vendredi 16 mars 2018

CUBA SANS CASTRO



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MIGUEL DÍAZ-CANEL BERMÚDEZ
PHOTO PHILIPPE HUGUEN
Le 19 avril prochain, les guérilleros qui ont participé à la révolution quitteront définitivement le gouvernement et la gestion du pays passera aux mains d’hommes politiques qui n’appartiennent pas à la famille Castro. Une révolution dans la révolution ? Probablement pas. D’après le professeur et chercheur cubain Esteban Morales, la stratégie de M. Raúl Castro (86 ans) — qui quitte son poste de chef de l’État, mais demeure à la tête du Parti communiste cubain (PCC) — « lui permettra de garder une position de surplomb pour contrôler la transition ». La Constitution cubaine ne définit-elle pas le PCC comme la « force directrice suprême de la société et de l’État, qui organise et oriente les efforts communs vers les nobles fins de la construction du socialisme » ?

MIGUEL DÍAZ-CANEL BERMÚDEZ, À DROITE,
PENDANT UNE SESSION DE L'ASSEMBLÉE
NATIONALE CUBAINE À LA HAVANE 2013.
PHOTO FRANKLIN REYES 
Le renouveau devrait néanmoins s’avérer suffisant pour permettre au futur gouvernement d’intensifier le processus de réforme économique lancé par M. Castro à son arrivée au pouvoir, d’abord par intérim en 2006, puis à la suite de l’élection de 2008. « Une fois que Raúl Castro se retirera du gouvernement, les autres dirigeants historiques devront suivre son exemple », commente l’analyste et diplomate cubain Carlos Alzugaray. Le départ de la vieille garde du Conseil d’État et du conseil des ministres changera la donne : fort de son prestige politique et de son rôle de premier secrétaire du PCC, M. Castro veillera à ce que le nouveau président « subisse le moins d’interférences possible », estime Azugaray.



Au cours des dernières années, le processus de réforme a en effet stagné : les réformes étaient entravées par des dirigeants qui craignaient de voir toute altération du modèle socialiste « à la soviétique » conduire mécaniquement au capitalisme (1). Ces « conservateurs » occupant des postes importants au gouvernement et au sein du PCC, ils ont pu entretenir d’incessants débats qui ont ralenti ou amoindri les changements souhaités par M. Castro. Un exemple : après des décennies d’interdiction, l’importation de voitures a été autorisée. Mais, au prétexte d’éviter un emballement marchand, les opposants aux réformes ont imposé les prix les plus élevés au monde : un quart de million d’euros pour une Peugeot 2008 SUV (plus de dix fois plus qu’en France). Alors que M. Castro a œuvré à légaliser l’activité privée, certains dirigeants estiment que l’État doit contrôler jusqu’aux ressorts les plus infimes de l’économie. Selon eux, même les vendeurs de rue devraient donc être des fonctionnaires comme les autres. Dans cette perspective, la légalisation du travail à compte propre leur apparaît comme une dérive et la légalisation des petites et moyennes entreprises (PME) — annoncée, mais toujours pas mise en œuvre — comme une trahison du socialisme.

Lors du dernier congrès du PCC, M. Castro a déploré qu’en cinq ans le gouvernement n’ait réalisé que 20 % des réformes planifiées, bien que ces dernières aient été débattues et approuvées par des millions de Cubains. « Le nouveau gouvernement doit être capable de rompre avec l’immobilisme qui a prévalu au cours des dernières années, estime Pavel Vidal, docteur en sciences économiques. L’ouverture aux investissements étrangers directs ne peut pas suffire à promouvoir la croissance et le développement économique. Il faut démanteler toutes les structures productives qui ont démontré leur inefficacité pendant des décennies. »

M. Castro a toujours su que son gouvernement sonnerait le glas de la vieille garde. La majorité des jeunes dirigeants promus par Fidel Castro l’ayant été pour récompenser leur alignement politique, il faudra recruter les acteurs de la transition loin de La Havane et de l’influence du commandant en chef. Bref, parmi des gens habitués à gouverner dans leur coin et à résoudre les problèmes sans le soutien du gouvernement central. Les acteurs de la « relève » frisent néanmoins les 60 ans. Tous les regards se tournent en particulier vers M. Miguel Díaz-Canel, « dont le parcours correspond à la vision du parti d’ascension progressive à travers l’appareil du PCC, selon le politiste Arturo López-Levy. Il ne semble pas rationnel que Raúl Castro aille dénicher un nouveau dirigeant à ce stade. » De même, Alzugaray estime que M. Díaz-Canel « représente le candidat le plus probable, mais aussi le plus commode. Je ne crois pas que la plupart des autres dirigeants actuels aient une grande expérience du pouvoir ».

