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BLOCAGE DE L’AUTOROUTE PANAMÉRICAINE PAR DES MANIFESTANTS OPPOSÉS AU PROJET DE GRAND CANAL, RIVAS, NICARAGUA, 2014. PHOTO ADRIENNE SURPRENANT |
Les Nicaraguayens éliront leur président le 6 novembre prochain. Après deux décennies à la tête du pays, le dirigeant sandiniste Daniel Ortega pourrait remporter un quatrième mandat. Mais sa politique, qu’il présente toujours comme « socialiste » et « anti-impérialiste », a-t-elle encore à voir avec celle des années révolutionnaires ?
«Nicaragua sandiniste ». Les deux mots collaient l’un à l’autre. Dans les années 1980, l’Amérique centrale traversait une période de révolutions et de contre-révolutions. En 1979, les insurgés sandinistes avaient réussi à renverser le dictateur Anastasio Somoza, longtemps qualifié dans la région d’« homme des États-Unis ». On prêtait d’ailleurs à des dirigeants américains cette saillie : « Somoza est un fils de pute, mais c’est notre fils de pute » — une phrase que le président Franklin Delano Roosevelt aurait prononcée en 1939 à propos de Somoza père, et que le secrétaire d’État Henry Kissinger aurait reprise à propos du fils, la dynastie somoziste ayant régné de 1937 à 1979.
De fait, la guerre froide se livrait alors par Centre-Américains interposés. Une frayeur parcourait l’Occident : selon la « théorie des dominos », le communisme menaçait d’emporter un pays après l’autre dans ses « zones d’influence ». La solidarité internationaliste, elle, convergeait vers une petite nation qui, dans l’arrière-cour de « l’empire », osait lui faire la nique. D’un côté, Goliath, sous les traits du président américain Ronald Reagan, artisan d’un virage conservateur et libéral ; de l’autre, David, incarné par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN).
En Europe, le Centre tricontinental (Cetri), en Belgique, a longtemps été l’un des principaux lieux d’étude de la révolution sandiniste. Il a même reçu en 1989 la visite du président Daniel Ortega, et son fondateur, François Houtart, a été plusieurs fois décoré par le pays ami. Une œuvre monumentale de l’ancien ministre sandiniste de la culture, le prêtre, poète et sculpteur Ernesto Cardenal, trône toujours devant les bureaux du centre à Louvain-la-Neuve : le Zanatillo (un oiseau), symbole de l’émancipation du tiers-monde.
Au début des années 1980, le pouvoir révolutionnaire du Nicaragua s’est attelé à la redistribution des richesses, à la promotion de la santé et de l’éducation. Il a tenté l’économie mixte (1), le pluralisme politique, le non-alignement, tandis que la droite américaine dénonçait un « régime communiste » et armait frauduleusement une partie de l’opposition — les contras, rebaptisés « combattants de la liberté ». En 1990, les commandants sandinistes, à la tête du pays depuis 1979, ont fini par plier. Épuisée par les années de guerre, la population a fermé la parenthèse révolutionnaire dans les urnes, sur un bilan mi-figue, mi-raisin. Côté lumière : la lutte contre l’analphabétisme et contre les inégalités, l’école pour tous, les campagnes de vaccination, la réforme agraire, l’aspiration à la souveraineté nationale. Côté ombre : le dirigisme d’un pouvoir sûr de sa mission libératrice, la raison d’État qui s’impose à tous, les sacrifices consentis dans un contexte de violence politique et de boycott, le militarisme ambiant. Les sandinistes ont accepté leur défaite électorale. Place à l’avènement de la « démocratie libérale ».
« Populiste responsable »
À la même époque, une période qualifiée de «normalisation démocratique » s’est ouverte pour toute l’Amérique centrale. Libéralisation politique formelle et libéralisation économique réelle, au double bilan pour le moins problématique. Deux décennies et demie plus tard, la région n’a pas réussi à rompre avec l’antédiluvien modèle agro-exportateur, toujours dominant. Si le Nicaragua a enregistré, bon an mal an, des taux de croissance d’environ 4 % en moyenne, il a échoué à réduire la pauvreté, qui touche une personne sur deux, et à lutter contre les inégalités : le patrimoine de ses deux cents citoyens les plus fortunés représente 2,7 fois la richesse que le pays produit chaque année. Il n’a pas non plus su assurer un emploi formel à la majorité de la population active, ni même à nourrir à leur faim les habitants des régions frappées par la sécheresse et les changements climatiques. Après Haïti, le pays demeure le plus pauvre du continent et le plus vulnérable aux ouragans et aux séismes.
