Nous sommes en septembre 1974 ; le coup d'Etat est vieux d'un an, et Paz est couchée chez elle, au repos complet après une mauvaise chute qui lui a provoqué une fracture du rachis.
Elle doit se rendre à l'hôpital pour une radiographie le 17 septembre, mais elle décide, sans raison, d'y aller la veille. S'agit-il d'un pressentiment ? Elle ne s'en souvient pas, mais ce qu'elle apprend vite, c'est que ce rendez-vous médical avancé lui a permis d'échapper à la Dina (Direction d'intelligence nationale, les services secrets de la dictature), laquelle, le 17, envahit l'hôpital et enlève Katia Reszczynski, tout en cherchant à mettre la main sur Paz.
« Katia savait que j'étais alitée et qu'une personne devait venir chercher mes enfants ce jour-là, pour les emmener à l'école. Elle a compris que la Dina voulait aller me cueillir chez moi, elle a traîné pour gagner du temps et, ce faisant, elle m'a sauvée. »
A l'hôpital, la terreur est telle qu'aucun médecin n'a osé décrocher le téléphone pour alerter Paz et lui dire de quitter immédiatement sa maison.
Clandestine
Si la chance a voulu que Paz ne soit pas faite prisonnière ce jour-là, elle doit dorénavant se cacher. Elle continue ses consultations à l'ambassade de Suède qui, mesurant clairement la menace, lui propose l'asile, tout comme le font celles de Grande-Bretagne et de France.
Mais la jeune femme a une idée fixe :
« Je ne voulais pas sortir du Chili sans passeport, je ne voulais pas m'exiler, pour ne pas perdre ma liberté ; pour pouvoir revenir quand JE le désirerais, pas quand la dictature me le dicterait. Il me fallait obtenir un passeport.
Un jour, j'ai appris qu'une femme possédant une agence de voyage pouvait obtenir ce document parce qu'elle avait des relations dans une mairie et je me suis adressée à elle… Elle a accepté de m'aider. »
Quelques semaines plus tard, le 24 novembre 1974, Paz Rojas est dans un avion pour Stockholm, un vrai passeport en poche. Puis elle s'installe en France avec son mari et ses deux enfants de 8 et 11 ans, où la rejoint Katia, que la Dina a fini par relâcher.
En exil, elles reçoivent d'anciens prisonniers politiques chiliens
Ensemble, le duo –auquel s'ajoute le Dr. Patricia Barceló, elle aussi torturée par la Dina puis expulsée- poursuit son travail sur la torture en recevant plus de 300 anciens prisonniers politiques chiliens.
« Accompagner les victimes de la dictature qui affluaient en France, c'était non seulement travailler sur leur passé, mais aussi anticiper leur état futur.
La torture est un sujet qui vous prend aux tripes, et dont on sort difficilement. J'avais l'impression que c'était notre devoir de comprendre. Que s'était-il passé ? Pourquoi en était-on arrivé à cette violence-là ? Qu'est-ce qui avait poussé des hommes à traiter leurs semblables avec autant de haine ? Où naissait la pulsion de vouloir faire du mal à un autre être humain, à un semblable ?
Comment Pinochet avait-il réussi à faire en sorte que les forces armées, la police et les services secrets incarnent la répression avec autant de hargne ? Comment avait-il insinué dans leur esprit l'image d'un “ennemi” qu'ils devaient à tout prix rayer des vivants, exterminer ? Quelle était la stratégie hissée en système des autorités tortionnaires ? … »
Une enquête en profondeur
Les praticiennes chiliennes se lancent dans une enquête de fond qui aboutit à la publication d'un livre (Torture et résistance au Chili, 1990). Elles découvrent le livre où Joseph Comblin analyse la mainmise des États-Unis sur l'Amérique latine à partir des années 50, et la doctrine américaine de la « sécurité nationale ».
En 1976 elles voyagent aux États-Unis, où elles inter-viewent, ─une semaine avant son assassinat par les agents de la dictature, en septembre, dans le cadre du plan Condor─, Orlando Letelier, ancien ambassadeur du Chili et ministre de la défense du gouvernement socialiste.
