lundi 12 mai 2008

Révélations du tortionnaire Aussaresses

Le sulfureux général Aussaresses
revient avec de nouvelles confessions
explosives.
- Voilà, certains étaient même devenus tout simplement chefs des Services spéciaux, notamment au Chili. C'est un bon exemple. Dans ces années, nous avions, nous Thomson, un contentieux avec le Chili de Pinochet, un contentieux qui s'éternisait et bloquait toute coopération entre notre société et l'Etat chilien. Mon agent là-bas, Oscar Ahues, était très valable. D'origine libanaise, c'était un très bon catholique. Dans son grand bureau de Santiago, trônait une superbe image de la Sainte Vierge. Il été surtout très copain avec Pinochet. Pour vendre des armes, il lui arrivait de traiter directement avec lui. Un jour, donc, il me téléphone : "Paul, tu devrais venir pour démêler une histoire qui n'en finit pas. Je crois que toi seul peux leur faire entendre raison, car le gars que tu auras en face de toi, tu le connais bien, il était attaché militaire au Brésil en même temps que toi, c'est le général Gordon." Je m'exclame . - "Et qu'est-ce qu'il fout, le général Gordon, maintenant dans son pays ? - Il est chef de la région militaire. - La région militaire ? Et alors, c'est un bidasse comme les autres, qu'est-ce que j'en ai à faire ? - Tu ne comprends décidément rien. Eh bien, c'est le titre qui camoufle les Services spéciaux. Le général Gordon est le chef officieux des Services spéciaux, la DINA."

- Sur quoi portait ce contentieux?

- Le Chili avait commandé à Thomson Brandt la construction d'une usine de
nitroglycérine, il y avait quelques années, avant que je n'arrive dans la boîte. Brandt avait étudié le coup et construit cette usine, mais, c'est vrai, ils avaient mis le temps. Des années plus tard, donc, les Chiliens ont décrété que Brandt leur devait de l'argent pour compenser les retards. Ils voulaient en quelque sorte des indemnités. Je crois que les bouleversements politiques du pays n'étaient pas étrangers à ce temps perdu dans la construction. Une mission chilienne avait été envoyée en Angleterre pour déterminer la somme due. Les Chiliens voulaient une grosse somme qui correspondait aux intérêts de ce qu'ils avaient payé avant que l'usine ne sorte de terre. Mon chef Scotto est d'accord pour que je prenne en charge l'affaire. Je rends donc visite aux juristes et aux conseillers financiers du groupe pour discuter d'une solution.

- Le litige portait sur une somme importante?

- Très importante. Un million de dollars de compensation...

- C'est beaucoup.

- C'était leur calcul. Les conseillers du groupe Thomson Brandt voulaient engager un avocat international qui connaîtrait ces histoires d'armement. Mais ils hésitaient, car cela faisait grimper sérieusement la facture.

De mon côté, j'ai travaillé avec Oscar. Nous avons cherché la meilleure tactique pour, évidemment, payer le moins possible : "Paul, tu as étudié ta salade ? – Oui, j'ai étudié ma salade, je connais le dossier sur le bout clés ongles." Le contrat avait été signé par l'un de mes prédécesseurs chez Thomson, un dénommé Lévy-Jacquemin, je m'en souviens parce qu'il était le beau-frère de Maurice Schumann, un grand résistant, ministre du général de Gaulle.

- Et du côté chilien, qui l'avait signé ?

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- C'était un général de brigade (lui était, à ce moment-là, directeur du matériel militaire à l'état-major général de l'armée chilienne. Il s'appelait Augusto Pinochet.

Oscar m'explique que Pinochet, devenu chef d'Etat, ne veut plus s'occuper directement de ce genre d'histoire, mais il suit ce contentieux quand même d'assez près, et il a confié sa résolution, non pas aux militaires comme cela serait logique, mais à la DINA, ses services spéciaux. "Paul, puisque tu es copain avec Gordon, tu viens à Santiago et tu l'invites à déjeuner dans un bon restaurant que je t'indiquerai. Mais blinde-toi, arrive avec des chiffres justes. Fais attention où tu vas mettre les pieds.

- Pourquoi?

- Parce que j'ai su incidemment par Pinochet lui-même qu'ils envisagent la construction d'une autre usine d'explosifs, mais bien plus grande. Si tu les fâches, tu seras Gros Jean comme devant. Si tu sais les manœuvrer, comme je le pense, tu ramasses la mise. Fais gaffe, tu sais qu'ils sont très fiers ; s'ils ont l'impression que tu veux les flouer, tu perdras tout."

Les services juridiques de Thomson me donnent leur verdict. La compensation que demandent les Chiliens est surévaluée, et de beaucoup. Nous proposons quatre cent mille dollars. Je communique le chiffre à Oscar

- "J'ai calculé que vraiment ils demandaient trop. Je ne veux pas t'ennuyer avec le détail de mes calculs, mais je trouve qu'ils exagèrent, c'est presque le double d'un dédommagement ordinaire."

Oscar ne semble pas étonné. "Si tu veux bien, je vais donner ce chiffre à Gordon."

