vendredi 4 octobre 2013

CHILI. AU NOM DES PÈRES

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LE GÉNÉRAL ALBERTO BACHELET, ARRÊTÉ APRÈS LE COUP D'ETAT D'AUGUSTO PINOCHET EN 1973 ET SOUMIS À UN CONSEIL DE GUERRE SOUS L'ACCUSATION DE TRAHISON POUR AVOIR ÉTÉ MEMBRE DU GOUVERNEMENT DU PRÉSIDENT SOCIALISTE SALVADOR ALLENDE.
Il y a tout juste quarante ans, les forces armées conduites par Augusto Pinochet renversaient le président socialiste Salvador Allende et, avec lui, la démocratie, plongeant le pays dans une dictature soutenue par la droite, persécutant la gauche, et qui, en dix-sept ans (1973-1990), fit plus de 3 200 tués ou disparus, 38 000 victimes de torture et 200 000 exilés, soit, à l’époque, 2% de la population chilienne. Aujourd’hui, elle continue de diviser le monde politique, la société et les deux candidates en lice, qui ont pourtant de nombreux points communs.

Evelyn Matthei, ancienne ministre du Travail sous l’actuel gouvernement, a été deux fois députée et sénatrice. Militante de l’Union démocrate indépendante (UDI), le parti le plus à droite du pays, elle a 59 ans, deux ans de moins que Michelle Bachelet, qui a été présidente socialiste entre 2006 et 2010. Toutes deux ont fait des études supérieures à une époque où les filles n’y accédaient que rarement. La première est devenue économiste, la seconde médecin. Matthei est d’origine allemande, Bachelet d’origine française, elles sont toutes deux blondes dans un pays où c’est plutôt rare, et ont grandi dans l’armée de l’air. « Naître dans le monde militaire marque, a déclaré le colonel à la retraite Raul Vergara dans le quotidien La Tercera. Il y a une certaine manière de regarder les choses, une base commune de sens des responsabilités et de la discipline. »

Mais ce qui frappe le plus chez les candidates, comme le remarque le sociologue Carlos Peña, « c’est que, à quarante ans du coup d’Etat, elles sont toutes deux filles de personnages historiques, de deux généraux qui, après avoir été amis et compagnons d’armes, ont choisi des camps adverses au moment du coup d’Etat. Alberto Bachelet, resté fidèle à la Constitution, partisan de Salvador Allende, et Fernando Matthei, qui a fini par devenir membre de la junte militaire et de la dictature ». Un passé qui a des échos dans le présent.

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LE GÉNÉRAL FERNANDO MATTHEI, NOMMÉ AU POSTE DE COMMANDANT EN CHEF DE L’ARMÉE DE L’AIR PAR LE DICTATEUR AUGUSTO PINOCHET  LE  24 JUILLET 1978

TORTURES DANS LES SOUS-SOLS

Tout commence en 1958, sous le soleil brûlant du désert d’Atacama. A proximité d’Antofagasta, une grosse ville minière du nord du pays, se trouve la petite base d’aviation militaire de Cerro Moreno. Un millier de personnes y vivent, dont la famille du commandant Alberto Bachelet. L’officier, extraverti et charismatique, ne tarde pas à faire connaissance avec les voisins de la maison d’en face : la famille du capitaine Fernando Matthei. Michelle, 6 ans, et Evelyn, 4 ans, fréquentent la même école. Si elles ne jouent pas beaucoup ensemble - elles ne sont pas dans la même classe et leurs mères ne sont pas spécialement proches -, une forte relation d’amitié se noue entre leurs pères, qui passent des heures à parler musique, sport et littérature. Une relation qui durera jusqu’au coup d’Etat.

