PAZ
ROJAS ET quelques COLLABORATEURS de la commission de dÉfense des droits de l’homme,
des travailleurs sociaux, des mÉdecins et des juristes.
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Le 11 septembre 1973
À cinq heures et demie, en cet après-midi du 11 septembre 1973, la professeure en neurologie Paz Rojas, spécialiste de la mémoire et de ses implications psychiques, est appelée au téléphone. A l'autre bout, l'un des proches d'Allende a le temps de glisser trois phrases :
« Pacita (le diminutif affectueux de Paz, dont le prénom veut dire “ Paix ”), tout est fini. Allende s'est suicidé, Patricio Guijón l'a vu, il nous a fait sortir et s'est rendu… Il nous a tous sauvés ! Mais tout est fini… fini… ».
Puis la voix s'évanouit dans un silence de mort.
Pendant quelques minutes, Paz et tous ceux qui l'entourent ont l'impression que la terre s'est arrêtée de tourner. Ils comprennent ou pressentent que quelque chose de terrifiant va avoir lieu. Très vite, Paz comme tous ceux qui ont cru en l'expérience socialiste au Chili, se rendent compte que l'enfer vient à peine de commencer.
Les heures, les journées et les semaines suivantes transforment la fin de l'Unité populaire, le parti politique de Salvador Allende, en une tragédie morbide et sanglante.
Cachés derrière la cordillère des Andes, des hommes en treillis kaki et en bottes noires pénètrent partout, en force, embarquent les opposants, les torturent, les font disparaître, pendant que les citoyens se terrent chez eux. L'état de siège immobilise la société, donnant aux seuls militaires le droit de circuler… de tuer et de faire régner l'ordre. « Leur » ordre.
Résister : une histoire de famille
Paz est de celles qui se tiennent naturellement prêtes à résister. Elle ne courbe pas l'échine, ne se rend pas : au contraire, elle réfléchit comme son père Manuel Rojas, écrivain anarchiste, né dans une famille chilienne extrêmement pauvre qui avait émigré à Buenos-Aires au début du siècle.
Il avait dû quitter l'école à huit ans pour se livrer à toutes sortes de petits boulots, était revenu au Chili à seize ans en traversant la Cordillère à pied, s'était marié et avait eu trois beaux enfants, puis s'était retrouvé veuf en 1936. Paz avait alors quatre ans.
Deux ans plus tard, c'est dans la rue Matucana, dans un quartier très pauvre, que Manuel s'était installé avec son ami Máximo Jeria (grand-père de Michelle Bachelet), également veuf et père de quatre enfants. Ensemble, les deux pères et leurs sept enfants se sentaient plus forts.
C'est là que Paz rencontre pour la première fois la brutalité dont usent les services sanitaires chiliens à l'encontre des gens modestes :
« Ils sortaient les pauvres gens de leur logement et aspergeaient chaque pièce de gamexano (un insecticide dont on a découvert plus tard qu'il était neurotoxique) avant de les déshabiller… comme on désinfecte des chiens galeux. »
Cette image d'un homme qui en humilie un autre, son regard cruel et pervers, restent à jamais gravés dans l'esprit de la jeune Paz qui, au mépris d'une tuberculose invalidante pour une année entière, se lance dans des études de médecine.
Et il lui suffit de songer à la dure vie qu'a connue son père, jamais défaillant, toujours fidèle à ses rêves et à ses valeurs, pour relever ses manches et répondre « présente » dès qu'on fait appel à elle.
Aider les torturés : tu peux, toi ?
Aussi, un jour d'octobre 1973, peu de temps après le coup d'État du 11 septembre, elle se sent prête à tout lorsqu'une femme l'aborde discrètement au coin de sa rue, pour lui glisser qu'on a besoin d'elle, de son aide, de l'énergie que lui donne sa volonté.
« Paz ─lui dit cette femme─, un comité œcuménique qui rassemble les églises chrétiennes et les autorités juives s'est constitué pour recevoir des femmes et des hommes ayant subi la torture, mais aussi des proches de disparus qui les cherchent désespérément.
Ils arrivent en état de choc. Ils ont besoin d'aide, il faut les soigner, les écouter. Mais la plupart des médecins ne veulent pas les recevoir, de peur des représailles de l'armée... Tu pourrais, toi… ? ».
A l'origine de ce comité pluriconfessionnel se trouve Helmut Frentz, pasteur protestant d'origine allemande (il sera expulsé par le gouvernement militaire en 1975), qui avait convaincu l'évêque de Santiago, Raúl Silva Henríquez, que l'Église ne pouvait pas rester les bras croisés : elle devait s'organiser pour sauver ceux qui étaient dans le collimateur de la dictature !
Et c'est ainsi que Paz et deux collègues, Katia Reszczynski et Margarita Pérez, psychiatres qui suivaient une année de neurologie, commencent à traiter celles et ceux, jeunes et moins jeunes qui reviennent après des jours ou des semaines de disparition, le corps tuméfié, les yeux hagards, éteints, comme si leur pupille s'était emplie de ténèbres. Ils ont été humiliés, cassés, détruits, ont subi des tortures, assisté à des exécutions, côtoyé des disparus...
Paz se souvient que « chacun racontait la torture de manière différente, chacun avec sa douleur, sa peine, sa rage, son désespoir. La torture est l'une des expériences les plus marquantes de l'être humain, parce que le but du tortionnaire et de l'organisme dont il relève est de détruire l'autre. Et parce que nul ne sait comment il résiste à la torture. »
L'ambassade de Suède cachait des opposants à Pinochet
PAZ ROJAS REÇOIT LE PRIX LISL ET LEO EITINGER PAR L’UNIVERSITÉ D’OSLO EN 1999, POUR SON REMARQUABLE APPORT À LA CAUSE DES DROITS DE L’HOMME AU CHILI. photo Hanne Buxrud |
Encore une fois, la jeune neurologue s'engage avec le sentiment de « faire son devoir ». Et c'est avec la complicité du premier secrétaire de l'ambassade de Suède, Martin Wilkens, qu'elle se rend clandestinement dans une maison où se cachent des persécutés politiques afin de les écouter, de les aider, de soigner leurs corps brûlés et leurs âmes meurtries.
Recueillir les témoignages : écrire pour la mémoire d'un pays
Lentement, doucement, patiemment Paz recueille les témoignages.
« Ceux qui avaient été torturés savaient que nous avions de l'empathie pour eux, que nous étions du même bord. Katia faisait partie du MIR, moi je n'appartenais à aucun parti politique à l'époque mais j'étais une femme profondément à gauche comme mon père qui était un ami d'Allende.
Ils savaient qu'ils pouvaient nous faire totalement confiance. Alors ils nous racontaient tout, jusqu'au moindre détail. Notre écoute, notre affection leur donnaient la confiance et la force suffisante pour continuer… ».
C'est qu'il n'en va pas de la torture comme d'une épreuve qu'on oublie et dont on sort grandi, plus fort : « Quand la torture casse un être, il ne se relève pas forcément. ».
Les témoignages qui prennent la forme de fiches le plus souvent écrites à la main, constituent autant de preuves utiles au pasteur Frentz et à d'autres membres du comité œcuménique pour accuser Augusto Pinochet et alerter l'opinion publique internationale.
Malheureusement, l'entourage de Pinochet le prend très mal et, grâce aux fiches en question, remonte jusqu'aux auteurs, qu'il empêche d'acheminer les informations à l'étranger. De ce fait, elles deviennent des cibles pour la dictature.