces vibrer."
L'armée, mobilisée en vertu de l'"état de catastrophe" assure une veille discrète mais rassurante pour la population, confrontée à des scènes de pillage. Les habitants de Concepcion, rencontrés dans la rue, évoquent spontanément, quoique avec douleur, ces récents épisodes. Même s'il règne dans leur pays, comme partout ailleurs dans la région, une criminalité au quotidien liée en partie au trafic de drogue, les Chiliens ont la réputation, largement fondée, et rare en Amérique latine, d'être un peuple sérieux, organisé, civique, respectueux des lois et du bien d'autrui. Voir des scènes de saccages et d'exactions se produire en ces moments dramatiques a profondément blessé la grande majorité d'entre eux. "J'ai étudié la théorie du chaos, dit Osvaldo Martinez, un étudiant en droit. Mais jamais je n'aurais imaginé la voir en pratique, à Concepcion, une ville toujours tranquille."
Dans le vide institutionnel qui a suivi le séisme, "nous étions au bord d'une guerre civile", affirme avec emphase le maire de Hualpen, Marcelo Rivera. La presse évoque le risque de "séisme social" qu'aurait couru le pays.
Les conditions de vie s'améliorent rapidement. On a rétabli presque partout l'alimentation en eau potable et très largement l'électricité. La plupart des feux de signalisation fonctionnent. Des ouvriers réparent les lignes de téléphone. L'armée enquête sur les hausses de prix injustifiées. Des équipes de jeunes pompiers, qui se disent "professionnels et bénévoles", interviennent là où il le faut.
En ce premier des trois jours de deuil national, Concepcion est au diapason du pays, grave mais déterminée à surmonter l'épreuve. Le Chili, tout entier est saisi d'un élan de solidarité envers les régions sinistrées. Un gigantesque Téléthon destiné à recueillir des fonds en leur faveur tient les téléspectateurs en haleine. Samedi soir, Michelle Bachelet et le président élu, Sebastian Piñera, y ont participé à Santiago, partageant, côte à côte, un intense moment d'émotion collective.
L'heure est plus que jamais à l'unité et au patriotisme. Comme Mme Bachelet le leur avait demandé, les Chiliens ont sorti leurs drapeaux tricolores. L'emblème national est partout : planté aux façades des maisons, ou dans les jardins, flottant aux vitres des voitures, tapissant les capots des camions, ou brandis sur les deux-roues.
Des graffitis improvisés proclament les mêmes mots d'ordre : "Vive le Chili", "Chili debout", "Nous allons relever le Chili". Manière de conjurer, par des proclamations d'optimisme et d'énergie, les malheurs et les hontes qui ont suivi les quatre minutes de terreur du séisme.
Au crépuscule, lorsque le silence s'abat sous le ciel étoilé de Concepcion, les piétons rentrent chez eux, quittant la place d'armes où trône, sur sa statue, le seul habitant impassible de la ville, son fondateur, en 1550 : Don Pedro de Valdivia. Ce vaillant capitaine, premier gouverneur du Chili à donner son nom à la ville située un peu plus au sud, où se produisit, en 1960, le plus violent séisme jamais enregistré sur la planète.

Jean-Pierre Langellier Envoyé spécial du LE MONDE