Tandis qu’en 1972, Fernando est nommé à Londres, où sa fille le suit, Alberto, franc-maçon et partisan de Salvador Allende, accepte une nomination à la tête de la Direction nationale d’approvisionnement et de commercialisation (Dinac), un poste politique créé pour lutter contre le marché noir qui lui coûtera la vie. Dès les premiers jours du coup d’Etat, malgré ses problèmes cardiaques, il est arrêté. Il écrira à son fils qui vit alors en Australie : «J’ai été maintenu isolé vingt-six jours. […] Ils m’ont cassé à l’intérieur, à un moment, ils m’ont fait craquer moralement. […] Je me suis retrouvé avec des camarades des Forces de l’air que je connaissais depuis vingt ans, des élèves, qui m’ont traité comme un délinquant, comme un chien.» Début mars 1974, il est torturé à l’Académie de guerre de l’aviation (AGA), transformée en centre de torture. C’est après un violent interrogatoire qu’il meurt finalement d’un infarctus, le 12 mars 1974, dans la prison publique de Santiago, où il purge une peine pour «trahison à la patrie».

Presque quarante ans après sa mort, deux officiers à la retraite ont été mis en examen. Bien qu’une première plainte ait été écartée, l’avocat de l’Association des familles d’exécutés politiques, Eduardo Contreras, persiste à poursuivre un autre officier, le directeur de l’AGA à l’époque des faits, qui n’était autre que Fernando Matthei. A son retour de Londres fin janvier 1974, selon sa déposition, il en a pris la direction. Si son avocat explique que ce poste n’était qu’un titre sans fonction effective, Eduardo Contreras cite plusieurs témoins accusant le général non seulement d’avoir su que des tortures étaient pratiquées dans les sous-sols de l’académie et de ne pas les avoir dénoncées, mais aussi d’avoir été chargé du classement des prisonniers à leur arrivée. La cour d’appel pourrait rendre sa décision début octobre.

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LE GÉNÉRAL FERNANDO MATTHEI, NOMMÉ AU POSTE DE COMMANDANT EN CHEF DE L’ARMÉE DE L’AIR (FACH) PAR LE DICTATEUR AUGUSTO PINOCHET  LE  24 JUILLET 1978

MATTHEI ET LES ANNÉES TROUBLES

Si ce procès en pleine campagne électorale n’a pas particulièrement tendu les relations entre les deux candidates, c’est que, de manière surprenante, la famille Bachelet est convaincue de l’innocence de celui qui devint commandant en chef et membre de la junte en 1978. «Le général Matthei a toujours été notre ami, a affirmé l’épouse d’Alberto Bachelet, Angela Jeria. Je l’estime beaucoup et j’ai la conviction qu’il n’était pas à l’Académie de guerre au temps où mon mari y était.» Quant à Michelle Bachelet, elle continue de l’appeler «tonton Fernando». Des réactions qu’Eduardo Contreras met sur le compte de « la fidélité à la famille militaire ».

L’histoire des pères a en tout cas marqué celle des filles. Si Michelle Bachelet - qui militait aux Jeunesses socialistes avant la dictature - n’a jamais parlé des tortures que sa mère et elle ont subies après avoir été arrêtées en 1975, elle a déclaré lors de la commémoration dans l’ancien centre de torture Villa Grimaldi, le 11 septembre, y revenir «en tant que survivante». De son côté, Evelyn Matthei reste ambiguë sur ces années troubles où elle fut fille d’un membre de la junte. Si elle est entrée en politique seulement après la dictature, elle a voté en faveur du maintien au pouvoir d’Augusto Pinochet, lors du référendum de 1988, qui a finalement débouché sur le retour à la démocratie. Elle a aussi défendu bec et ongles son retour au Chili, lorsqu’il a été arrêté en 1998 à Londres, suite au mandat d’arrêt lancé par le juge espagnol Baltasar Garzón. Un an plus tard, alors sénatrice, elle déclarait au quotidien El Mercurio, à l’occasion des 26 ans du coup d’Etat, son «profond respect et [son] admiration pour le général Pinochet». «Je n’ai connu, ajoutait-elle, personne, hormis le Saint-Père, qui m’inspire autant de respect.»Des sentiments qu’elle évite de rappeler aujourd’hui, préférant plutôt condamner les violations des droits de l’homme et appeler à la réconciliation.