Quelques jours plus tard, je prends l'avion pour le Chili. Au jour et à l'heure fixés, je me présente accompagné d'Oscar au restaurant, l'un des plus chics de Santiago. Nous avons réservé une salle particulière. Gordon est là. Il n'a pas changé. Mon ancien collègue et élève - car il avait fait un stage ou deux à Manaus - est toujours mon ami. Il traîne avec lui un officier, un lieutenant-colonel qu'il me présente comme étant l'homme qui va étudier le contrat signé jadis entre Thomson et Pinochet. Je ne comprends rien, je supposais que ce travail avait déjà été fait.

Pendant les apéritifs et les hors-d'œuvre, nous évoquons quelques brefs souvenirs, puis Umberto Gordon aborde le sujet qui nous préoccupe : "Cette affaire traîne depuis trop longtemps. Un juriste de notre ministère a épluché le contrat signé par ton prédécesseur chez Brandt. Les clauses sont claires en ce qui concerne les délais de construction de l'usine. J'ai par ailleurs une chronologie des travaux. Vous avez perdu un temps fou. Nous ne voulons pas en savoir les raisons. C'est votre problème. Je crois pour ma part, et cela reste entre nous, que l'instabilité de notre régime politique ne vous incitait pas à activer le programme. Passons. Maintenant, l'ordre règne chez nous. Notre juriste a avancé le chiffre d'un million de dollars qui pourrait compenser le préjudice- Ce juriste est un commandant de la direction du matériel. Et, tu vois, lui, il se tourne vers l'homme assis à ses côtés - il est lieutenant-colonel et il travaille auprès de moi. Il va donc vérifier les comptes de son côté. Ce sera vite fait, je t'assure. Tu travailles avec lui demain et nous nous retrouvons, Oscar, toi et moi, le soir dans un autre restaurant. On essaiera de conclure.

- Pourquoi un autre restaurant? Celui-ci est très bon.

- Pour varier les plaisirs, et si ça se passe bien demain soir, comme nous le souhaitons tous, nous parlerons alors, peut-être, d'une possible nouvelle commande."

Le lendemain à la première heure, j'ai, rendez-vous au siège de la DINA avec le lieutenant-colonel. Je commence à comprendre ce que veut dire cette comédie. Nous épluchons les contrats, les rangées de chiffres, la chronologie des travaux. Le lieutenant colonel ne fait pas montre de la moindre agressivité. Moi qui étais prêt à avaler des couleuvres pour ménager la fierté de mes amis chiliens...

"J'ai revu vos comptes, j'ai lu aussi la petite note que vous avez rédigée. Vous reconnaissez les faits, vous êtes donc d'accord pour payer une compensation, mais pas aussi élevée que nous l'avions cru. Le général Gordon vous donnera le chiffre que nous proposons, ce soir quand vous dînerez avec lui." Le soir même, je suis attablé devant une bonne bouteille de vin français avec Oscar et Gordon. Il n'y a pas une ombre de suspense, car mon ami de la DINA va droit au but : "Nous sommes arrivés an même résultat que toi, mais il y aura quelques frais, es-tu d'accord ?"

J'ai compris et j'acquiesce de la tête. Autrement dit, j'ai fait économiser six cent mille dollars à ThomsonBrandt, qui a payé aussitôt, et nous avons obtenu presque immédiatement un nouveau marché.

- Qui portait sur quoi ?

- La construction de l'autre usine de nitroglycérine, celle dont Pinochet avait parlé à mon agent Oscar.

- Qui a été construite cette fois dans les délais.

- Oui.

- Mais dites-moi, nous avons oublié une chose, importante, le nerf de la guerre dans les tractations de ce niveau : les pots-de-vin. Vous avez bien sûr versé une commission au juriste ou/et à Gordon?

- Pas un sou au juriste et à Gordon ; enfin, pas directement. Il y a eu une commission versée à un intermédiaire chilien qui se trouvait en Angleterre.

- Versée sur un compte dans une banque je suppose?
- Oui.

- Et après ?

- Après, la commission est revenue tout naturellement au Chili.

- Pour qui?

- Officiellement pour l'Etat. C'est ce que nous avions décidé avec Gordon lors de notre deuxième dîner.

- En fait, votre ami Gordon n'a pas touché de commission, mais c'est tout comme.
- Voilà. Vous avez compris. Quand j'ai fait mon compte-rendu en rentrant aux Champs-Elysées (le siège de Thomson à Paris), on m'a dit que j'étais un champion, car tous les cadres connaissaient ma mission. Ce n'est pas rien de faire gagner six cent mille dollars à sa boîte. Certains m'ont donc demandé si j'avais palpé quelque chose là-dessus. D'abord, chez Thomson, nous n'étions pas à la commission. Ensuite, je n'étais qu'un simple salarié qui touchait son chèque à la fin du mois. Enfin, je n'ai jamais touché un kopeck de "com", durant toute ma carrière, je vous l'assure.

- Vous êtes resté en relation avec Gordon?

- Oui, de temps en temps, même quand il était patron de la DINA après 1980, mais je n'ai plus fait d'affaires avec lui. Il est mort d'un cancer, je crois…
(A suivre)