mardi 22 novembre 2016

CHILI : LE CRÉPUSCULE DE MICHELLE BACHELET

Comment expliquer cette chute vertigineuse, alors que Mme Bachelet avait terminé son premier mandat (2006-2010) avec un record de 84 % de popularité et avait été réélue en 2014 avec 62 % des suffrages? Ses promesses de réformes avaient pourtant soulevé d’immenses espoirs dans un pays conservateur, dominé par de puissants hommes d’affaires ultralibéraux, et une presse majoritairement de droite.


Dans le quartier commerçant de Providencia, Pablo Ezcurra, professeur d’histoire, se dit « déçu ». Il a voté pour Michelle Bachelet parce qu’il « la croyait capable, honnête, travailleuse, et, de plus, chaleureuse, voire maternelle ». Il était convaincu que son deuxième mandat (2014-2018) « serait une opportunité historique pour en finir avec l’héritage de la dictature militaire » d’Augusto Pinochet (1973­-1990). Et pourtant, dit-il, « après vingt-six ans de démocratie, nous avons toujours la même Constitution, imposée en 1980 par Pinochet ». « Plutôt que d’en finir avec un héritage de la dictature, le gouvernement a prolongé l’agonie d’une Constitution qui doit être modifiée », critique le politologue Pablo Jofré.

« Double échec »

Ancien employé des chemins de fer, César Delgado est « indigné ». Comme plus de 90 % des retraités chiliens, il touche une pension qui équivaut à moins de 215 euros par mois, pratiquement la moitié du salaire minimum. Il est parmi les milliers de Chiliens qui sont descendus dans les rues, au cours des derniers mois, pour protester contre le système privé des fonds de retraite, lui aussi hérité de Pinochet. Des manifestations d’une ampleur inédite depuis celles des étudiants en 2011.

Pour remédier aux profondes inégalités sociales, Michelle Bachelet avait promis une réforme fiscale et la gratuité dans l’éducation. Elle n’a pas pu respecter ses promesses. La réforme fiscale, promulguée en 2014, doit sans cesse être corrigée. La droite et les milieux d’affaires s’opposent farouchement à toute augmentation de leurs impôts. A cela s’ajoute un ralentissement de l’économie, après des années de « miracle chilien », et le manque à gagner entraîné par la baisse sur les marchés internationaux du prix du cuivre, principale richesse du pays.

La présidente Bachelet « a commis l’erreur de lancer simultanément plusieurs réformes, analyse le politologue Oscar Godoy. La réforme fiscale devait financer en grande partie la gratuité dans l’enseignement, mais personne, pas même le Congrès, ne savait en quoi consistait exactement cette réforme de l’éducation. D’où un double échec ».

« À cela se sont ajoutés des scandales de corruption portant sur un financement illégal des partis politiques, qui sont tous impliqués, de la droite à la gauche, ajoute le politologue. Mais le plus traumatisant pour les Chiliens est que l’argent noir provenait de la société minière Soquimich, dont le président milliardaire était, à l’époque, Julio Ponce, ancien gendre de Pinochet, aujourd’hui accusé de fraude fiscale. »

La présidente chilienne n’a pas été épargnée, même de façon indirecte, par un autre scandale, qui a éclaté en février 2015, impliquant son fils aîné, Sebastian Davalos, et l’épouse de celui-ci, Natalia Compagnon. Le couple est accusé de trafic d’influence après avoir obtenu un prêt bancaire de 10 millions de dollars (9 millions d’euros) destiné à des investissements immobiliers. La présidente a déçu en gardant le silence.

« Son silence lui a fait perdre toute autorité morale et a signifié sa mort politique », juge Marta Lagos, directrice de l’institut de sondages Morila, précisant que « l’ensemble de la classe politique a perdu toute crédibilité », comme en témoignent les 65 % d’abstention, un record historique, au cours des élections municipales du 23 octobre, où la droite l’a largement emporté.

Fin d’une époque

Pour Francisco Peña, avocat, « il faut quand même reconnaître à Mme Bachelet le courage d’avoir lancé des défis qui n’avaient jamais été relevés avant elle pendant la transition vers la démocratie par la coalition de centre gauche qui a gouverné entre 1990 et 2010 ». Ces gouvernements, dit-il, « ont privilégié une politique de consensus, ils se sont contentés d’administrer le modèle néolibéral, sans remettre en cause les piliers de ce modèle mis en place par Pinochet ». Fin septembre, après l’opposition de parlementaires de sa propre coalition, la présidente n’a pas obtenu d’accord au Congrès pour octroyer une augmentation de salaire aux fonctionnaires publics.

MICHELLE BACHELET SE RETROUVE SEULE DANS LA RÉGION, ALORS QUE PÉROU, ARGENTINE ET BRÉSIL ONT OPÉRÉ UN VIRAGE À DROITE
« Les bonnes intentions ne suffisent pas », lance Sofia Delgado, une jeune institutrice. Elle juge les réformes de Mme Bachelet « trop modérées », comme celle du travail, reconnaissant toutefois des acquis, comme les allocations-retraite pour les mères de famille, la réforme du système électoral ou encore le droit de vote aux Chiliens résidant à l’étranger.

Mais la présidente chilienne a également échoué sur un projet qui lui tenait particulièrement à cœur, en tant que femme, mère célibataire, pédiatre et agnostique : la dépénalisation de l’avortement en cas de malformation fœtale, de danger pour la vie de la femme enceinte et de viol. Fin novembre, le projet était toujours en attente au Congrès.

C’est la fin d’une époque, et Michelle Bachelet se retrouve seule, alors que la région a opéré, ces derniers mois, un large virage à droite en Argentine, au Brésil ou encore au Pérou. À l’étranger, on avait salué « le phénomène Bachelet », première femme élue à la présidence du Chili, torturée pendant la dictature, condamnée à l’exil en Allemagne de l’Est, et fille du général Alberto Bachelet, mort sous la torture parce qu’il était resté fidèle au président Salvador Allende. « Avec, pour la première fois dans leur histoire, une femme à la présidence, les Chiliens espéraient une manière différente de gouverner. Cela n’a pas été le cas », regrette, pour sa part, Oscar Godoy.