Ce bilan social est aussi celui du sandinisme du XXIe siècle. De retour à la tête du Nicaragua en 2006, l’ancien dirigeant révolutionnaire Daniel Ortega achève cette année son troisième mandat présidentiel et boucle de la sorte deux décennies au sommet de l’État (1979-1990 et 2006-2016). Pour revenir au pouvoir après trois défaites consécutives (aux élections présidentielles de 1990, 1996 et 2001), l’inamovible secrétaire général du FSLN n’a reculé devant aucune manœuvre tactique ou volte-face politique.
En termes strictement électoraux d’abord, sa victoire de 2006, avec quelque 38 % des voix, doit beaucoup à une première réforme constitutionnelle (2), obtenue à la faveur d’un « pacte » contre nature passé avec M. Arnoldo Alemán. Président ultralibéral du Nicaragua de 1997 à 2001, ce dernier avait été condamné pour corruption, avant d’être relaxé par la Cour suprême de justice... d’obédience sandiniste. Pour pouvoir se présenter une nouvelle fois en 2011, la Constitution interdisant d’effectuer plus de deux mandats présidentiels, M. Ortega a dû compter sur une dérogation opportune de la même Cour suprême. La victoire, obtenue alors dès le premier tour avec une confortable majorité (62 %), reste entachée de multiples « irrégularités ».
Dans la perspective du scrutin présidentiel, le 6 novembre prochain, le FSLN, qui contrôle l’Assemblée nationale, a pu lever tout frein constitutionnel à la réélection illimitée à la majorité simple. Il suffira donc à « Daniel » (comme on l’appelle au Nicaragua) de confirmer les sondages, qui le donnent largement gagnant. À ce jour, ses concurrents sont divisés, en manque de notoriété et de crédibilité, ou empêchés : en juin 2016, la Cour suprême de justice a ôté au Parti libéral indépendant, moteur de la principale force d’opposition (la Coalition nationale pour la démocratie), la possibilité légale de présenter son candidat à la prochaine présidentielle. Cela sous les auspices d’un Conseil suprême électoral plus que jamais composé d’obligés du président et opposé, comme lui, à toute observation extérieure des élections.
En termes plus fondamentalement politiques, le « daniélisme », ou « ortéguisme » — selon l’expression de ses détracteurs —, n’a pas ménagé le sandinisme originel, dont il a pourtant gardé le nom. De renoncements en travestissements, d’aménagements en contradictions, M. Ortega a su obtenir le soutien de secteurs de la société jadis hostiles, tout en conservant sa popularité auprès du peuple sandiniste.
La pénalisation de toute forme d’avortement (y compris en cas de viol ou de danger de mort), votée par les députés du FSLN en 2006, a marqué les esprits (3). Elle a surtout rassuré les chrétiens conservateurs, dominants au Nicaragua, et en particulier le vieux cardinal Miguel Obando. L’ancien ennemi juré du sandinisme s’est mis à afficher un soutien indéfectible à la famille Ortega. Laquelle a multiplié les gages de... bonne foi. Le couple présidentiel s’est marié à l’église en 2007, après un quart de siècle de concubinage et une sordide histoire d’abus sexuel sur une fille adoptive. Le slogan de la campagne électorale de 2011, « Pour un Nicaragua chrétien, socialiste et solidaire », est depuis repris inlassablement dans la communication gouvernementale.
Organismes financiers internationaux, investisseurs étrangers et patronat ont eux aussi trouvé l’apaisement dans la gestion orthodoxe du président Ortega et de son vice-président libéral Jaime Morales, au parcours éloquent : ancien banquier et homme d’affaires exilé durant la période révolutionnaire, ex-dirigeant de la Contra, ancien ministre du président Alemán… Ensemble, ils ont décidé d’appliquer les programmes d’austérité du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, de privatiser des entreprises nationalisées. Ils ont ratifié le traité de libre-échange avec les États-Unis — le pays réalise aujourd’hui avec eux la moitié de ses échanges commerciaux —, noué des alliances avec le Conseil supérieur de l’entreprise privée (Cosep, l’organisation patronale), partiellement exonéré d’impôts les investissements directs étrangers (IDE), etc.
Une tendance si rassurante que, à la veille des élections de 2011, le président sandiniste était décrit dans les milieux d’affaires comme un « populiste responsable ». Le 6 août 2014, le magazine économique Forbes titrait sur le « miracle nicaraguayen », louant les « politiques de Daniel Ortega » qui « ont réussi à attirer investissements et entreprises étrangères, grâce au consensus entre gouvernement et secteur privé ainsi qu’aux changements structurels (...) nécessaires à l’économie de marché et à la réactivation des exportations et, par conséquent, à la croissance économique et au progrès social ».
