vendredi 11 octobre 2013

CHILI : LE JUGE GUZMAN RACONTE SON ENQUÊTE SUR PINOCHET


CRISTINA L’HOMME
Rue89. Que pensez-vous quand on vous désigne pour l’instruction du dossier Pinochet, en 1998? Qu’est-ce que cela veut dire d’un point de vue professionnel?

Juan Guzman. Quand on m’a remis le dossier Pinochet, j’ai compris qu’en accomplissant mon travail – comme je devais le faire par devoir –, je devrais faire face à de nombreux écueils et que cela mettait fin à toute progression professionnelle. C’était donc la fin de ma carrière.

Je savais que ce genre de procès politique signifie devoir faire face aux illusions de certains et aux gênes des autres. Personne n’est indifférent dans ce type de jugements. De plus, le contexte était compliqué : la Cour suprême chilienne ne voulait pas entreprendre de changements radicaux, les politiques voulaient des changements mais très lents et les médias jouaient à monter en épingle chaque décision afin de créer un effet de « suspense » sur la population chilienne.

Avoir été choisi pour instruire ce procès a signifié un défi incroyable pour moi, tant personnel qu’intellectuel. Je devais étudier, m’immerger dans des dossiers nouveaux pour moi, sur lesquels s’appuie la Constitution chilienne (article 5, alinéa 2).

Ce procès a également représenté un défi sur le plan humain. La qualité d’un juge se mesure surtout lorsqu’il doit résoudre un dossier compliqué et non lorsqu’il règle des cas « courants ». Au début, un juge ne sait pas s’il sera capable de juger toutes les personnes impliquées. Dans le dossier Pinochet, je me suis attaché à rester le même juge et de traiter Pinochet et tous les autres agents de l’Etat, de la même façon que j’avais traité d’autres personnes inculpées au cours de ma carrière. Et ce malgré tous les obstacles auxquels j’ai dû faire face au fil de l’enquête.

Le procureur du ministère public n’existait pas dans le droit chilien. Le juge d’instruction assurait à la fois l’enquête et l’accusation. C’est également ce juge d’instruction qui inculpait et arrêtait la personne. Que dire d’un tel conflit d’intérêts ?

Jusqu’en 2005, le système pénal chilien comptait avec un juge concentrant en une seule personne l’instruction, l’accusation et la sentence. C’était ainsi depuis les années 30… Le rôle de juge d’instruction avait été supprimé pour des raisons économiques.

Les juges qui exerçaient cette triple fonction devaient se mettre en quatre. Les procès étaient si nombreux qu’ils n’arrivaient jamais à s’en imprégner. Ils étaient assistés de fonctionnaires qui instruisaient directement les procès en fonction des directives que les juges eux-mêmes leurs donnaient.

Comment expliquer le fait que personne, au niveau politique, n’ait voulu que l’enquête dont vous étiez chargé, soit réalisée ?

Juger Pinochet n’intéressait personne. Les politiciens, que ce soit ceux de droite comme ceux de gauche s’étaient engagés à ne pas toucher à Pinochet pour s’assurer que ce dernier accepte le résultat du plébiscite du 5 octobre 1988 (lorsque le « No » à Pinochet l’a emporté sur le « Si »). En d’autres termes, juger Pinochet dérangeait tous les politiciens ; ils avaient peur que la situation politique du pays soit déstabilisée.

Vos amis vous tournent le dos dès que vous commencez votre enquête. Vous recevez même des messages vous demandant de clore l’investigation…

J’ai, en effet, reçu de nombreuses pressions, de la part d’amis et de politiques de haut rang et aussi de la part de membres de la Cour suprême… Ils voulaient tous que mon enquête s’enlise.


DES FAUX PASSEPORTS DU GÉNÉRAL PINOCHET, UTILISÉS, POUR OUVRIR DES COMPTES BANCAIRES, SÉCRÈTES À L'ÉTRANGER. SOURCE 


Est-ce que les choses ont changé quand tout le monde a su que Pinochet et sa famille avaient des comptes très bien garnis à l’étranger – après que les archives de la CIA aient été déclassées en novembre 2000 ?