Car Evelyn Matthei a besoin non seulement de caresser dans le sens du poil les électeurs de son parti, pro-Pinochet, mais aussi de séduire les indépendants si elle veut combler l’écart qui la sépare de Michelle Bachelet, que certains donnent même gagnante au premier tour. Selon les dernières prévisions du CEP (institut de sondages de centre droit), la candidate de la droite serait à 11% et la socialiste à 45%. «Matthei mène une campagne très improvisée et très courte car, jusqu’ici, elle a surtout dû gérer la crise de sa coalition, souligne l’analyste politique Patricio Navia, face à Bachelet qui, elle, gère une victoire assurée, tentant de modérer les espérances de ses électeurs qu’elle ne pourra pas tous satisfaire étant donné la diversité de leurs attentes.»


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L'ANCIENNE PRÉSIDENTE DU CHILI MICHELLE BACHELET ET SA MÈRE ANGELA JERIA PENDANT UNE MESSE TE DEUM À L'OCCASION DE LA FÊTE NATIONALE, À SANTIAGO DU CHILI (2013). PHOTO LUN

BACHELET, CHARISME ET EMPATHIE

Les deux candidates sont arrivées dans des conditions bien différentes. «Michelle Bachelet n’avait pas très envie de se représenter (1), elle l’a surtout fait par sens du devoir», souligne Patricio Navia. Dotée d’une popularité qui n’a pas fléchi depuis son départ du pouvoir, il y a trois ans et demi, l’ancienne directrice de l’ONU Femmes à New York, connue pour son charisme et sa très forte empathie, aurait sûrement permis à la droite de remporter à nouveau la présidentielle si elle avait refusé de se présenter.

« Bachelet est un phénomène électoral, souligne Nibaldo Mosciatti, journaliste d’une des radios les plus écoutées du pays, radio Bío-Bío. Elle est adorée par une grande partie de la population quand, dans les sondages, sa coalition plafonne à 20% et les partis politiques à 8%. Une popularité qui s’explique par ses qualités humaines, mais aussi par le gouvernement social qu’elle a dirigé lorsqu’elle était présidente, dans un pays ultralibéral où l’Etat est pratiquement inexistant. » Ses handicaps, ce sont sa coalition et sa difficulté à prendre des décisions face à un électorat hétéroclite qui exige du changement. Ce qui l’a poussée à éviter jusqu’ici de trop apparaître et de détailler son programme, qui tourne autour d’une nouvelle Constitution, d’une réforme des impôts et de la gratuité de l’éducation.

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MICHÈLE BACHELET ET SON PÈRE

Matthei, elle, n’était attendue par personne. Cette fonceuse aux traits durs, qui se brisent étrangement les rares fois où elle sourit, a été élue candidate, à la mi-août seulement, d’une droite profondément divisée après que trois candidats ont été coup sur coup mis à l’écart ou se sont retirés. Il lui faut donc convaincre ses propres alliés, avant même les électeurs. Mais elle ne manque pas d’atouts. « C’est une femme spontanée, intelligente, qui a beaucoup d’expérience en politiques publiques et connaît très bien ses dossiers, souligne l’analyste Robert Funk. Elle est aussi beaucoup plus libérale et indépendante que son parti, proche de l’Opus Dei, et elle a une grande force de décision. »
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EVELYN MATTHEI
La « dame de fer » de la droite chilienne est qualifiée de « grossière une fois de plus » par le journal satirique The Clinic, à cause de ses esclandres réguliers, souvent ponctués d’insultes, dus à un caractère impulsif qui donnera sûrement du piment à cette campagne, mais pourrait aussi lui coûter le second tour. Elle promet de mettre l’accent sur la santé, l’éducation, la lutte contre la délinquance et la régionalisation. Et répète : « Même si nous sommes David contre Goliath, nous gagnerons!»

Quelle que soit l’issue du scrutin, la charge de la Présidente ne sera pas simple. La société chilienne est toujours plus exigeante. Elle est aussi critique d’un modèle néolibéral, hérité des années de dictature, qui a renforcé les attentes autant que les inégalités.

(1) Elle a déjà été présidente de 2006 à 2010 mais la Constitution interdit deux mandats successifs.

Par Claire Martin Correspondance à Santiago