Si le « progrès social » n’est pas exactement au rendez-vous, les mesures prises dès 2007 en matière d’éducation et de santé (retour à la gratuité), de lutte contre la pauvreté (plan « Faim zéro »), de logement (plan « Habitat digne »), de soutien aux petits et moyens producteurs, aux coopératives de femmes ont nourri la popularité du président auprès de sa base sociale sandiniste, qui lui reste fidèle. L’effort a bénéficié tant de la conjoncture internationale — boom du prix des matières premières sur le marché mondial — que de l’aide massive du Venezuela d’Hugo Chávez. Mais la première s’est retournée, et la seconde s’est tarie.
Grand écart permanent
Les critiques les plus dures émanent des anciens compañeros du président, qui ont été expulsés du FSLN ou l’ont quitté d’eux-mêmes à chaque étape de la privatisation du parti rouge et noir par M. Ortega et son clan. Plus ou moins à gauche du FSLN, mais parfois aussi à droite, ils se revendiquent toujours du sandinisme, s’attellent à son « sauvetage » ou à sa « rénovation », et s’opposent violemment à l’« ortéguisme ». Ils proviennent des rangs des dirigeants, ministres et députés sandinistes des années 1980. À leur côté, les intellectuels et les artistes de la révolution sandiniste de la même époque. Mais tous ont échoué, jusqu’ici, à se doter d’une assise sociale ou électorale.
Ils reprochent à M. Ortega de s’être accaparé le FSLN dès les lendemains de la défaite de 1990 et de l’avoir instrumentalisé au service de sa propre personne, alors qu’il devait être démocratisé. Ils dénoncent le « caudillisme » du comandante, à la tête du parti comme à celle du pays. Ils lui reprochent ses contorsions idéologiques pour reconquérir (et conserver) la présidence à vie, son enrichissement et ses connivences avec les grandes fortunes nationales, la mainmise de son clan — épouse, enfants et courtisans — sur tous les leviers de l’État et au-delà (armée, police, médias...). Pour Mme Dora María Téllez, icône de la révolution et ancienne ministre sandiniste de la santé, le président cherche à « institutionnaliser la succession familiale » (El País, 19 février 2016).
Plus opportuniste que socialiste, le président sandiniste opère un grand écart permanent entre la rhétorique anti-impérialiste, le nationalisme souverainiste et l’alignement libre-échangiste ainsi que la vente des avantages comparatifs du pays au plus offrant. Un groupe de vingt-sept intellectuels, dont le poète Ernesto Cardenal et l’écrivaine Gioconda Belli, a rendu public en mai 2016 un manifeste intitulé « Ne laissons pas une minorité séquestrer la nation ». Le modèle de gouvernance ortéguiste y est dépeint comme un système « autoritaire, excluant et corrompu », mais aussi « répressif à l’égard des protestations sociales qu’il engendre ». Et de dénoncer l’explosion, entre 2007 et 2015, de l’économie informelle et du sous-emploi, de la dette extérieure et des bénéfices des grandes entreprises.
Le sandinisme actuel a également octroyé aux investisseurs étrangers (asiatiques, nord-américains, etc.) de multiples concessions pour des projets ou mégaprojets de développement miniers, énergétiques ou touristiques, officiellement pour « éradiquer la pauvreté ». Parmi ceux-ci, le pharaonique et controversé projet de creusement du « grand canal du Nicaragua » reliant l’océan Pacifique à l’Atlantique. Il sera flanqué (du moins sur le papier) d’une zone commerciale défiscalisée, d’un nouvel aéroport international, de complexes touristiques haut de gamme, de ports en eau profonde, d’autoroutes, de viaducs, etc (4).
Pourtant, en dépit de la contestation, le FSLN, son chef et la femme de celui-ci, candidate à la vice-présidence, jouissent d’un renom et d’un pouvoir d’influence qui leur font envisager le scrutin de novembre avec optimisme.
Bernard Duterme
Directeur du Centre tricontinental (Cetri), Louvain-la-Neuve.
(1) Avec des entreprises privées et un secteur public puissant.
(2) Éligibilité dès le premier tour à partir de 35 % des voix.
(3) Lire Maurice Lemoine, « Une gauche délavée s’enracine au Nicaragua », Le Monde diplomatique, mai 2012.
(4) Cf. « Le Nicaragua double le canal de Panama : à quel prix ? » et « Le grand canal du Nicaragua : “une concession... imposée à un pays vaincu” », Cetri, décembre 2015 et mars 2016.