Les Chiliens ont été indignés en apprenant que Pinochet et d’autres personnes de son entourage avaient participé à des affaires de fraude qui les avaient enrichis sur le plan personnel. Mais ces délits économiques ont été jugés bien plus sévèrement [surtout par les personnes du camp de Pinochet, ndlr] que les crimes perpétrés pendant la dictature.

Comment s’est comporté l’appareil de justice face à l’enquête ?

J’ai ressenti une véritable solitude professionnelle. A l’époque j’étais membre de la Cour d’appel comme la plupart de mes collègues de travail. Mais moi, contrairement à eux, j’étais complètement pris par l’enquête des crimes commis sous Pinochet. Mes amis devaient marquer une distance envers moi pour prouver qu’ils n’étaient pas influencés, ni « contaminés » par mes considérations et mes décisions. J’ai donc vécu une véritable solitude juridictionnelle.

Plusieurs juges ont enquêté sur la dictature. Avez-vous pu communiquer les uns avec les autres ?

L’indépendance des juges est très importante dans ce genre de procès. C’est la raison pour laquelle il ne fallait pas communiquer entre nous. Cela aurait pu influencer les résolutions des uns et des autres.

Avez-vous changé en suivant cette enquête ?

Evidemment. En voyant et en écoutant les victimes, on ne peut pas rester impassible. J’étais très étonné de voir que les personnes torturées pouvaient en parler comme d’une chose appartenant au passé. Mais ce qui m’a le plus marqué c’est la détresse : jamais je n’ai vu d’hommes et de femmes aussi effondrés que ceux qui ont vu disparaître un être cher. Ne plus pouvoir revoir cet être, ni vivant ni mort, les désespère. Je pense qu’aucune personne dotée de discernement, peut rester indifférente devant un procès de cette nature.

Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui, par rapport au film « Le Juge et le général », dont le tournage a commencé au début des années 2000 ?

Le film parle de deux cas emblématiques, mais il y a eu des milliers de cas, plus de 3 000 morts, plus de 1 200 disparus, et plus de 10 000 habeas corpusrecursos de amparo », en espagnol) rejetés par les juges… ma mission a été bien plus large que ce que montre le film.


LE JUGE ET LE GÉNÉRAL

By Elizabeth Farnsworth and Patricio Lanfranco
A l’époque, j’étais convaincu que les fusillades avaient été ordonnées, et que quand un militaire avouait avoir tiré, il avait obéi à l’ordre d´un officier supérieur. Celui qui répondait ainsi à un ordre était protégé par le fait d’avoir reçu cet ordre. La légitimité de l’ordre l’excusait en quelque sorte.

J’ai appris par la suite que les agents de l’Etat avaient agi en augmentant de façon inhumaine la douleur des victimes, en les blessant au visage ou aux parties génitales, avec des armes coupantes... Et ce n’est que longtemps après avoir créé ces lésions terribles qu’ils donnaient le coup de grâce. La légitimité des ordres militaires n’a rien à voir avec la façon inhumaine dont ils ont joué de la douleur. Et c’est la même chose pour la torture.

10 000 habeas corpus ont été rejetés par les juges chiliens, dites-vous ?

L’habeas corpus est un recours judiciaire dont le but est la mise en liberté immédiate de celui qui est détenu de façon illégale, sans fondement ou sans que soient appliquées les formalités nécessaires. Les tribunaux compétents qui peuvent répondre aux sollicitudes de l’habeas corpus au Chili, sont les cours d’appel. Celles-ci n’ont pas rempli leur rôle, fondamental, d’une cour de justice, pendant la dictature. Conséquence : des milliers d’assassinats, des tortures et des disparitions de personnes ont pu se perpétrer dans l’ombre de la justice.

Les juges des cours d’appel et de la Cour suprême sont de ce fait responsables de complicité avec la dictature, tout comme le sont certains personnages de la société civile et du monde politique aujourd’hui en exercice.