Ingénieur en électricité, M. Díaz-Canel est tombé dans la marmite politique dès l’adolescence, avant de parcourir tous les échelons, de l’Union des jeunes communistes jusqu’à la direction du PCC dans la province de Villa Clara en 1994, pendant la pire crise économique, connue sous le nom de « période spéciale » (2). L’éloignement du pouvoir central et l’impossibilité de recevoir l’aide de La Havane l’ont conduit à développer un style propre qui a marqué son mandat. Son image faisait beaucoup jaser à l’époque : il se déplaçait à vélo, portait les cheveux longs et le short, comme les jeunes de son âge. Cela pourrait sembler sans importance, mais, dans un pays où tous les dirigeants portent l’uniforme ou la guayabera, la chemise traditionnelle de la Caraïbe élevée au rang de vêtement formel à Cuba, la décontraction de sa tenue annonçait une vision un brin différente. Des années plus tard, il devient le premier homme politique à utiliser un ordinateur lors d’une réunion du Conseil des ministres, au cours de laquelle tout le monde écrit dans des carnets, à l’instar de Fidel Castro.

Sa gestion de Villa Clara a pris le contrepied de certaines politiques officielles. Il y a permis le développement d’un mouvement rock important, alors que, ailleurs, ce type de musique était associé à l’empire américain. Il a autorisé les festivals de tatouage, dans un pays où les tatoueurs continuent d’exercer dans l’illégalité. Pendant son mandat, la province est devenue une oasis de diversité, symbolisée par El Mejunje, le premier centre culturel régenté par la communauté LGBTI (lesbienne, gay, bisexuelle, trans ou intersexe) et point de ralliement des jeunes rockeurs, des anciens qui viennent écouter des boléros et des comédiens travestis. Ce lieu, où les personnes séropositives bénéficient de la gratuité, abrite également une discothèque gay et propose une programmation jeunesse le dimanche.

En 2003, M. Díaz-Canel est envoyé dans la province de Holguín avec la délicate mission de remettre de l’ordre dans le PCC et le gouvernement local, rongés par la corruption et l’inefficacité. À mi-mandat, il doit de surcroît répondre aux dévastations provoquées par le passage d’un violent ouragan qui détruit une grande partie des ressources de la région. Son bilan convainc : la même année, il accède au bureau politique du PCC, l’instance de pouvoir la plus élevée sur l’île.

Nommé ministre de l’éducation supérieure devant un drapeau révolutionnaire, M. Díaz Canel occupe en 2009 son premier poste au gouvernement à l’échelle nationale. Sa mission ? Désengorger les universités pour les mettre en phase avec les nécessités (et les possibilités) de l’économie. Sous Fidel Castro, 1,2 million d’étudiants ont obtenu un diplôme universitaire, sans néanmoins tous trouver un emploi correspondant à leurs qualifications. Le niveau des techniciens moyens a alors dégringolé, et beaucoup de métiers ont presque disparu : ici, on trouve plus facilement un physicien nucléaire ou un mathématicien-cybernéticien qu’un bon plombier.

Finalement, le 24 février 2013, M. Raúl Castro propose M. Díaz Canel au poste de premier vice-président, assurant que « ce n’est pas un arriviste choisi au hasard. Sa trajectoire a commencé il y a trente ans, en bas de l’échelle ». Il vient alors remplacer M. José Ramón Machado Ventura, le membre le plus actif de la vieille garde. Cette nomination le place en position de favori pour l’élection présidentielle du 19 avril 2018.

Mais le nouveau gouvernement devra nécessairement travailler en équipe. « Ni le charisme ni le passé héroïque ne se transmettent, souligne López-Levy. Le système politique devra revoir ses attentes à la baisse et changer une culture habituée à célébrer des dirigeants héroïques ou charismatiques, pour mettre en place une situation où l’on distribuera la gestion et les mérites de manière plus collective. » En somme, plus de figure unique qui se démarque des autres, mais des « pairs » qui se partagent le pouvoir.

La prochaine équipe devrait d’ailleurs réunir certains noms familiers : ceux d’hommes politiques qui détiennent le même portefeuille depuis des années, comme les ministres de la culture, du tourisme, des relations extérieures, de l’économie et de la santé publique. Ce dernier secteur compte beaucoup à Cuba du fait de ses réussites : une espérance de vie de plus de 79 ans et une mortalité infantile de 4 pour mille, c’est-à-dire proche de la moyenne européenne. Mais la santé représente aussi un enjeu économique vital pour les cinquante mille professionnels du secteur qui travaillent dans 63 pays et rapportent 80 % du revenu national.

