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DESSIN ALVARO TAPIA |
Cela fait plusieurs années que nous n’avons pas publié de texte se faisant l’écho des avancées de la justice chilienne sur les violations des droits humains survenues pendant la dictature militaire (1973-1990). Comme on le verra dans cet article d’Arnaldo Pérez Guerra publié le 24 octobre 2016 par Noticias Aliadas, le bilan actuel n’est pas très positif. Les familles des victimes de la dictature dénoncent le manque de volonté politique pour punir les responsables de crimes contre l’humanité.
DESSIN JEAN PLANTUREUX |
«Vingt-six ans se sont écoulés depuis la fin de la dictature et il n’y a pas de volonté politique pour enquêter sur tous les crimes, annuler le Décret-loi d’amnistie, fermer la prison de Punta Peuco, dégrader les militaires condamnés, accorder des réparations dignes aux victimes et nombre de choses encore », déclare à Noticias Aliadas, Alicia Lira, présidente de l’Association des familles des personnes exécutées pour raisons politiques (AFEP).
C’est aux États-Unis, et non au Chili, qu’a été déclaré coupable le lieutenant à la retraite Pedro Pablo Barrientos – aujourd’hui citoyen états-unien – en tant que l’un des responsables de l’assassinat du chanteur Víctor Jara. Les huit jours qu’a duré le jugement civil à la Cour d’Orlando contrastent avec « les longues années vécues avec la douleur de l’impunité » a déclaré sa veuve, Joan Jara. Víctor Jara, l’un des artistes emblématiques du mouvement de la Nouvelle Chanson chilienne, a été arrêté après le coup d’État qui a renversé le Président Salvador Allende (1970-1973), le 11 septembre 1973, torturé et assassiné à l’intérieur du Stade Chili [1].
Des parlementaires de droite et de la majorité ont présenté trois projets de loi qui permettraient d’accorder des remises de peine à des condamnés, en raison de leur âge, de leur état de santé et pour des raisons humanitaires. Ces initiatives, selon le sénateur Alejandro Navarro, président de la Commission des droits humains « visent directement à créer des conditions qui bénéficieraient à d’anciens militaires coupables de violations des droits humains».
« Outre l’impunité, les condamnations légères et les prisons spéciales [2], [ces projets de loi] cherchent à libérer les quelques génocidaires que nous avons réussi à condamner », remarque Lorena Pizarro, présidente de l’Association des familles de détenus disparus (AFDD), dans ses déclarations au quotidien Uchile.
À la fin du mois de septembre, Mario Carroza, le ministre [juge] en visite a ré-ouvert le cas de la Caravane de la mort – un groupe militaire a parcouru le pays en 1973, sur ordre du dictateur Augusto Pinochet (1973-1990) conduisant à l’exécution et la disparition de 97 détenus – sur la base que la Police d’investigation a inclus dans un rapport des données issues du Livre des nouveautés de la Garde du régiment Arica, d’octobre 1973, qui consignait la sortie de prisonniers politiques de la prison de La Serena en direction du régiment, avec parmi eux, les victimes fusillées.
L’ex-commandant en chef de l’armée, Juan Emilio Cheyre, fait actuellement l’objet d’un procès en qualité de complice dans cette affaire. Selon l’avocat de l’accusation, Cristián Cruz, la découverte du Livre de la Garde conforte encore davantage les moyens de preuve contre Cheyre.
« Celui qui a fait sortir les prisonniers est un sous-officier d’intelligence qui a déclaré clairement devant la justice qu’il avait obéi à Cheyre, alors lieutenant, son chef », explique-t-il.
Au début du mois de juin, le ministre de l’intérieur, Jorge Burgos, a ordonné le renvoi du responsable du Programme des droits humains, Jorge Cabezas, et de l’avocat Rodrigo Lledó, chef du département juridique du programme, pour éviter qu’ils puissent concrétiser leur intention de demander la mise en examen de Cheyre.
Lledó a rejeté les pressions de l’exécutif et, avant de quitter son poste, a demandé au ministre en visite Carroza la mise en accusation de l’ex-chef militaire au titre de complice d’homicides et d’enlèvements qualifiés.
« Des pressions ont été exercées sur le ministre Carroza pour que Cheyre ne soit pas mis en examen et il est fort possible que le renvoi des responsables du programme obéisse à la même intention », confie Lledó à Noticias Aliadas.
Pour l’avocate Carmen Hertz – veuve de Carlos Berger, assassiné par la Caravane de la mort –, «qu’à 43 ans du coup d’État et de sa machine génocidaire, on prétende continuer à occulter l’identité des assassins est non seulement intolérable mais place aussi le Chili en marge des obligations internationales. C’est extrêmement grave».
On maintient le secret
Le 31 août, la Chambre des députés a pris la décision de maintenir secrets les témoignages et les documents recueillis par la Commission nationale sur emprisonnement politique et torture (Commission Valech) – créée en 2003 pour établir l’identité des personnes qui ont été détenues et torturées par des agents d’État durant la dictature militaire. Ce faisant on protège l’identité des responsables de crimes contre l’humanité. Bien que cette décision constitue une violation des traités internationaux, on maintiendra, durant 50 ans, la clause du secret qui interdit de divulguer les témoignages contenus dans le rapport Valech.
« On ne connaîtra pas les noms des tortionnaires et les crimes qu’ils ont commis, on n’intentera pas de procès contre les bourreaux », déclare Lira. « Ils sont assurés d’une totale impunité et cela va à l’encontre du discours sur la quête de vérité, de justice et de réparation. Cette décision de la Chambre est honteuse. Nous avons le droit de savoir ce qui s’est passé, qu’on en finisse avec l’impunité, que l’on juge et emprisonne ceux qui ont violé les droits humains. Il y a des années que la présidente (Michelle Bachelet) s’est engagée à nous recevoir et à nous donner une réponse sur cette question mais à ce jour, toujours rien », ajoute-t-elle.