En même temps, elles poursuivent leur travail avec les victimes chiliennes de tortures : « Ceux qui avaient été torturés décrivaient les techniques employées et leurs tortionnaires avec tant de précisions physiques et comportementales, que nous avions réussi à identifier près de vingt responsables. »
Le courage de revenir alors que le pays est mené par une dictature sanglante
En 1981, Paz revient au Chili. Elle trouve un pays brisé, où circulent autour d'elle par milliers les mêmes histoires atroces qu'elle a recueillies en France. Jusque dans sa famille, un beau-frère, un neveu, un cousin ont été emprisonnés, torturés, certains ont même disparu. Elle ressent le besoin d'être là, « près de ceux qui se battaient, ici, au Chili ».
Et elle rejoint le CODEPU, « Comité de défense des droits du peuple », œuvre de la religieuse Blanca Rengifo et de la sœur d'Orlando Letelier, l'avocate Fabiola Letelier. « Cette association de défense de Droits de l'homme, indépendante, était cataloguée extrémiste –donc terroriste– par la dictature ».
BLANCA RENGIFO, RELIGIEUSE ET AVOCATE DE GAUCHE PROCHE DU MIR, ET LA JURISTE FABIOLA LETELIER DEL SOLAR, LES FONDATRICES DU CODEPU.
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Les médecins qui œuvrent au CODEPU (financé depuis 1983 par le Fonds des NU pour les victimes de la torture) parviennent à pénétrer dans les prisons tous les mercredis et samedis, pour soigner les prisonniers politiques.
C'est précisément ce qui intéresse Paz : elle trouve dans cette organisation une nouvelle équipe de résistance à la dictature, une équipe formée de juristes, médecins, psychologues, assistantes sociales, dont les membres sont doués d'une capacité d'empathie peu commune, des gens prêts à se sacrifier pour une cause, résister à l'oppression des militaires.
A plusieurs reprises, on lui propose d'ouvrir un cabinet pour gagner de l'argent, sans doute beaucoup d'argent, mais Paz préfère travailler au sein de la CODEPU où elle est volontaire.
Elle parvient à ignorer les coups de téléphone en pleine nuit, à tenir bon face aux menaces de mort, aux violentes descentes policières, aux innombrables détentions « qui pouvaient durer d'une journée jusqu'à une semaine » ; elle participe à un travail de formation d'avocats et d'équipes médico-sociales dans six grandes villes du Chili. « Nous avions une immense force. Nous faisions face à la dictature de manière très courageuse.»
L'une de ces équipes, à Valdivia, au Sud du Chili, est d'ailleurs encore sur pied aujourd'hui, même si les aides financières dont bénéficiait l'organisation ont disparu.
La CODEPU continue de publier des livres traitant non seulement de ce qu'ont subi les personnes torturées et leurs proches sur le coup, mais encore des répercussions désastreuses de la torture sur les trente-sept années de vie qui les séparent des événements.
Témoin au procès des tortionnaires chiliens à Paris
Au procès, en décembre 2010 à Paris, des tortionnaires chiliens accusés d'avoir assassiné quatre Franco-Chiliens, Jean-Yves Claudet, Alfonso Chanfreau, Etienne Pesle et Georges Klein, Paz figurait parmi les « grands témoins » chargés de décrire le contexte historique des différentes disparitions.
« A partir de l'assassinat des quatre hommes, on voyait se dérouler l'histoire du drame qu'a vécu le Chili avec la dictature : Klein, c'était le coup d'État du 11 septembre et La Moneda ; Pesle, c'était l'histoire de la réforme agraire avec Allende : on a beaucoup parlé des paysans et des Mapuche. Chanfreau, c'était la DINA, et Claudet c'était « l'opération Condor. »
En entendant la justice française prononcer treize condamnations (les deux chefs de la DINA, les généraux Manuel Contreras et Pedro Espinoza, ont été condamnés à la prison à perpétuité et onze autres agents de la répression à des peines de quinze à trente ans), Paz, comme tous ceux qui assistaient au procès, ont compris que l'ombre de Pinochet avait été présente tout le long du procès, parce que c'était bien lui le principal coupable.
A la fin du procès, elle ressentit une paix intérieure indescriptible : c'était « la première fois que je voyais fonctionner une justice vraie, profonde et respectueuse ». L'impression que le droit triomphait enfin sur la barbarie. Et que pour la première fois, une justice avait rendu hommage à tous ceux qui sont morts pour avoir résisté.