Combien de dossiers ont été instruits ?

En ce moment plus de 300 personnes ont été inculpées et condamnées dont de nombreux agents de l’Etat aujourd’hui derrière les barreaux. Il existe entre 1 800 et 2 000 dossiers en cours d’instruction. Et les peines prononcées varient entre trois et dix ans. Il y a également eu des condamnations à perpétuité. Certains ont même été condamnés à plusieurs peines consécutives de prison à perpétuité.

Comment les poursuites contre les militaires ont-elles été possibles, étant donné qu’une loi d’Amnistie a été dictée sur la période 1973-1978, couvrant ainsi toutes les exactions commises par l’entourage de Pinochet ?

Cinq années après le coup d’Etat, la junte militaire a dicté un décret-loi d’Amnistie qui couvrait tous les crimes commis par les agents de l’Etat pendant les cinq premières années. Cependant, ceux qui ont rédigé cette Amnistie ne connaissaient pas le droit pénal en la matière. Ils méconnaissaient par exemple qu’il existe une distinction dans le droit pénal, entre ce que nous appelons les « crimes instantanés » et les « crimes permanents ou continus » dont le crime d’enlèvement fait partie.

Les crimes instantanés sont ceux qui sont perpétrés au moment même où l’action humaine s’effectue, c’est le cas de l’homicide, du vol, du viol, de la torture et de nombreux autres crimes. Le crime continu ou permanent commence à prendre effet au moment où s’effectuent les premiers agissements délictueux et il prend fin avec le dernier de ces agissements. En d’autres termes, l’enlèvement est un crime qui se poursuit jusqu’au moment où la victime est libérée ou que l’on découvre son cadavre.

Dans le cas des enlèvements perpétrés au Chili (plus de 1 200 cas), ceux-ci étaient couverts par l’Amnistie jusqu’à la date limite de l’Amnistie, c’est à dire entre le 11 septembre 1973 et le 10 mars 1978, mais pas un jour de plus étant donné que les corps des victimes n’ont jamais été trouvés. Grâce à cet oubli des « législateurs », nous avons pu juger les responsables des crimes d’enlèvements qui sont en cours jusqu’à aujourd’hui, puisque les corps de plus de 1 200 disparus n’ont toujours pas été retrouvés.

Au Chili, il n’existe rien après le procès pénal : lorsque le responsable d’un atteinte aux droits de l’homme meurt, l’affaire pénale se termine, parce que la personne n’est plus là et que le procès ne se justifie plus. Comment font les familles de disparus quand le responsable meurt?

L’un des buts du procès pénal est la réparation du mal causé par les crimes perpétrés. Si l’auteur d’un enlèvement ou de la disparition de personnes, meurt, on peut quand même poursuivre l’enquête, étant donné que la « réparation du mal causé » ou la « récupération des ossements de la personne disparue » sont encore en cours, et ce jusqu’à ce que l’objectif soit atteint.

Dans quelles conditions l’enquête a-t-elle pu se faire ? Avez-vous pu être entouré de suffisamment d’experts, d’une bonne équipe de policiers ? Ou vos moyens étaient-ils limités ?

Au début j’avais très peu de moyens. Je travaillais avec un greffier qui travaillait également pour plusieurs autres juges de la Cour d’appel. J’ai souvent écrit moi-même les rapports sur une machine à écrire qui avait été mise à ma disposition. Je n’avais pas d’ordinateur…

Après un an de procédure, j’ai exigé quatre ordinateurs et quatre greffiers et j’en ai obtenu la moitié. J’ai vite compris qu’il fallait que je demande le double de ce dont j´avais besoin. Au début, je comptais avec quatre auxiliaires de justice, deux fonctionnaires de la police civile et un garde du corps, et à la fin, j’étais entouré de vingt policiers, douze gardes du corps... de grands experts, d’anthropologues, de médecins légistes, mais nous risquions à tout moment d´être mis à la porte, au cas où un nouveau coup d’Etat avait eu lieu…