La AFDD a annoncé qu’elle aurait recours à la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) pour dénoncer l’État chilien en raison du rejet de la Chambre des députés de lever le secret. En août 2014, la CIDH avait fait savoir au Chili qu’il devait annuler toute disposition qui empêche de respecter les normes internationales concernant les procès en attente sur les crimes contre l’humanité.
Le 11 septembre, 43 ans après le coup d’État militaire, la présidente Bachelet a nommé Lorena Fries, ex-directrice de l’Institut national des droits humains, à la fonction de Première Sous-Secrétaire des droits humains.
« Nous avons réalisé des avancées importantes en matière de reconnaissance, de vérité, de justice et de réparation, et nous voulons continuer dans cette voie. Il y a encore des causes en attente, nous n’avons pas avancé autant que nous l’aurions souhaité », a reconnu Bachelet.
Visiblement émue, Bachelet a présidé la cérémonie de réparation que la CIDH a exigé d’organiser, en octobre 2015, pour les cas de 12 ex-membres de la force aérienne (FACH) qui n’avaient pas adhéré au régime militaire et qui furent condamnés par des Conseils de guerre, entre 1973 et 1975. Le 3 octobre 2016, ils ont été « absous » par la Cour suprême. Au nombre de ces cas figure le père de la présidente, le général Alberto Bachelet, mort des suites des tortures.
Pour l’écrivain Hernán Montecinos, « les larmes et l’émotion de la présidente sont sincères. Cependant il faut préciser que cette revendication de l’État n’était pas sincère, elle est hypocrite. Elle a lieu après le verdict et l’exigence de la CIDH qui a statué que l’État devait revendiquer les militaires constitutionnalistes détenus, torturés et condamnés comme traîtres à la patrie. Jamais l’État en tant que tel, de lui-même et face à lui-même, ne s’est imposé cet engagement moral et juridique. Il s’est trouvé dans l’obligation de le faire ».
L’ex-commandant de la FACH, Ernesto Galaz, l’une des victimes, déclare : « En 2001, la Cour suprême a rejeté le recours de révision que nous avions déposé et, en 2003, a rejeté un autre recours. Ayant épuisé les recours à toutes les instances de notre pays nous avons fait appel au tribunal international ». Fin septembre 2016 seulement, la Cour suprême a ratifié les condamnations contre les tortionnaires du général Bachelet : les colonels à la retraite Edgar Cevallos Jones et Ramón Cáceres Jorquera qui ont été condamnés à quatre ans d’emprisonnement.
C’est l’impunité qui prévaut
Erika Hennings, présidente de la Corporation Londres 38 – organisation de défense des droits humains qui doit son nom à l’adresse d’un ancien centre de répression et d’extermination de la dictature – a dénoncé le fait que d’anciens officiers des Carabiniers, condamnés pour crimes contre l’humanité ayant fui la justice, continuent à percevoir leurs pensions de retraite. « Les délais pour les mises en accusation et les condamnations donnent la possibilité aux responsables de s’enfuir. Les réseaux de protection et les pactes de silence sont évidents. Plusieurs continuent à travailler au sein des Carabiniers. Le gouvernement se rend complice car il ne prend pas de mesures fermes pour mettre fin à l’impunité et faire en sorte que les condamnés purgent leurs peines », a déclaré Hennings au quotidien Uchile.
En outre, l’AFDD a fait appel de la décision du tribunal qui, le 5 octobre, a accordé la liberté conditionnelle à Raúl Iturriaga Neumann, ancien sous-directeur de la Direction nationale du renseignement (DINA), la police secrète de la dictature, responsable d’assassinats, d’enlèvements, de disparitions et de tortures.
« Il a été libéré alors qu’il devrait purger sa peine jusqu’en 2037, pour l’assassinat, entre autres, de l’ex-commandant en chef de l’armée, Carlos Prats, et de son épouse, à Buenos Aires », indique Lira. « À l’inverse de ce que font les juges qui enquêtent vraiment, découvrent la vérité et appliquent les condamnations, d’autres accordent des remises de peine, des peines minimales ou simplement innocentent les coupables. »
« C’est là le propre d’un pays où règne l’impunité », met en garde Pizarro.
Finalement le 19 octobre, la Deuxième Chambre de la Cour suprême, par un jugement unanime, a révoqué la sentence prononcée par la Cour d’appel en faveur d’Iturriaga Neumann.
Bien que le Parlement, le 5 octobre, ait déclaré que Pinochet a été le chef d’État le plus violent et le plus criminel de l’histoire du Chili, les tribunaux et l’État continuent à être complices de l’impunité. Quand ils se sont trouvés contraints d’enquêter, ils ont eu recours à des subterfuges afin de réduire les peines, permettant que la majorité des condamnés vivent une vie normale à leur domicile ou dans des prisons spéciales.
« En outre, des tractations en faveur de l’impunité sont à l’œuvre, au bénéfice des condamnés détenus à Punta Peuco, pour obtenir leur libération, en présentant les génocidaires comme de pauvres petits vieux. L’exécutif a concédé l’impunité à la dictature. Évaluer les avancées est assez complexe car on a l’impression que les tribunaux rendent chaque jour des verdicts mais c’est complètement insuffisant. Si l’impunité n’est pas plus flagrante encore, c’est que les actions que nous, les organisations des familles de victimes, avons menées l’ont empêché », conclut Pizarro.