Le colonel Alejandro Castro Espín, fils de M. Raúl Castro et chef opérationnel de la commission de défense et de sécurité nationale, jouera un rôle crucial dans la stabilité du nouveau gouvernement. « La police est le secteur le plus dur ; les forces armées restent la garantie suprême contre toute attaque visant Cuba », précise Morales. Le colonel Castro Espín, âgé de 50 ans, fait partie du ministère de l’intérieur. Spécialiste de l’espionnage et du contre-espionnage, il a participé à la guerre d’Angola. La confiance que le président voue à son fils unique lui a valu de faire partie de la délégation qui a négocié l’ouverture avec Washington sous le deuxième mandat de M. Barack Obama.

Pendant quelques années — juste assez pour consolider son pouvoir s’il l’emploie à bon escient —, le nouveau gouvernement bénéficiera du soutien de la génération « historique », qui occupe le bureau politique et le comité central du PCC. Les membres de la vieille garde, même les plus hostiles aux réformes, seront sans doute tentés de passer outre leurs divergences pour donner la priorité à l’« unité » interne afin de protéger ce que la révolution a accompli, dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la culture, du sport et de la souveraineté nationale — une gageure pour une petite île située au large d’une grande puissance mondiale.

Les principaux défis du nouveau gouvernement seront d’ordre économique : « Dans l’immédiat, il devra gérer une crise économique et financière dont on ne voit pas le bout et qui menace de s’aggraver en raison de l’affaiblissement irréversible des liens commerciaux avec le Venezuela, explique Pavel Vidal. Il faudra approfondir le processus de réformes en surmontant les forces internes hostiles au changement. » López-Levy croit aussi que l’aspect économique sera essentiel, car « la nouvelle gouvernance dépendra plus d’une légitimité de gestion, mesurée par des paramètres comme la stabilité sociale, la sécurité publique, la croissance économique et le bien-être de la population ».

Le ministre de l’extérieur cubain, M. Bruno Rodríguez Parrilla, rappelle que les anciens guérilleros de la Sierra Maestra resteront actifs depuis le Parti communiste : « Les “historiques” seront de notre côté. » Pour le chancelier, « le principal, c’est de maintenir l’unité et la continuité autour des caractéristiques particulières de notre programme et de notre socialisme ».

Les élections

Lors de la première étape des élections, « les habitants nomment eux-mêmes les candidats qui les représenteront au niveau municipal », nous explique M. Leonel del Pozo, porte-parole de la municipalité du Diez de Octubre à La Havane. Cette nomination se fait à main levée, chacun expliquant les raisons de la proposition qu’il formule. Quelques jours plus tard, lors d’un scrutin populaire, on élit les délégués municipaux parmi ces candidats.

Les commissions de candidature, composées de représentants des organisations populaires comme les Comités de défense de la révolution, la Fédération des femmes ou celle de la jeunesse, élaborent des listes pour des délégués provinciaux et les députés nationaux. La moitié des candidats de ces listes devront être des délégués élus dans les quartiers, tandis que l’autre moitié sont des personnages publics : sportifs, scientifiques, artistes, etc. Une fois ces listes établies, les Cubains retournent aux urnes pour ratifier ou rejeter les candidats nommés pour leur région. À chaque scrutin, il arrive dans certaines régions que les électeurs votent une deuxième fois lorsqu’un candidat n’a pas obtenu la majorité des voix.

Les six cents députés ainsi élus entrent au Parlement et choisissent — à bulletin secret — le nouveau président du Conseil d’État, c’est-à-dire le chef du pouvoir exécutif. Le PCC ne présente directement pas de candidat, mais son influence s’exerce néanmoins, de sorte que 90 % des députés en sont membres, tandis que, lors des nominations populaires de quartier, les militants communistes obtiennent environ 57 % des postes, comme dans la municipalité du Diez de Octubre.

Les représentants municipaux et provinciaux, ainsi que les députés, ne sont pas des politiciens de profession : ils ne perçoivent pas de salaire pour accomplir leur mission.

Fernando Ravsberg
Journaliste, La Havane (Cuba).
(1) Lire Renaud Lambert, « Cuba veut le marché… sans le capitalisme », Le Monde diplomatique, octobre 2017.
(2) Lire « Cuba, ouragan sur le siècle », Manière de voir, n° 155, octobre-novembre 2017.


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